Pour Rafael Yaghobzadeh, «la photographie de guerre, c’est rendre ordinaire ce qui est extraordinaire». Envoyé en Ukraine par Libération entre février et avril 2022, son objectif est de permettre à nos lecteurs de ressentir la réalité du conflit depuis le terrain. Chloé Sharrock s’est rendu dans le pays au début du mois de mars 2022. D’après elle, les photoreporters doivent documenter cette invasion pour en conserver une trace, «certaines photos peuvent être, parfois, des preuves de crimes de guerre».
Dans cette vidéo, les deux journalistes reviennent sur leur vision du métier et sur leurs expériences, leurs rencontres lors de ce conflit. Rafael Yaghobzadeh en connaît bien les enjeux, il documente la situation en Ukraine depuis 2014. Chloé Sharrock, de son côté, a couvert l’est du pays et a réalisé une série de portraits d’hommes et de femmes engagés et solidaires face à l’invasion russe.
Dans cette vidéo, les deux journalistes reviennent sur leur vision du métier et sur leurs expériences, leurs rencontres lors de ce conflit. Rafael Yaghobzadeh en connaît bien les enjeux, il documente la situation en Ukraine depuis 2014. Chloé Sharrock, de son côté, a couvert l’est du pays et a réalisé une série de portraits d’hommes et de femmes engagés et solidaires face à l’invasion russe.
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00:00 Aucune photo ne vaut la peine de perdre la vie ou de mettre d'autres personnes en danger.
00:04 Je suis partie en Ukraine début mars et j'ai couvert la guerre un peu partout dans le pays,
00:16 jusqu'à très récemment, jusqu'en décembre.
00:18 La guerre en Ukraine, du coup, je l'ai couverte pour libération du 17 février au près du 17 avril.
00:25 L'Ukraine, je pense que c'est peut-être un pays en guerre des plus accessibles
00:29 de l'histoire des conflits et du photojournalisme.
00:31 Parce que voilà, c'est un territoire qui est assez proche.
00:35 Il y a des accès relativement simples, c'est-à-dire qu'on peut juste sauter dans un train
00:39 et accéder à l'Ukraine depuis la Pologne.
00:42 On peut passer de la frontière en voiture, on peut la passer à pied même.
00:45 Donc c'est pour ça qu'on a beaucoup de photographes présents sur place.
00:49 Et puis les images de guerre, on en voit tous les jours.
00:52 On sait que c'est un sujet rempli de fantasmes, de questionnements.
00:55 Donc d'être sur place, de pouvoir rationaliser la chose,
00:59 c'est de rendre ordinaire aussi beaucoup l'extraordinaire.
01:02 Parce que la guerre, c'est des moments comme ça qui sont extraordinaires,
01:08 qui sont très éphémères, qui sont très intenses.
01:11 Mais comment le rendre ordinaire pour que les gens puissent la comprendre,
01:16 la voir, l'analyser ? C'est tout l'enjeu de ce travail sur le terrain.
01:21 Là, particulièrement dans un terrain comme un terrain de guerre,
01:25 je pense que c'est primordial de ramener des témoignages de civils,
01:29 des témoignages de personnes qui sont sur place,
01:32 pour essayer de démontrer au maximum les enjeux qu'il y a dans le pays qu'on couvre.
01:37 Il y a une photo en particulier qui m'a beaucoup marquée, c'est un portrait.
01:41 Un portrait d'un homme qui s'appelle Vitaly.
01:43 Vitaly fait partie d'un groupe de volontaires à Kharkiv.
01:46 Et donc cet homme, avec d'autres personnes,
01:49 va tous les jours, en tout cas aller tous les jours,
01:51 livrer des colis sous les bombes pour les personnes les plus démunies,
01:55 les personnes qui ne pouvaient pas se déplacer.
01:56 Et je ne sais pas, son témoignage m'avait beaucoup touchée.
01:59 Le portrait également que j'avais fait de lui,
02:01 parce qu'il a quelque chose de très dur malgré tout dans son visage.
02:03 C'est quelqu'un, on le sent, qui avait beaucoup vécu dans sa vie,
02:08 mais malgré tout avec un regard très doux.
02:09 Et pour moi, ça représentait vraiment très bien cette situation,
02:13 un peu le côté humain de la guerre.
02:17 Et il me semble que maintenant, Vitaly a rejoint depuis un groupe militaire
02:21 et il est parti au front.
02:22 Je ne sais pas très bien ce qu'il est devenu,
02:23 mais voilà, il y avait quelque chose d'assez fort.
02:25 La photo qui a été prise le 2 mars à Bucha,
02:30 c'est vrai qu'elle a en même temps une force vraiment
02:34 journalistique, documentaire, parce que c'est à Bucha,
02:38 au début de l'occupation, donc la ville était déjà à moitié occupée.
02:42 Et dans cette rue, il y avait notamment des forces russes
02:46 qui s'étaient déjà établies et qui s'étaient déjà installées dans les maisons.
02:50 Et le 4 mars, c'est le début des exactions,
02:53 et notamment celle qu'on a vue sur la rue Lublenska,
02:57 et qui est à deux pas de cette photo.
02:59 Malheureusement, après, je suis retourné à chaque fois à Bucha,
03:07 mais la jeune fille qui est sur la photo, j'ai essayé de la retrouver,
03:10 notamment montrer la publication à des habitants,
03:16 mais personne n'a pu l'identifier.
03:18 Je pense qu'on fait quand même ce métier parce qu'on est touché
03:22 par ce genre de situation.
03:24 Moi, je me souviens du portrait d'un homme que j'avais fait,
03:26 qui est un espèce d'ermite dans une forêt,
03:28 qui est un des plus vieux survivants du goulag en Ukraine.
03:34 Et on avait passé un long moment avec lui.
03:36 En plus, c'est typiquement, on va boire des shooters de vodka,
03:40 même s'il est 10 heures du matin, il y a une connexion qui se crée.
03:42 Il m'avait donné un espèce de petit tapis tissé traditionnel
03:46 que normalement, on donne aux jeunes femmes qui se marient.
03:48 Parce que moi, quand je lui ai dit que je n'étais pas mariée,
03:50 il était "Oh, comment ?"
03:52 Complètement choqué.
03:52 Du coup, il m'avait donné ce petit tapis,
03:54 qui est un truc traditionnel ukrainien pour les jeunes femmes qu'on va marier.
03:57 Et voilà, en me disant "Bah écoute, garde-le,
03:59 et puis quand tu te marieras, tu penseras à moi."
04:01 Moi, je sais qu'à chaque fois que je quitte l'Ukraine,
04:05 je quitte le pays avec le cœur très lourd.
04:07 C'est à chaque fois un déchirement.
04:09 En plus, on a cette sorte de, presque de culpabilité,
04:12 de se dire que nous, on peut partir à tout moment.
04:15 Parce que forcément, on s'attache à l'histoire du pays,
04:17 on s'attache à l'histoire du peuple qu'on défend à travers notre travail.
04:24 Et voilà, je pense que c'est impossible de ne pas s'attacher.
04:29 Mais on arrive quand même à garder le recul nécessaire,
04:31 en tout cas pour se préserver un petit peu.
04:34 Et parce que c'est important de se préserver,
04:36 parce que si on ne se préserve pas, on ne va pas continuer à travailler.
04:39 Et puis évidemment, il y a toutes les questions de sécurité,
04:41 parce qu'aucune photo ne vaut la peine de perdre la vie
04:44 ou de mettre d'autres personnes en danger, surtout les locaux.
04:48 On peut toujours prendre les risques nécessaires pour une image.
04:51 Ensuite, après chacun...
04:54 Moi, j'ai de rationaliser un beau coup, je suis très pragmatique.
05:00 Après, j'ai été blessé gravement il y a deux ans par des missiles GRAD.
05:10 Donc aujourd'hui, j'essaie vraiment d'être très pragmatique,
05:14 de récupérer l'image qu'il faut.
05:15 Si pour le sujet elle est importante, je vais la faire.
05:20 Après, je sais que par exemple, par rapport à ce que je choisis de publier,
05:24 je me mets quand même une certaine ligne rouge,
05:26 notamment dans tout ce qui est corps de personnes décédées.
05:31 Pour moi, c'est assez primordial, par exemple, de ne pas forcément montrer le visage,
05:35 par respect en fait pour la personne décédée.
05:38 Mais la plupart des images sont, on peut dire aussi, très fortes.
05:43 La plupart ne sont pas publiées, on le sait qu'elles ne sont pas publiées
05:46 parce que c'est trop violent.
05:49 Là, par exemple, pour le reportage qu'on a fait à Bouchat,
05:52 une semaine après la libération, il y avait encore des exhumations sur la fosse commune.
05:57 La plupart des photos que j'ai faites, je ne sais pas envoyer, elles sont impubliables.
06:02 Et encore, celle que j'ai éventuellement utilisée, celle que j'utilise,
06:06 elle est esthétique et très douce comparée à la violence de l'image.
06:12 Alors, je prends tout en photos parce que,
06:19 même si c'est des photos que je sais pertinemment que je ne publierai pas,
06:22 parce qu'elles sont trop dures ou parce qu'elles sont trop frontales,
06:26 je sais que certaines photos peuvent être, par exemple, des preuves de crimes de guerre.
06:30 On voit des choses qui peuvent être pertinentes, en tout cas, dans conserver une trace
06:36 parce qu'on est quand même là pour documenter quelque chose.
06:39 Et dans un conflit, on est d'autant plus là pour documenter des crimes qui ont été commis,
06:43 des exactions contre les civils.
06:46 La fonction, en même temps, elle est toujours aussi très forte,
06:52 c'est de pouvoir être là-bas et de pouvoir documenter des choses encore qui vont disparaître
06:58 et qui, dans les procès éventuellement à venir dans les tribunaux internationaux,
07:03 oui, ça peut être des documents comme si ça servait aux convictions.
07:06 On est comme dans un conflit qui est encore très récent,
07:09 donc ça peut être quelque chose qui sera pertinent dans un an, dans dix ans,
07:14 ça c'est un peu dur de savoir.
07:15 Dans l'histoire, de manière générale, ça a été le cas,
07:18 que des photos servent effectivement comme preuve à l'appui
07:22 de certains crimes commis par des armées.
07:24 [Musique]