Benjamin Millepied : "Carmen, c'est une fantaisie d'homme : j'ai décidé de la rendre humaine"

  • l’année dernière
Benjamin Millepied, chorégraphe, fondateur de Paris Dance Project, et réalisateur de Carmen, est l'invité de 7h50 ce jeudi 1er juin 2023. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-jeudi-01-juin-2023-3789148

Category

🗞
News
Transcript
00:00 France Inter, le 7 9 30.
00:04 Il est 7h49, Léa Salamé, votre invitée ce matin est danseur, chorégraphe et réalisateur.
00:10 Et bonjour Benjamin Milpied.
00:11 Bonjour.
00:12 Merci d'être avec nous ce matin et welcome back to France.
00:15 Merci.
00:16 Parce que vous vous êtes réinstallé en France.
00:17 Absolument.
00:18 Ça vous manquait ? Après 30 ans aux Etats-Unis quasiment.
00:20 Oui, oui, absolument.
00:21 J'avais un vrai désir de revenir à la maison, de retrouver cet enrichissement culturel,
00:28 de revenir pour mes enfants et voilà.
00:30 Eh bien bon retour.
00:32 Vous célébrez en tout cas votre grand retour avec, après votre court passage, on rappelle
00:36 quand même que vous avez été directeur de la danse à l'Opéra de Paris, avec plusieurs
00:39 projets artistiques dont votre premier film comme réalisateur, Carmen, un film étonnant,
00:44 un premier film étonnant, intense, à la beauté brute, sauvage, votre adaptation réécrite
00:49 et modernisée du légendaire Opéra de Bizet.
00:51 Benjamin Milpied, vous êtes célèbre comme danseur étoile, comme directeur de compagnie.
00:54 Comment vous vous sentez avant la sortie de votre premier film comme réalisateur ? Est-ce
00:58 que vous vous angoissez plus que de présenter un nouveau spectacle ?
01:01 Finalement, j'ai quand même l'expérience, la chance d'avoir présenté des balets pendant
01:06 plus de 20 ans, de savoir ce que c'est que d'avoir des balets qui sont réussis, qui
01:09 ont des mauvaises critiques, des balets peut-être qui sont moins bien, qui ont des bonnes critiques.
01:13 Donc je suis un peu à l'abri de ce genre d'angoisse.
01:18 Mais malgré tout, bien sûr, les enjeux sont tellement importants.
01:21 Et puis surtout, j'ai envie d'en faire un autre et puis peut-être un troisième.
01:27 Et c'est vrai que le succès commercial est important.
01:30 Pourquoi vous avez choisi l'opéra de Carmen ? Vous dites que Carmen a bercé, a marqué
01:34 votre enfance.
01:35 Oui, je pense qu'il y a des œuvres comme ça qui marquent.
01:37 Et Carmen a fait partie de mon enfance avec le premier film de Francesco Rossi, Place
01:42 de Domingo et Julia Miguénez et puis celui de Carlos Sorra.
01:45 Donc effectivement, c'est un opéra dont j'aimais la musique et puis qui est resté
01:50 avec moi.
01:51 Je me souviens quand je dansais West Side Story à New York, West Side Story de Jeanne
01:55 Robbins, je rêvais déjà de cette idée de cinéma et je voulais m'appuyer sur une
02:00 tragédie classique et Carmen raisonnait en moi à l'époque.
02:04 Tragédie classique mais très modernisée.
02:06 Votre Carmen est une jeune Mexicaine dont la mère vient d'être assassinée et qui
02:09 tente de traverser la frontière.
02:10 Elle est aidée par un ex-marine américain traumatisé par la guerre.
02:14 Ils vont s'enfuir tous les deux vers Los Angeles.
02:16 C'est une histoire d'amour brûlante, charnelle entre eux.
02:18 Pourquoi avoir choisi une migrante et un soldat américain souffrant manifestement de stress
02:23 post-traumatique comme on en parle beaucoup aujourd'hui pour incarner cette vision moderne
02:28 de Carmen ? Vous avez voulu en faire quelque chose d'un peu politique.
02:31 Oui, j'ai habité d'abord à New York pendant 16 ans et puis Los Angeles pendant 10 ans.
02:36 Je pense que c'était important de transposer cette histoire à un endroit avec lequel j'ai
02:42 une histoire personnelle.
02:43 Et puis aussi, il y a une grande communauté Roma, Gypsy qui a émigré au Mexique au début
02:51 du 20e siècle.
02:52 C'est très intéressant.
02:53 Donc, il y avait un lien qui était une authenticité, une vraie raison d'amener Carmen au Mexique.
02:59 Mais j'ai un amour pour le cinéma de l'Amérique de l'Ouest, ses paysages.
03:05 Et puis quand on vit à Los Angeles, on est confronté à ces sujets d'immigration chaque
03:09 jour.
03:10 Et vous vouliez en parler.
03:11 Je voulais en parler absolument.
03:12 Votre Carmen est une jeune fille farouche, forte, intrépide, libre.
03:15 C'est un peu votre vision de l'idéal féminin ?
03:17 - En fait, quand j'ai commencé à réfléchir à Carmen, j'ai dîné avec Peter Sellers,
03:24 le metteur en scène d'opéra.
03:26 C'est le metteur en scène qui habite à Los Angeles.
03:28 Et quand je lui ai dit que je voulais transposer Carmen au cinéma, il s'est presque énervé.
03:32 Il m'a dit "mais si tu fais Carmen, il faut vraiment le réinventer.
03:34 C'est une histoire ridicule, écrite par des hommes qui ne connaissaient rien aux femmes".
03:38 Et c'était un peu même violent.
03:40 Et c'est vrai que c'était super parce que j'ai tout de suite approché l'histoire,
03:44 je l'ai analysée d'une autre manière.
03:45 C'est vrai que cette Carmen, c'est vraiment une fantaisie d'homme dans l'opéra.
03:52 C'est une femme qui est supposée être libre, mais qui finalement n'est pas capable d'aimer
03:56 ni d'être aimée.
03:57 Et puis qu'on tue pour sa liberté.
04:00 C'est une femme dont on a peur.
04:01 Et donc j'ai décidé finalement de la rendre humaine et de m'intéresser à ce qui avait
04:06 de plus intéressant.
04:07 C'est ce feu, cette magie, ce charisme qu'elle a.
04:11 Et au contraire, lui offrir une histoire d'amour qui puisse la transformer.
04:16 Vous avez choisi les acteurs qui montent aujourd'hui, les acteurs stars.
04:20 Pour Carmen, c'est la star mexicaine de la série Scream, Melissa Barrera qui est
04:24 une énorme star chez les jeunes.
04:25 Et puis alors surtout, vous avez choisi Paul Mescal.
04:27 Paul Mescal, c'est sans doute l'acteur le plus fabuleux du moment.
04:30 Vous avez réussi à le choper avant qu'il explose.
04:32 Ça va être le prochain Gladiator.
04:33 C'est celui qu'on avait vu dans la série Normal People.
04:35 Dans Aftersun, c'est un acteur vraiment incroyable.
04:39 Il y a aussi Rossi de Palma.
04:40 Vous recherchez avant tout des acteurs charismatiques, magnétiques, très sensuels puisque tout
04:45 passe par là chez vous.
04:46 C'est un film sur le corps, sur le mouvement, sur la chair.
04:51 Après, c'est vraiment très instinctif.
04:52 Melissa, je voulais absolument une actrice mexicaine.
04:56 On a fait un énorme casting.
04:58 J'en ai vu des centaines et des centaines.
05:00 Il y avait une justesse.
05:02 Tout d'abord, elle a une voix incroyable.
05:04 Elle sait danser.
05:05 Elle est forte dans le film.
05:07 On a eu une relation.
05:09 C'était vraiment super.
05:11 Et Paul, je voulais absolument un homme qui ne soit pas juste un beau mec, un peu mignon.
05:19 Il fallait qu'il puisse vraiment être un vrai soldat.
05:21 Et puis, je n'avais pas besoin qu'il soit danseur.
05:23 Je ne voulais pas que ce soldat, d'un seul coup, se mette à danser de manière lyrique,
05:26 improbable, superficielle.
05:27 Et Paul est quelqu'un qui a une approche très physique de son métier d'acteur et
05:32 puis qui est capable de dire tellement de choses avec très peu de mots.
05:36 Il a vraiment une grande sensibilité.
05:39 J'ai eu de la chance avec tout le monde.
05:41 C'est vrai que même Rossi est extraordinaire dans le film.
05:44 Elle est extraordinaire.
05:45 Vous avez raison, mais c'est vraiment l'intensité de vos acteurs.
05:48 On est scotché par eux, par leur côté physique, par leur côté magnétique.
05:51 C'est aussi le mouvement, évidemment la danse, les corps, comment ils bougent, comment
05:55 ils se touchent, comment ils s'aiment, comment ils dansent.
05:57 La danse qui guérit cette fille.
06:00 La boxe va guérir.
06:02 Ce sont deux âmes qui sont blessées.
06:03 La boxe guérit l'homme, le jeune marine.
06:07 Et la danse, vous le dites vous-même, elle vous a guéri à vous, Benjamin Milpied.
06:11 Vous dites dans votre enfance, quand vous avez compris que vous alliez pouvoir exprimer
06:15 vos émotions par la danse, alors que vous aviez une enfance compliquée, vous dites,
06:18 ça a été l'exutoire thérapeutique.
06:20 Oui, c'est passé par la musique aussi.
06:23 C'est-à-dire que la musique est aussi un endroit d'abord.
06:26 Je pense que c'est ça qui m'a attiré vers la danse, vers le mouvement.
06:29 J'ai vraiment dansé parce que la musique était quelque chose qui me faisait aussi
06:34 beaucoup de bien.
06:35 Et c'est vrai que même à travers toute…
06:39 C'est un endroit pour exprimer les émotions, c'est un endroit libérateur, c'est un
06:43 endroit où j'ai pu vraiment m'exprimer et éprouver beaucoup de plaisir.
06:46 Vous avez deux autres projets artistiques que je veux mentionner ce matin en France.
06:50 D'abord Paris Dance Project, un nouveau campus chorégraphique à Meudon, assorti
06:55 d'une ambition d'éducation artistique et de mixité sociale.
06:58 C'est quoi ça ?
06:59 En fait, c'est simplement, avec ce retour à Paris, c'est réfléchir un petit peu
07:03 à l'endroit où on peut amener de l'énergie par la danse.
07:06 Et je pense que j'ai cette expérience d'un projet éducatif à Los Angeles, où on travaille
07:11 avec des enfants des quartiers défavorisés depuis des années, où justement on travaille
07:15 avec une fondation qui offre des cours de danse chaque semaine à ces enfants.
07:19 On prépare un spectacle chaque année avec eux et on voit à quel point le mouvement,
07:23 la danse est une vraie thérapie, aussi un endroit, une fenêtre de liberté pour eux,
07:28 qui leur donne énormément de plaisir dans des vies qui sont compliquées.
07:30 Donc par cette expérience, je me suis dit voilà, c'est quelque chose que je veux absolument
07:34 apporter à Paris.
07:35 J'ai commencé à travailler avec l'établissement Saint-Philippe, les apprentis d'Auteuil,
07:39 où je développe une pédagogie singulière pour eux, qui est aussi une forme de libération
07:45 des corps et encore une fois d'apporter une confiance à ces jeunes.
07:49 Vous dites "mon enfance en Afrique et mon parcours américain m'ont rendu très hostile
07:52 à cette idée de classicisme et de perfection assimile à l'homogénéité du groupe.
07:56 Tous pareils, tous alignés, tous blancs, eh bien non".
07:59 C'est ça que…
08:00 - Là-dedans, finalement, oui, c'est ça.
08:02 - Est-ce que c'est pas un peu le problème de la France ? On doit rester dans sa catégorie,
08:05 quoi.
08:06 - Ça, ça va revenir sur les soucis que j'ai…
08:09 - Non, c'est pas tellement…
08:10 J'allais pas sur l'Opéra de Paris, j'allais sur la société française en général.
08:13 - Bon, après…
08:15 Je sais pas si c'est…
08:18 Après, moi, ce que j'ai découvert en revenant en France, c'est vrai qu'à ce moment-là,
08:22 l'opéra, c'était cette idée que la création, à ce moment-là, me semblait imaginée simplement
08:29 pour une fraction de la société française et que je voulais absolument que l'opéra
08:32 ressemble à la société française de manière générale.
08:34 Après, on a toujours ces cloisonnements qui existent et ce fantasme que peut être la
08:39 banlieue et d'autres endroits.
08:40 Donc, ça, c'est aussi quelque chose sur lequel j'ai travaillé à Los Angeles, c'est
08:45 cette idée de donner l'expression au plus grand nombre de voix possible.
08:51 Et par ces échanges, par cette découverte des uns des autres, on apprend, on apprend
08:55 à se connaître et c'est quelque chose qui est extrêmement important.
08:57 - Et puis, je vous laisse pas partir sans citer le dernier projet que vous avez puisque
09:00 vous allez redanser.
09:01 Ça fait 13 ans que vous n'avez pas dansé sur scène et vous allez redanser sur scène
09:04 pour les Nuits de Fourvière à Lyon au mois de juin.
09:06 À Paris, ce sera au Théâtre des Champs-Elysées.
09:07 Vous êtes accompagné sur scène par le pianiste prodige Alexandre Taro dans "Unstilled Life".
09:12 Ça vous fait du bien de redanser ?
09:14 - Oui, c'est des sensations incroyables.
09:17 J'ai vraiment pas senti le besoin de danser pendant 12 ans.
09:21 Mais en fait, c'est vraiment la rencontre avec Alexandre qui a provoqué cette envie
09:27 et de danser sur des partitions qui sont merveilleuses, de Rameau à Bach à Chopin.
09:31 Et c'est un vrai bonheur de retrouver des sensations que je n'ai pas eues depuis des années.
09:34 - Voilà, le grand retour de Benjamin Milpié en France, au cinéma, sur scène donc et
09:40 dans ce projet à Meudon.
09:42 Je recite le film "Carmen", ça sort dans 15 jours au cinéma, on vous prend en avance.
09:45 Ce sera le 14 juin.
09:46 Mais allez-y, la beauté sauvage des paysages, le mouvement, la passion des corps, je dois
09:50 dire, ça fait du bien en ce moment.
09:52 Il va se moquer de moi Mathieu Noël dans un instant, mais sur ce coup-là, moi j'ai
09:59 voyagé pendant deux heures.

Recommandée