Yann Le Cun, directeur du laboratoire d’Intelligence Artificielle de Meta, professeur d’informatique et de neurosciences à l’université de New York, auteur de Quand la machine apprend. "La révolution des neurones artificiels et de l’apprentissage profond" (Odile Jacob), est l'invité de 7h50. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-12-avril-2023-4764350
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00:00 Bonjour Yann Lequin ! Bonjour ! Merci d'être avec nous ce matin.
00:03 Vous êtes l'un des hommes clés de l'invention de l'intelligence artificielle dans le monde.
00:07 Vous êtes français mais vous viviez aux États-Unis depuis 30 ans.
00:09 Vous vous avez enseigné à la New York University et au Collège de France.
00:13 Vous êtes le chef de l'intelligence artificielle de Meta, la maison mère de Facebook,
00:17 où vous dirigez le laboratoire de recherche de l'intelligence artificielle.
00:21 Ça c'est pour le CV.
00:22 Je rajoute que vous avez aussi gagné le prestigieux prix Turing en 2018,
00:26 considéré comme le Nobel de l'informatique.
00:28 Alors on est très content de vous avoir sur Inter ce matin pour cette journée spéciale.
00:32 D'abord dites-nous comment le jeune étudiant, le jeune Thésard à l'université Pierre et Marie Curie
00:37 que vous étiez dans les années 80, a été attiré par le pouvoir des machines,
00:41 par leur intelligence, par les balbutiements de ce qui sera l'intelligence artificielle ?
00:46 Pour moi le mystère de l'intelligence est une des grandes questions scientifiques du moment.
00:52 Et puis j'avais un petit peu la fibre de l'ingénieur.
00:56 Donc la logique, c'est effectivement d'essayer de construire des machines qui sont intelligentes
01:01 pour essayer de comprendre l'intelligence en général, l'intelligence humaine, l'intelligence animale,
01:06 et peut-être faire des machines intelligentes.
01:07 Peut-être. C'est en tout cas ce que vous avez fait de plus en plus,
01:10 puisqu'on pourrait dire que votre carrière se confond avec l'évolution de l'intelligence artificielle.
01:14 Vous aviez commencé par inventer une machine capable de scanner les chèques dans les années 90.
01:19 Après des ratages, vous dites j'ai eu plusieurs ratages.
01:21 Et puis ensuite vous avez mis au point le deep learning, l'apprentissage automatique profond,
01:27 au début des années 2010, qui va révolutionner le monde de la tech et faire exploser l'intelligence artificielle.
01:33 Est-ce que vous pouvez nous expliquer, pour ceux qui en doutent,
01:36 quels sont les effets bénéfiques de l'intelligence artificielle aujourd'hui dans de nombreux domaines,
01:40 et notamment dans la médecine et par exemple pour la sécurité routière ?
01:44 En quoi les systèmes de véhicules autonomes ou les diagnostics réalisés sur les IRM
01:48 permettent déjà de sauver des vies ?
01:50 Oui, alors toutes les voitures qui sortent en Europe aujourd'hui,
01:55 grâce à une loi européenne,
01:57 doivent avoir un système automatique de détection à l'avance de collisions.
02:02 Ça s'appelle AEBS, Automatic Emergency Braking System en anglais.
02:07 Ce sont ces systèmes qui permettent à la voiture de freiner automatiquement
02:11 si un piéton traverse devant vous et que vous n'avez pas eu le temps de réagir.
02:14 Ça sauve des vies, ça réduit les collisions d'environ 40%.
02:19 Donc ça c'est une application très concrète,
02:22 mais il y a des applications du même genre de technologies,
02:26 c'est-à-dire ce qu'on appelle la vision par ordinateur, la reconnaissance des formes,
02:30 qui sont basées dans une très large part sur une de mes inventions
02:36 à la fin des années 80, au début des années 90,
02:38 qui s'appelle les réseaux convolutifs.
02:40 Et on voit ça sur nos téléphones portables,
02:44 des systèmes qui identifient une espèce de plante à partir d'une photo de la feuille,
02:53 des choses comme ça.
02:53 Donc tout ce qui concerne la reconnaissance d'images
02:55 a fait d'énormes progrès depuis une dizaine d'années,
02:58 bien que les techniques de base remontent à la fin des années 80, au début des années 90.
03:04 C'est que récemment, on a eu assez de données pour les entraîner
03:07 et d'ordinateurs assez puissants pour les faire tourner.
03:10 Et sur la santé, la médecine ?
03:11 Sur la santé, il y a beaucoup d'applications en ce moment qui sont testées
03:16 et partiellement déployées, parce que bien sûr, ça prend du temps
03:19 avant de mettre sur le marché des systèmes qui vont avoir à voir avec la santé.
03:23 Mais des systèmes d'identification, de détection, par exemple de tumeurs
03:27 dans les mammographies, des systèmes qui permettent d'accélérer la collection de données
03:34 quand on passe une ERM, c'est-à-dire au lieu d'être allongé
03:38 dans une machine bruyante pendant 40 minutes, on peut réduire ça à une dizaine de minutes
03:44 avec un système qui produit une image de même qualité que si on avait passé les 40 minutes
03:49 grâce au progrès du deep learning.
03:54 C'est maintenant réalisé par tous les grands constructeurs.
03:57 En fait, ce sont des technologies qui ont été développées en collaboration
04:00 par FAIR, qui est le laboratoire de recherche en IA de Meta,
04:05 et par New York University, l'université où j'enseigne.
04:09 C'est un énorme sujet à l'heure actuelle, l'imagerie médicale assistée par ordinateur,
04:14 et puis en plus de ça, beaucoup de promesses, pour l'instant que des promesses,
04:19 mais beaucoup de promesses dans le domaine de la découverte de nouveaux médicaments,
04:24 grâce à l'utilisation de l'intelligence artificielle pour par exemple
04:28 prédire la conformation des protéines et savoir comment faire la conception d'une molécule
04:36 qui va se coller à un endroit particulier sur une protéine et avoir un effet biologique.
04:41 Vous dites que l'intelligence artificielle va vraiment entrer dans nos vies quotidiennes,
04:45 dans un avenir plus ou moins lointain, sous la forme d'assistants virtuels
04:49 qui seront d'abord dans nos smartphones et qui peut-être un jour seront dans d'autres objets du quotidien,
04:53 comme les lunettes par exemple.
04:55 En quoi ce monde virtuel, qui viendra se superposer au monde réel, sera-t-il un progrès à vos yeux ?
05:01 Pour beaucoup de gens, ça peut sembler terrifiant, on peut se dire que le monde virtuel
05:05 remplacera le monde réel et que la machine voudra dominer l'humain. Qu'est-ce que vous répondez à ça ?
05:10 La première chose, c'est peut-être qu'on peut se poser la question,
05:13 est-ce qu'un jour il y aura des machines qui sont aussi intelligentes que les humains
05:17 dans tous les domaines où les humains sont intelligents ?
05:19 Et la réponse à ça est absolument oui, il n'y a aucun doute là-dessus.
05:23 Est-ce que c'est déjà le cas ?
05:24 Non, ce n'est pas le cas. On en est encore assez loin.
05:26 Malgré les progrès récents et les systèmes de dialogue comme ChatGPT, etc.,
05:33 qui sont devenus disponibles dans le public, on a l'impression que ces systèmes sont intelligents,
05:37 mais en fait, ils n'ont pas le type d'intelligence qu'on constate chez les humains.
05:42 Donc, ils sont très capables de manipuler la langue et ça nous donne l'impression qu'ils sont intelligents.
05:47 Mais en fait, c'est une intelligence très superficielle, je dirais.
05:52 Mais vous dites qu'à terme, la machine sera supérieurement intelligente à l'intelligence humaine.
05:57 Oui, ça ne fait aucun doute.
05:58 Alors maintenant, la question est de savoir quelles vont être les conséquences là-dessus sur la société, etc.
06:05 Est-ce que c'est potentiellement bénéfique ? La réponse est oui.
06:10 Est-ce que c'est potentiellement dangereux ? Probablement.
06:12 Alors, est-ce qu'il faut en avoir peur ? Non.
06:15 En le sens que l'intelligence artificielle est un moyen d'amplifier l'intelligence humaine,
06:21 de même que les machines sont un moyen d'amplifier la force physique, si vous voulez.
06:26 Et il ne faut pas avoir peur de l'intelligence artificielle,
06:29 il faut le voir au contraire comme une certaine nouvelle renaissance,
06:33 peut-être un nouveau départ, possiblement, pour l'humanité,
06:36 parce que le progrès de l'humanité est limité par l'intelligence de l'humain.
06:42 Vous dites ça et pourtant, ça fait peur quand même, l'intelligence artificielle aujourd'hui,
06:47 surtout quand on apprend par exemple que la banque d'affaires Goldman Sachs annonce
06:51 que l'intelligence artificielle pourrait menacer jusqu'à 300 millions d'emplois dans le monde.
06:55 Vous répondez quoi ? Il faut raison garder ou bien, oui c'est vrai,
06:59 un jour les robots vont remplacer les humains et vont travailler à notre place, un jour peut-être.
07:04 Mon assistant virtuel vous posera les questions et votre assistant virtuel me répondra dans cette interview.
07:09 Cette histoire que la technologie déplace des métiers,
07:12 c'est vrai depuis le départ du développement technologique, depuis des millénaires,
07:21 et a fortiori depuis la révolution industrielle à la fin du 19e siècle.
07:26 Par exemple, à la fin du 19e siècle, la plupart de la population française
07:31 travaillait à la production de nourriture, dans les champs, dans les fermes, etc.
07:36 Maintenant, c'est entre 1 et 2 % de la population.
07:38 Donc il y a un déplacement des métiers dû au progrès technologique.
07:43 On peut essayer de se projeter 20 ans en arrière, pour ceux d'entre nous qui sont assez vieux,
07:48 et se poser la question, mais que voulait dire à cette époque être YouTuber ou être influenceur sur Instagram ?
07:54 Ce sont des métiers qui n'existaient pas.
07:56 La technologie crée de nouveaux métiers et en supprime d'autres, bien sûr.
08:01 Mais 300 millions d'emplois supprimés dans le monde à terme, c'est colossal quand même, non ?
08:05 Donc la question c'est, en combien de temps ?
08:07 C'est-à-dire, est-ce que la transition se va faire extrêmement rapidement ?
08:10 Ou est-ce qu'elle va se faire à un rythme qui va permettre aux gens de se reformer,
08:15 de se réentraîner aux nouvelles technologies ?
08:17 On a vu ça aussi avec l'avènement de l'Internet, avec l'avènement des ordinateurs, etc.
08:24 Tout un tas de métiers des années 60-70 qui n'existent plus à cause du progrès de la technologie.
08:31 Donc ce n'est pas un nouveau phénomène.
08:33 L'IA n'est pas qualitativement différent des autres transformations technologiques.
08:42 Et ce que les économistes nous disent, c'est que la rapidité avec laquelle une technologie entre
08:47 et pénètre la société, et l'économie en particulier,
08:52 est limitée en fait par la capacité des gens à apprendre à l'utiliser.
08:56 Ça a été vrai pour l'ordinateur.
08:58 Et en général, ça prend 10 ou 20 ans, plutôt 20 ans.
09:01 La chose la plus importante, c'est de savoir si on est jeune, quel genre d'études faire.
09:05 Si on est moins jeune, est-ce qu'on doit se reformer et utiliser les nouvelles technologies ?
09:11 Pour la question que vous posez sur les jeunes, quelles études faire ?
09:13 Quelle est votre réponse quand on vous pose la question ?
09:16 Alors plusieurs choses.
09:17 La connaissance, pour ce qui concerne les métiers scientifiques ou techniques,
09:25 ne vont pas disparaître, même si on a des machines qui peuvent nous aider à écrire des programmes
09:29 plus rapidement par exemple, qui existent déjà, ou faire de l'aide au design.
09:34 Ce que ces machines vont permettre, c'est à une catégorie plus large de personnes d'être créatifs,
09:41 au niveau artistique ou technique.
09:45 Et donc il va y avoir une espèce de démocratisation de la création.
09:48 Mais les métiers de la création, qu'elles soient artistiques, littéraires, scientifiques ou techniques,
09:56 ne vont pas disparaître. Simplement, plus de gens vont être capables de créer, musicales, etc.
10:03 Yann Lequin, il y a une autre critique qui revient souvent,
10:05 c'est la peur que l'intelligence artificielle ne devienne un outil antidémocratie.
10:10 On l'a vu ces derniers jours avec ces images, ces vidéos, ces textes qui semblent vrais,
10:17 alors que ce sont de fausses informations, des désinformations, des manipulations.
10:21 Les fausses images du pape en doudoune blanche, de Charles III et de Camillia en éboueur,
10:25 ou de Donald Trump arrêté, ça avait l'air vrai, ce n'était pas vrai, c'était de l'intelligence artificielle.
10:32 Comment on lutte contre cela ?
10:34 Est-ce qu'il doit y avoir une éthique de l'intelligence artificielle ?
10:36 Est-ce qu'il faut penser une éthique de l'intelligence artificielle ?
10:39 Il y a deux choses. Bien sûr, il y a des problèmes d'éthique au niveau de la société,
10:44 des problèmes de réglementation, etc.
10:46 Et puis, par ailleurs aussi, la nécessité d'avoir de nouvelles technologies
10:52 qui permettent de tracer l'origine de contenus, c'est-à-dire le pape habillé en doudoune.
10:57 C'était un petit peu évident que c'était faux, ça ne porte pas beaucoup à conséquence,
11:02 mais ça aurait été bien de savoir que ça a été effectivement produit par un système.
11:07 Ceci dit, ce genre d'image aurait très bien pu être produite il y a une dizaine d'années
11:13 avec des outils de création d'images, avec le Photoshop et autres.
11:17 Donc, ce n'est pas nouveau. Simplement, ce à quoi les gens réfléchissent un petit peu,
11:23 c'est que maintenant, ces systèmes sont tellement simples à utiliser
11:26 qu'ils permettraient de produire une quantité énorme d'informations qui seraient bien sûr fausses.
11:33 Et donc, avoir des systèmes qui permettent de tracer l'origine de pièces d'informations serait très utile.
11:39 Par ailleurs, les gens ne sont pas bêtes,
11:43 et les jeunes qui ont grandi avec l'Internet savent par exemple prendre avec une grande poignée de sel
11:50 tout ce qui sort de l'Internet et essayer d'en tracer l'origine.
11:53 Donc, tout le monde n'a pas le temps de faire ça et tout le monde n'a pas la présence d'esprit de le faire.
11:58 Mais je pense qu'à terme, la présence de nombreuses pièces de fausses informations
12:04 va faire que les gens vont devenir de plus en plus sceptiques
12:07 et de plus en plus amèmes de tracer l'origine d'informations et leur fiabilité.
12:14 Ça, ce serait le bon scénario.
12:15 L'autre scénario, ce serait qu'on soit noyé sous des fausses informations
12:18 et qu'on ne sache plus du tout distinguer ce qui est vrai et ce qui est faux.
12:21 Oui, mais vous savez, c'est un petit peu comme le spam dans le mail.
12:25 On reçoit probablement beaucoup plus de spam que de vrais mails,
12:31 mais les systèmes de mails les filtrent automatiquement.
12:36 Sur Facebook, par exemple, il y a une grosse équipe qui travaille sur l'élimination de faux comptes,
12:40 sur la désinformation dangereuse, etc.
12:43 Et en fait, l'intelligence artificielle n'est pas le problème là.
12:47 L'intelligence artificielle, en fait, c'est la solution.
12:49 C'est-à-dire que, par exemple, vous voulez détecter si quelque chose,
12:52 une pièce d'information est fausse,
12:54 détecter si elle vient d'une source qui n'est pas fiable.
12:58 Donc, par exemple, un entrepôt dirigé par le Kremlin
13:02 pour essayer d'influencer les élections en Europe ou aux États-Unis,
13:06 l'intelligence artificielle, en fait, est utilisée comme contre-mesure de ces...
13:13 Comme filtre, quoi, comme filtre des fausses informations.
13:16 Pour l'instant, on ne l'a pas vue sur les réseaux sociaux, Facebook et ailleurs.
13:19 Les ingérences, par exemple, des Russes dans les élections aux États-Unis ou en Europe,
13:24 elles n'ont pas été filtrées.
13:26 Si, bien sûr, elles ont été filtrées.
13:28 Donc, il y a eu une ingérence, effectivement, en 2016 pour l'élection présidentielle américaine.
13:34 Facebook, donc, à l'époque, il ne s'appelle pas le même temps,
13:38 mais l'État s'en est aperçu, après coup, malheureusement,
13:41 et immédiatement a mis en place des mesures pour que l'histoire ne se répète pas
13:45 pour l'élection présidentielle de 2017 en France
13:48 et les élections générales allemandes en 2017.
13:51 Et il n'y a pas eu de problème grâce à ces mesures qui ont été prises.
13:54 Donc, à chaque fois qu'il y a un problème comme ça qui surgit,
13:57 il y a une contre-mesure qui est mise en place pour la corriger.
13:59 Ce que les gens ne réalisent pas, par exemple,
14:01 c'est qu'une des plus grosses applications de l'intelligence artificielle en ce moment,
14:05 au niveau échelle, si vous voulez, taille,
14:09 c'est la modération de contenu dans les réseaux sociaux,
14:11 que ce soit Facebook, Instagram, YouTube, Twitter, etc.
14:17 En fait, il y a des techniques d'intelligence artificielle assez sophistiquées,
14:20 même très sophistiquées, pour supprimer le discours haineux,
14:27 par exemple, des contenus illégaux tels que la propagande terroriste,
14:32 l'exploitation des enfants, la pédophilie, etc.
14:35 Donc, ces contenus, les gens essaient de les disséminer et ils sont…
14:42 Bloqués par l'intelligence artificielle.
14:45 C'est probablement le plus gros déploiement d'intelligence artificielle
14:50 aujourd'hui, mais c'est un petit peu derrière le rideau.
14:53 Les gens ne le voient pas.
14:54 Oui, les gens ne le voient pas, parce que pour l'instant,
14:56 on voit surtout beaucoup de contenus haineux et parfois caractères terroristes.
15:02 On continue à les voir sur les réseaux sociaux.
15:04 Il y en a très peu.
15:05 En fait, le pourcentage de contenus haineux, par exemple, sur Facebook,
15:10 est de l'ordre de 0,02 % aux dernières estimations, donc c'est très petit.
15:14 Oui, pas Twitter.
15:15 Alors, Twitter, c'est une autre histoire.
15:17 Ils font… Ils gèrent ça de manière complètement différente,
15:20 mais je peux dire sur Facebook, en tout cas.
15:22 Et puis, le taux de contenus haineux qui est supprimé automatiquement,
15:28 c'est-à-dire avant que qui que ce soit ne le voit,
15:31 par rapport à la totalité des contenus haineux qui sont postés sur Facebook,
15:39 plus de 90 % sont supprimés automatiquement par des systèmes d'IA
15:42 avant que qui que ce soit ne les voit.
15:45 Et ceux qui passent à travers le filet sont, bien sûr,
15:50 étiquetés par les utilisateurs et ensuite examinés manuellement,
15:53 et ceci dans plusieurs centaines de langues.
15:56 Donc, c'est un problème très difficile et qui a fait d'énormes progrès
16:00 ces dernières années grâce au progrès de la recherche en IA,
16:04 c'est-à-dire que le même chiffre il y a quatre ou cinq ans était plutôt de l'ordre de 30 %,
16:08 c'est-à-dire qu'une grande partie du contenu haineux passait à travers le filet,
16:11 ce que c'est très difficile à détecter quelques fois.
16:13 Mais grâce au progrès de l'IA ces dernières années,
16:17 d'ailleurs, en utilisant des techniques très similaires à ce qu'ils utilisaient maintenant
16:20 dans les systèmes de dialogue tel que ChatGPT, ça a fait des progrès monstrueux.
16:26 Alors, on en vient justement au programme dont tout le monde parle aujourd'hui,
16:29 ChatGPT, ce logiciel lancé en novembre dernier qui peut répondre à toutes les questions,
16:32 qui peut écrire des textes ou des mails à la demande et même passer des examens à notre place.
16:36 Bill Gates a parlé de la plus grande révolution technologique depuis les années 80,
16:39 mais vous, Yann Lecun, vous vous montrez beaucoup plus sceptique sur ChatGPT.
16:43 Vous dites qu'il n'y a rien de révolutionnaire dans ça, c'est juste bien ficelé et joliment fait.
16:49 Oui, c'est un bon produit qui a l'avantage d'avoir été mis dans les mains des utilisateurs et du public.
16:56 Donc, c'est de la bonne ingénierie, c'est très bien ficelé, effectivement.
17:02 Mais ce n'est pas révolutionnaire.
17:04 Au niveau de la science et de la technologie sous-jacente, ce n'est pas du tout révolutionnaire, non.
17:08 C'est facile pour des gens comme moi et mes collègues qui voient ça des tranchées.
17:16 Pour nous, c'est une évolution un petit peu naturelle.
17:19 Il y a effectivement des capacités qu'on voit émerger dans ces systèmes qui sont extrêmement surprenantes,
17:23 mais qui n'ont pas été révélées pour nous par ChatGPT, qui date d'avant, de plusieurs années avant.
17:30 Donc, ce qu'on constate, c'est qu'on peut entraîner ces systèmes de deep learning,
17:35 qui sont ce qu'on appelle des réseaux de neurones artificiels de très, très grande taille,
17:39 qui ont des milliards et des milliards de ce qu'on appelle des paramètres.
17:42 Ce sont l'équivalent de l'efficacité des connexions entre les neurones dans le cerveau, si vous voulez,
17:49 si on essaie de faire une analogie qui n'est pas totalement correcte.
17:53 On peut les entraîner sur des quantités de textes absolument énormes,
17:56 de l'ordre de 1000 milliards de mots, donc la totalité des textes qui résident sur Internet.
18:03 Et ils finissent par apprendre certainement à manier la langue,
18:08 mais aussi à faire un certain niveau de raisonnement,
18:12 et en tout cas d'adapter des choses qu'ils ont lues à la situation où on leur demande.
18:18 Mais le principe sur lequel ils sont basés, c'est purement et simplement essayer de prédire la continuation d'un texte.
18:25 C'est-à-dire, si vous leur posez une question, ils essaient de prédire les mots qui seraient les plus probables
18:30 dans le corpus de texte sur lequel ils ont été entraînés.
18:34 Et bien sûr, dans le texte sur lequel ils ont été entraînés, il y a beaucoup de connaissances humaines,
18:39 mais qui est très superficielle.
18:40 C'est-à-dire que c'est la connaissance humaine qui est présente dans les textes sur Internet,
18:45 mais ça ne comprend pas, par exemple, la connaissance du monde physique, du monde réel.
18:50 Donc ces systèmes, d'une certaine manière, ont beaucoup moins de connaissances du monde réel que votre chat.
18:58 Le développement de chat GPT inquiète tout de même.
19:00 L'Italie est devenue vendredi le premier pays à bloquer provisoirement chat GPT.
19:03 Et puis il y a eu cette lettre ouverte il y a 15 jours d'un millier d'experts du secteur, dont Elon Musk,
19:07 qui a au moins appelé à suspendre pendant six mois les recherches sur les nouveaux systèmes plus puissants,
19:11 en estimant qu'ils étaient dangereux pour l'humanité.
19:14 Vous, vous avez réagi en comparant les signataires de cette lettre à l'Église catholique,
19:19 qui au XVe siècle demandait un moratoire sur l'utilisation de l'imprimerie.
19:22 Pourquoi ? Pourquoi vous trouvez cette lettre ouverte, signée notamment par Elon Musk, ridicule ou stupide ?
19:28 Alors deux choses. D'abord, effectivement, l'Italie a interdit l'utilisation de chat GPT.
19:34 Pas du tout pour des conséquences des systèmes d'IA, mais plutôt pour des raisons de protection des données privées.
19:41 C'est-à-dire que les gens interagissent avec ces systèmes, leur donnent quelquefois des informations très, très personnelles.
19:48 Et derrière ça, l'entreprise qui produit le système réutilise ces données pour ajuster le système
19:55 pour que la prochaine fois qu'on l'utilise, les réponses soient un petit peu plus correctes et appropriées.
20:00 Donc c'est des raisons plutôt de protection des données privées qui les inquiètent, plus qu'autre chose.
20:05 Maintenant, pour la lettre, effectivement, à chaque fois qu'une nouvelle technologie,
20:08 particulièrement une technologie de communication, est apparue,
20:11 il y a toujours eu une réaction essayant de, disons, imaginant des dangers qui quelquefois étaient réels,
20:20 quelquefois n'étaient pas si réels que ça.
20:22 Et la question, c'est quel est le compromis, en fait, entre les risques et les avantages ?
20:29 Alors pour l'imprimerie en particulier, l'Église catholique n'aimait pas du tout l'idée que les gens puissent lire la Bible eux-mêmes
20:36 et n'aient plus à parler aux prêtres.
20:38 Et en fait, ils ont dit que ça allait détruire la société et en fait, ils ont eu absolument raison,
20:42 ça a détruit d'une certaine manière la chrétienté en Europe en créant les mouvements protestants, etc.
20:49 D'un autre côté, ça a aussi permis le siècle des Lumières, le rationalisme, la science, la philosophie et la démocratie.
20:58 Donc l'invention de l'imprimerie, en fait, a contribué à une nouvelle renaissance,
21:04 une nouvelle phase dans le développement humain.
21:07 On peut contraster ça avec d'autres régions, comme par exemple l'Empire ottoman à la même époque,
21:12 qui a interdit l'utilisation de l'imprimerie,
21:15 ce qui a contribué à leur déclin, alors qu'ils étaient dominants pendant le Moyen-Âge au niveau des sciences et technologies.
21:23 Donc il faut se méfier, en fait, quand une nouvelle technologie de communication apparaît,
21:28 qu'elle rend les gens plus intelligents, soit directement, soit en multipliant leur intelligence ou leur savoir.
21:36 On prend un énorme risque à limiter l'utilisation de ces technologies.
21:42 La question, c'est qu'il faut le réguler, non ?
21:44 Parce que l'Union européenne et notamment le Parlement européen s'apprêtent à réguler l'intelligence artificielle.
21:50 Comment vous regardez cette future loi qui va arriver ?
21:52 Vous pensez que ça va dans le bon sens ou vous dites "attention, ça risque de limiter les investissements en Europe" ?
21:57 Quel est votre regard sur ça ?
21:59 Ça ne fait aucun doute qu'il faille réglementer les applications et les utilisations,
22:05 le déploiement d'intelligence artificielle.
22:08 Par exemple, si on utilise un système d'intelligence artificielle comme outil de diagnostic médical
22:14 ou de système de sécurité ou de pilote automatique dans les voitures,
22:19 il est évident qu'il faut les tester très bien avant de les mettre sur le marché
22:24 parce qu'elles risquent de mettre des vies en danger.
22:26 Donc il faut absolument réguler les applications.
22:29 Maintenant, est-ce qu'il faut aussi limiter la recherche et le développement ?
22:33 Et c'est là que je suis en grand désaccord avec les signataires de cette lettre, de ce moratoire de six mois.
22:40 D'abord, ce que je pense que c'est une très mauvaise idée, c'est une espèce de nouvel obscurantisme.
22:46 Si on se replace au moment de l'invention de l'imprimerie,
22:49 je ne vois pas du tout une bonne motivation d'essayer de limiter le progrès scientifique.
22:58 En fait, il faut accélérer plutôt les recherches scientifiques si on veut pouvoir construire des systèmes d'IA
23:03 qui sont bénéfiques pour l'humanité en général.
23:09 Donc ça, c'est le premier point.
23:11 Et le deuxième point, c'est évidemment complètement irréaliste de dire aux gens
23:14 « arrêtez la recherche pendant six mois, d'abord ça ne servira à rien, de toute façon personne ne va le faire ».
23:19 Ça fait 30 ans, Yann Lequin, que vous habitez aux États-Unis.
23:22 Pourquoi vous n'avez pas fait carrière en France ?
23:24 Parce que les chercheurs ne sont pas assez bien payés en France ?
23:27 Oui, c'est en partie ça, mais pas seulement.
23:30 Non, il y a deux choses en fait qui attirent les chercheurs.
23:34 En plus, la situation est très différente maintenant de ce qu'elle était il y a 30 ou 35 ans.
23:39 À l'époque en tout cas où je suis parti, la recherche industrielle en France était relativement appliquée et à court terme.
23:49 Donc c'était assez difficile en fait de travailler dans le domaine des sciences d'information, de l'informatique, etc.
23:54 Dans un laboratoire industriel qui avait des ambitions de recherche assez ouvertes à long terme.
24:02 Ce n'était pas dans les habitudes.
24:03 Il y avait ce genre d'opportunités aux États-Unis.
24:05 J'ai travaillé au laboratoire Bell Laboratories qui appartenait à la compagnie AT&T, la grande compagnie de téléphone à l'époque.
24:14 Leur labo était mythique au niveau impact sur la société moderne.
24:22 En fait, une grande partie des technologies qui sont utilisées aujourd'hui ont été inventées à Bell Labs entre les années 40 et les temps modernes,
24:31 enfin les années 80 et 90, y compris les méthodes de deep learning dont je parlais précédemment, que j'ai commencé à travailler dessus dans les années 80-90.
24:43 Donc sinon, il y a effectivement la recherche académique dans les universités ou les laboratoires publics.
24:50 La situation n'a pas énormément évolué en France, en le sens que les chercheurs du public ne sont pas très bien payés en France.
24:59 Certainement beaucoup mieux aux États-Unis et en Suisse, en Europe.
25:03 C'est un problème un petit peu général à l'Europe, pas seulement à part la Suisse.
25:06 Oui, et c'est quelque chose que vous regrettez.
25:09 La France produit de nombreux talents, vous en êtes un.
25:11 Elle n'arrive pas à les garder.
25:13 Alors en fait, ce qui change un petit peu la donne en ce moment,
25:16 c'est que les grandes entreprises de la tech américaine ont des laboratoires établis en France ou en Europe.
25:22 Donc j'en ai créé un qui s'appelle FAIR Paris,
25:25 donc Fundamentaux Research, qui est une branche de laboratoire de recherche en IA de méta,
25:31 qui est à Paris, qui a une centaine de personnes et qui est vraiment à la pointe,
25:35 dans lequel on forme aussi des étudiants en doctorat.
25:38 Il y en a une trentaine pour l'instant.
25:41 Donc une dizaine de doctorants par an sortent de ces labos.
25:44 Et en fait, essaiment la connaissance dans l'écosystème français.
25:48 Parce que tous ces doctorats sont faits en collaboration avec des universités ou des laboratoires publics.
25:54 Donc une grande collaboration avec l'écosystème français,
25:57 qui a contribué en fait à populariser le domaine et attirer surtout des jeunes de talent
26:05 dans le domaine de la recherche en IA, qui auparavant auraient fait de la finance ou quelque chose comme ça.
26:10 Il y a le loquet.
26:11 Oui, allez-y.
26:12 Je vais vous donner un exemple.
26:13 Il y a un système open source que mes collègues viennent de distribuer,
26:18 qui s'appelle Lamara avec deux L,
26:20 et qui est une sorte de chat GPT ou en tout cas d'une version de chat GPT,
26:26 mais qui est open source, donc qui est utilisable par tous les chercheurs.
26:29 Vous pouvez essayer d'examiner comment ça fonctionne.
26:32 Sur les 14 auteurs de ce système, 11 sont à Paris.
26:36 Quelle est la découverte dont vous êtes le plus fier, en un mot très rapidement ?
26:40 Oh, certainement c'est facile à dire.
26:43 C'est les réseaux convolutifs qui sont utilisés pour permettre aux machines de voir,
26:50 d'interpréter les images, la vidéo, etc.
26:52 Donc c'est une invention qui remonte à la fin des années 80.
26:55 Ça c'est votre découverte, ça.
26:57 Voilà, mon nom est attaché à cette découverte, bien sûr avec des collaborateurs,
27:01 et qui a complètement révolutionné l'IA ces dix dernières années
27:07 et qui a contribué à l'essor de l'IA qu'on observe aujourd'hui.
27:12 Je voulais poser, en souriant tout à l'heure, mais je vous repose la question,
27:15 est-ce qu'un jour, mon assistant virtuel vous posera des questions
27:21 et votre assistant virtuel me répondra ?
27:23 Est-ce que ce sera ça dans cinq ans ou dans cent ans ?
27:25 Non, je pense que ce genre d'interview se fera toujours en personne.
27:29 Par contre, il y a un futur, dans 10-15 ans peut-être, ou peut-être un peu plus longtemps,
27:34 dans lequel on ne se promènera plus avec des smartphones dans nos poches,
27:40 on aura des lunettes de réalité augmentée,
27:42 donc qui pourront superposer des images virtuelles sur le monde réel,
27:49 qui pourront afficher des informations, etc.
27:52 et qui permettront de faire des choses qu'on pourrait faire aujourd'hui,
27:55 en fait, pour lesquelles la technologie existe,
27:57 qui serait par exemple la traduction simultanée,
27:59 donc on pourrait parler à quelqu'un qui parle une autre langue
28:02 et les sous-titres s'afficheraient automatiquement dans nos lunettes.
28:05 Et on se baladera tous avec des lunettes virtuelles dans la rue.
28:09 Voilà, ou disons des choses un petit peu de ce type-là.
28:12 Peut-être pas, peut-être certains préfèreraient toujours avoir un smartphone avec un écran séparé,
28:18 les deux choses sont possibles.
28:19 Mais ce qui est aussi possible, c'est qu'on interagira avec ces nouveaux systèmes
28:25 par l'intermédiaire de la voix, par l'intermédiaire de nouvelles interfaces,
28:29 par exemple ce qu'on appelle des interfaces par électromyogramme,
28:35 donc des espèces de bracelets qu'on peut apporter autour du bras
28:37 qui mesurent les courants électriques des nerfs
28:40 et qui nous permettent par exemple d'interagir avec,
28:43 de pointer ou de taper au clavier avec les mains dans les poches.
28:45 Donc plusieurs systèmes d'interaction,
28:48 mais surtout interagir avec des assistants virtuels intelligents
28:52 qui à un certain moment auront l'intelligence similaire à l'intelligence humaine,
28:58 peut-être supérieure dans certains domaines,
29:00 et qui pourront nous aider dans notre vie de tous les jours.
29:02 Ce serait comme avoir un meilleur ami, peut-être plus intelligent que vous,
29:07 mais à votre service, tout le temps présent,
29:11 qui vous aide dans votre vie de tous les jours
29:14 et qui par exemple vous permet de vous concentrer sur les choses qui vous intéressent
29:19 et pas avoir à passer une heure au téléphone pour parler à votre plombier
29:25 ou à votre administration de la sécurité sociale.
29:28 Je ne sais pas si c'est une perspective qui va réjouir nos auditeurs
29:32 ou qui va les angoisser profondément,
29:34 mais en tout cas vous nous promettez ça dans le monde de dans 15 ans,
29:37 donc c'est demain.
29:38 Merci en tout cas Yann Leclerc d'avoir été avec nous aujourd'hui
29:41 "Quand la machine apprend la révolution des neurones artificiels et de l'apprentissage profond",
29:46 ça c'est votre livre chez Odile Jacob,
29:48 il sort bientôt en poche d'ailleurs.
29:50 Merci d'avoir été avec nous dans cette journée spéciale
29:52 "Intelligence artificielle sur Inter".
29:55 Merci.
29:55 Merci beaucoup.