TÉMOIGNAGE | Au quartier, les émotions c'est tabou

  • l’année dernière
Autour d'Abdenour, on se confie rarement sur ses problèmes quand on est un homme. Pour rester viril, pas question d'exprimer ses émotions.
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Journalistes vidéo : Léa Ciesco et Paul Ricaud
Musique : Kiala Ogawa
Transcript
00:00 Un homme au quartier, c'est un homme, mais un homme viril.
00:03 L'homme viril, c'est un homme qui ne parle pas, qui est silencieux, qui ne parle pas
00:07 de ses émotions, interdit que l'on parle de ses émotions.
00:10 Je m'appelle Abdelnour, j'ai 18 ans, je suis lycéen et j'habite à Paris dans le 18ème arrondissement.
00:19 Chez moi, c'est tabou de parler de ses émotions, genre on ne peut pas.
00:24 Dans les quartiers, il y a beaucoup à se dire "ouais, c'est moi le plus fort".
00:28 Même par rapport aux autres quartiers, entre quartiers, on se dit "ouais, c'est nous les
00:31 plus forts, c'est nous les plus forts".
00:33 Et ça crée des gens agressifs, des gens violents, etc.
00:38 C'est difficile de parler de ses émotions quand tous les jours on se bat, etc.
00:43 Quand tous les jours on s'insulte, quand des fois il y a des morts, etc.
00:48 C'est difficile de parler de ses émotions, c'est difficile de s'ouvrir aux gens.
00:51 Si on n'arrive pas à s'ouvrir au quartier d'à côté, c'est difficile de s'ouvrir
00:54 aux premiers venus, de dire ce qui se passe.
00:57 Comme l'exemple de mon pote qui ne disait rien.
00:58 Je l'ai croisé et j'ai vu qu'il y avait les larmes aux yeux et qu'il pleurait.
01:04 Je lui ai dit "qu'est-ce qu'il y a ?" Il me disait "non, il n'y a rien".
01:07 Je lui ai dit "mais qu'est-ce qu'il y a ? Explique-moi".
01:08 Il me disait "non, il n'y a rien".
01:09 Et à la troisième fois, je lui ai dit "qu'est-ce qu'il y a ? Explique-moi".
01:12 Il a commencé à péter un câble.
01:15 Il m'a dit "laisse-moi tranquille", etc.
01:17 Après, quand il s'est calmé un peu, il m'a expliqué qu'il avait des problèmes
01:19 familiaux, des vrais problèmes familiaux de fou.
01:23 Et qu'en fait, il en avait marre.
01:26 Du coup, il a explosé.
01:27 Dans la musique, dans le rap français, on fait beaucoup l'apologie de la violence,
01:31 l'apologie de la haine.
01:32 Et en fait, il y a eu une grande influence sur ma jeunesse.
01:38 On écoutait beaucoup de musique et quand on se battait, on réfléchissait aux paroles,
01:42 etc.
01:43 Même quand on ne se battait pas, on vivait avec la musique.
01:44 Ça veut dire qu'on était constamment dans la haine, constamment dans la violence,
01:48 même sans s'en rendre compte.
01:49 Pour moi, c'était normal.
01:50 Après, je suis parti au foyer.
01:52 Et en fait, au foyer, il y avait des gens de cultures différentes, qui avaient grandi
01:58 différemment, avec des éducations différentes.
02:00 Et en fait, je les voyais se confier, etc.
02:04 Je les voyais parler aux éducateurs, je les voyais parler aux gens, je les voyais dès
02:08 le premier problème parler, etc.
02:09 Je me suis dit "mais comment ils font ? Comment ils font pour s'exprimer ? Comment ils font
02:13 pour parler, etc.
02:14 Moi, je n'ai jamais fait ça.
02:15 Et moi, j'avais un blocage avec ça, en fait.
02:16 Quand je parlais, je n'arrivais pas à continuer ma phrase, quand c'était ma vie personnelle.
02:20 Et là, j'ai commencé à un peu parler, etc. avec les gens, m'ouvrir un peu, s'intéresser
02:25 à eux.
02:26 Et ça m'intéressant à eux, qu'eux, ils ont pu s'intéresser à moi, puis ils ont
02:29 pu creuser, etc.
02:30 Moi, en fait, quand je suis sorti du foyer, que je me battais, je ne me reconnaissais
02:34 pas, en fait.
02:35 J'avais eu un changement.
02:36 Je ne me reconnaissais pas.
02:37 Quand je tapais les gens, je me disais "mais je peux parler autrement, en fait.
02:41 Je peux aller voir la personne et lui parler.
02:43 Ce n'est pas la peine de la frapper, de la mettre en sang, etc.
02:46 Je me suis bagarré avec quelqu'un et tout.
02:49 Et en fait, je l'avais tapé et tout.
02:51 Je l'avais tapé.
02:52 Et en fait, quand je l'ai tapé, je me suis dit "mais ce n'est pas moi, en fait.
02:56 Ce n'est pas moi.
02:57 C'est quelqu'un d'autre.
02:58 Je suis rentré chez moi.
03:00 J'avais de la pitié.
03:01 Et quand je demandais aux autres "est-ce que vous avez de la pitié, vous ?", ils me
03:05 disaient "ben non, ben non".
03:07 Alors que moi, j'en avais.
03:09 Et je me suis dit que c'est moi qui ne suis pas à ma place.
03:11 Chez moi, ils ont beaucoup ce discours comme quoi ils ne feraient jamais confiance à une
03:14 femme.
03:15 Ils voudraient jamais aimer une femme.
03:17 Ils se font tout seul, comme ils disent.
03:18 Et moi, je trouve que c'est des conneries.
03:20 Tu peux te faire tout seul et tu peux avoir une femme qui t'aime, etc.
03:24 Et même, tu as besoin d'être aimé par quelqu'un.
03:26 C'est obligé.
03:27 Ça m'avait énervé parce que toute l'année, ils s'affichent comme des gens sans émotions,
03:34 sans sentiments et tout.
03:35 Et là, vas-y, je leur ai dit arrêtez.
03:37 Ça y est, c'est du cinéma.
03:39 Aujourd'hui, j'ai 18 ans, mais il y a encore des traces du passé.
03:42 Quand je parle, je me retiens.
03:44 Je n'ai pas envie qu'on me dise telle ou telle chose, que je suis fragile ou pas.
03:49 Alors qu'en vrai, c'est normal de parler comme ça.
03:51 Quand on est dans un carcher comme ça, on est vraiment bloqué si on n'a pas l'occasion
03:54 de sortir, de regarder un peu ce qui se passe dehors.
03:57 Et en fait, il y a des gens qui vivent comme ça toute leur vie.
03:59 Ils vivent comme ça toute leur vie.
04:01 Et puis voilà, ils n'arrivent pas à parler.
04:02 Et au final, ils se retrouvent tristes toute leur vie.
04:05 [Musique]

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