Penser la violence, avec Frédéric Worms – Brut philo

  • l’année dernière
"Je suis là pour essayer de réfléchir avec vous sur la violence parmi les êtres humains…"

BRUT PHILO. Violences policières, Sainte-Soline, manifs… On en est où de notre rapport à la violence en 2023 ? On a posé la question au philosophe Frédéric Worms, directeur de l'École normale supérieure.

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Transcript
00:00 Le paradoxe, c'est que la dénonciation de la violence croit en effet avec les moyens
00:07 de s'y opposer.
00:08 Donc plus on a de moyens de s'y opposer, plus on conteste la violence, y compris de
00:12 l'État, donc les abus.
00:13 On trouvera toujours de la violence supplémentaire, par exemple des violences des hommes sur les
00:19 femmes, des policiers quand ils abusent.
00:21 Il y a toujours des abus entre les humains et on progresse dans la lutte contre la violence.
00:27 Mais cette augmentation de la dénonciation, cette augmentation de sensibilité à la violence,
00:35 et on a raison de la défendre, est un progrès paradoxal.
00:38 Ce dont il faut se souvenir, c'est que dans les sociétés les plus violentes, dans les
00:44 dictatures, dans les tyrannies, c'est si violent que vous n'avez même pas le droit
00:48 de dénoncer la violence.
00:49 Et donc quand une société est parfaitement calme, quand il n'y a pas de contestation,
00:54 méfiez-vous, c'est un mauvais signe, ça veut dire que le pouvoir règne, le silence
00:58 règne.
00:59 Il y a ce qu'on appelle l'oppression.
01:00 L'oppression, c'est quand vous n'êtes même pas capable, vous n'avez pas le droit
01:04 de descendre dans la rue et parfois même vous ne pouvez même plus ressentir la violence.
01:08 Je m'appelle Frédéric Worms, je suis professeur de philosophie.
01:11 Je suis là pour essayer de réfléchir avec vous sur la violence parmi les êtres humains.
01:16 Je pense qu'il faut appeler tout de suite violence l'acte de vouloir détruire intentionnellement
01:25 par la force, faire usage de la force pour détruire un autre être humain qui veut s'en
01:30 prendre à nous ou qu'on considère comme une menace pour nous.
01:34 Les théoriciens qu'on appelle du contrat social ont élaboré une théorie qui reste
01:40 en partie vraie, que par exemple une constitution dans les états démocratiques vient un peu
01:44 incarner dans l'idée que pour sortir de ce cycle, les humains décident de transférer
01:50 l'usage de la force contre les dangers à une autorité commune.
01:54 Et cette autorité, on l'appelle l'État.
01:56 Nous transférons notre droit de nous défendre à une seule entité pour éviter que notre
02:00 droit de nous défendre conduise à la guerre de tous contre tous.
02:03 L'État est investi du droit de chacun de se défendre et du coup son usage de la force
02:08 devient légitime et cesse d'être violent par ce contrat, par cet acte que nous signons,
02:13 même si c'est une fiction, mais dans la constitution d'un État démocratique, on
02:17 considère que tous les citoyens ont accepté par un vote initial de transférer cet usage
02:22 de la force pour empêcher la guerre à une autorité qui devient ainsi légitime.
02:27 C'est pourquoi certains philosophes disent que l'État a ce qu'on appelle le monopole
02:32 de la violence légitime.
02:33 Mais évidemment il y a là un risque, parce que l'État lui-même, comme toutes les
02:37 choses humaines, peut devenir violent, c'est-à-dire se servir de ceux qui doivent nous protéger
02:42 pour nous détruire.
02:44 Et donc aujourd'hui par exemple on parle même de violence policière, parfois en notant
02:49 donc qu'il peut y avoir un abus où l'usage légitime de la force peut redevenir illégitime,
02:55 disproportionné.
02:56 Le mot violence policière qui nous heurte, pourquoi est-ce qu'il nous heurte ? Parce
03:00 que justement la police est là pour empêcher la violence et pour un usage cadré de la
03:05 force.
03:06 Mais évidemment ça peut déborder comme partout.
03:08 Il faut donc que l'État démocratique soit pas seulement doté d'un droit absolu à
03:13 l'usage de la force, mais aussi d'une instance qui contrôle l'usage de la force.
03:19 Et au fond, je crois profondément que c'est dans cette invention, non seulement du pouvoir
03:24 mais du contre-pouvoir, qu'on a les réponses, toujours imparfaites, mais j'allais dire
03:30 les moins mauvaises possibles, aux problèmes terribles, des violences entre les humains
03:34 à tous les niveaux.
03:36 Mais qui détermine quand il y a violence ? Parce que quelqu'un peut exercer une violence
03:39 sur un autre sans forcément s'en rendre compte et juger lui-même qu'il n'exerce
03:43 pas de violence alors que la victime de la violence parlera elle de violence.
03:46 Qui dit qu'il y a violence ? C'est une excellente question.
03:49 Je pense qu'il y a heureusement parmi les humains, je dirais, deux sources de dénonciation
03:57 et de légitimité de la violence.
03:58 La première, ça reste le sentiment intime, ce que j'appelle moi le sentiment de violation.
04:03 Le sentiment que notre existence est menacée, notre existence physique mais aussi notre
04:08 existence subjective, notre moi, le fait que l'autre ne nous laisse plus de place.
04:12 Mais évidemment c'est très trompeur et surtout ça peut être manipulé.
04:15 Donc il faut se méfier parce qu'il y a une telle force dans ce sentiment de violence
04:20 qu'il est instrumentalisé par tout le monde.
04:22 Tout le monde vous dit "il y a un ennemi qui vous en veut", tout le monde vous dit
04:26 "défendez-vous, vous êtes menacé, vous êtes agressé".
04:28 Donc il y a une idéologisation de la violence.
04:32 Donc il faut beaucoup se méfier.
04:33 Donc on a une deuxième source, heureusement, de dénonciation de la violence et c'est le
04:38 droit, la loi.
04:40 En fait, on a tort de dire que l'État c'est seulement la concentration de la violence.
04:44 L'État c'est surtout un cadre, c'est des règles, c'est justement un endroit où on
04:48 va dénoncer la violence.
04:49 C'est pourquoi on va porter plainte aujourd'hui.
04:51 Vous avez un sentiment d'injustice, vous allez porter plainte.
04:54 Il faut donc des institutions.
04:56 Je crois qu'il faut aussi lutter contre un troisième danger qui est l'idée qu'un excès
05:02 ponctuel, même extrêmement grave, qui doit être puni très fermement, implique que tout
05:07 l'État par exemple est devenu violent.
05:09 Je crois qu'on n'en est pas là en France, les cadres tiennent, il faut être vigilant,
05:14 mais malgré tout la généralisation, dire parce qu'il y a eu un cas par exemple, je
05:18 prends un autre exemple, un gynécologue qui a violé une de ses patientes, ça n'implique
05:23 évidemment pas que tous les médecins sont violents ou violeurs.
05:26 Donc il faut faire attention à défendre d'abord les cadres généraux qui sont le
05:34 seul rempart contre la violence.
05:37 On doit donc effectivement lutter contre les abus qui sont possibles, ne pas dire comme
05:42 si la police était toujours non-violente et inversement ça vaut pour tout le monde,
05:48 mais vraiment lutter avec des cadres et pas non plus dans un cycle infernal et en se disant
05:53 voilà l'État en France est devenu violent en général, ce qui est heureusement faux
05:59 même si les risques sont vrais.
06:01 Est-ce qu'il n'y a pas une dimension générationnelle ? Par exemple je pense à la question du harcèlement
06:06 qui est sans doute plus évoqué aujourd'hui que par le passé et vécu comme une violence,
06:10 ou le terme féminicide qu'on utilise beaucoup plus aujourd'hui qu'auparavant.
06:14 Est-ce que cette dimension générationnelle existe pour vous dans la pensée de la violence ?
06:18 Oui il y a des dimensions générationnelles, je pense que les générations des jeunes
06:23 d'aujourd'hui font face à la fois des régressions terribles, des retours de violences
06:30 archaïques et des progrès paradoxaux dans la dénonciation de violences qui autrefois
06:36 étaient acceptées.
06:37 Dans les régressions terribles par exemple il y a les attentats terroristes ou bien le
06:42 retour de la guerre ou bien le retour du racisme.
06:45 Et là c'est terrible parce que c'est vrai que pour ma génération par exemple, on croyait
06:50 que c'était dépassé.
06:51 Donc de voir revenir la guerre, de voir revenir la revendication raciste, de voir revenir
06:57 des attentats meurtriers, y compris au terrasse des cafés ou ailleurs, c'est profondément
07:04 le retour de la violence archaïque, de la violence primitive.
07:08 Mais d'un autre côté, on dénonce en effet des violences que les autres générations
07:12 avaient tolérées.
07:13 Moi-même quand j'ai vu venir de nouveau la violence sexiste, je disais "mais non,
07:18 c'est fini, mais pas du tout".
07:20 Ma fille me disait "mais à chaque fois que je sors dans la rue, quelqu'un me fait
07:23 une remarque".
07:24 Voilà le féminicide, évidemment que c'est un terme nécessaire, ça n'est pas juste
07:28 un homicide en général, c'est le résultat de la violence des hommes contre les femmes,
07:33 c'est la pointe extrême de cette violence qu'il faut dénoncer.
07:37 Le fait de la dénoncer est un progrès moral, un progrès politique, et on espère que ça
07:41 va permettre d'empêcher ces formes de violence.
07:44 Il y a aussi une dimension qui m'apparaît nouvelle, c'est le fait qu'on parle moins
07:48 désormais de "la violence" que de "les violences".
07:53 Alors, c'est vrai qu'il faut parler des violences.
08:00 En principe, il faudrait mettre ce mot au pluriel et regarder au cas par cas, relation
08:05 par relation.
08:06 Donc il y a la violence, par exemple, dans la relation de pouvoir dans une société,
08:11 c'est la violence politique, il y a la question de la violence intime, de la violence domestique,
08:16 il y a la question de la violence internationale.
08:18 Donc il faudrait distinguer.
08:20 Mais en même temps, il faut se souvenir que la violence au singulier reste une menace
08:25 constante parce qu'elle peut déborder.
08:27 Tout ça, pourquoi ? Parce que nous sommes des êtres vivants et qu'au fond, le sous-bassement,
08:35 ce qui est sous-jacent à notre peur de la violence et à notre propre risque de devenir
08:40 violent, c'est la lutte contre la mort.
08:42 C'est le fait qu'une menace vitale, soudaine, peut mener à la violence tout court, au fait
08:47 de vouloir tout détruire.
08:48 C'est le fait que cette peur, ce sentiment d'être menacé peut devenir une motivation
08:54 presque unique.
08:55 Est-ce que c'est fou d'imaginer une société sans violence ?
08:58 Imaginer une société sans violence, d'abord il faut le souligner, c'est possible.
09:04 Mais ce n'est pas une société sans conflits.
09:06 On doit lutter pour une société non-violente, mais une société qui pour autant ne dénie
09:12 pas les conflits, parce que les conflits sont là.
09:14 Et quelqu'un qui dit non-violence au sens "aimez-vous les uns les autres", c'est
09:18 une posture mystique décisive, très importante.
09:21 Malgré tout, il faut quand même dire "oui, il faut une société non-violente, mais qui
09:25 reconnaisse qu'il y a toujours des risques de conflits".
09:28 [Explosion]
09:29 [SILENCE]

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