Mercredi 17 mai 2023, SMART TECH reçoit Olivier Alexandre (Chercheur au CNRS, Auteur “La TECH” éd. Seuil)
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00:00 *Musique*
00:06 La Tech, quand la Silicon Valley refait le monde ou comment la Silicon Valley entretient son monopole.
00:13 Olivier Alexandre, merci beaucoup, vous m'avez offert ce livre avec une jolie dédicace.
00:16 Merci d'être avec nous dans Smart Tech.
00:18 Vous êtes docteur en sociologie de l'école des hautes études en sciences sociales,
00:24 chercheur au CNRS, un sociologue passionné de culture, je le disais dans le sommaire,
00:29 spécialisé plus précisément sur les sujets de cinéma.
00:32 Et vous avez l'opportunité de réaliser une enquête sur l'arrivée de Netflix dans ce secteur.
00:37 Et finalement, vous vous retrouvez face à un mur en Silicon Valley,
00:41 très difficile finalement de pousser ces portes de ces géants du numérique.
00:45 Vous vous retrouvez dans cette situation où vous avez l'impression finalement de faux semblants, j'imagine, en Silicon Valley,
00:52 c'est-à-dire d'un monde qui semble très ouvert, très accueillant et qui finalement ne l'est pas du tout.
00:57 Et là, vous décidez d'entreprendre finalement une sociologie de la région, de la Silicon Valley.
01:03 Vous étudiez ses modes de travail, ses lieux, mais aussi son état d'esprit.
01:08 La Tech, c'est un livre paru chez Seuil le 24 mars dernier, donc c'est le résultat d'une enquête de 7 ans.
01:16 Est-ce que vous en êtes sorti de cette Silicon Valley désenchanté ou omnibulé ?
01:22 Je n'étais pas vraiment enchanté parce que je n'étais pas un tech enthousiaste, comme on dit là-bas.
01:26 J'avais un rapport assez distant à la Tech et comme vous l'avez dit, moi j'étais plutôt un spécialiste du cinéma, de la culture,
01:31 pas tant parce que j'étais passionné, mais parce que c'était vraiment mes objets d'études.
01:34 Et comme beaucoup, j'ai pu voir tout au long des années 2000 et puis 2010, des acteurs, des opérateurs venus du nord de la Californie
01:43 et commencer à attirer, capter des segments de profitabilité des industries culturelles.
01:49 En premier, il faut s'en rappeler, ça a commencé avec la musique à la fin des années 90.
01:54 Ça a commencé par des confrontations finalement.
01:57 Ça a commencé avec des rivalités très fortes et qui sont toujours assez prégnantes dans la Silicon Valley,
02:04 avec des rapports d'amour-haine assez fortes.
02:07 Jeff Bezos s'est installé à Hollywood, Elon Musk a des rapports aussi de voisinage avec Los Angeles.
02:13 Mais à l'origine, c'est plutôt une rivalité effectivement.
02:16 Et Netflix n'a pas été accueilli d'un bon oeil par l'industrie du cinéma en France, dans beaucoup de pays, mais aussi aux Etats-Unis.
02:23 Mais rapidement, je me suis aperçu que ça serait compliqué d'enquêter Netflix pour tout un tas de raisons.
02:28 Ce qu'il faut bien voir, c'est que depuis la France, la Silicon Valley, c'est une sorte de village.
02:32 En fait, quand on y est, c'est assez grand, c'est assez complexe d'y circuler.
02:35 C'est un espace qui est fait pour la voiture.
02:37 Et en l'occurrence, Netflix, c'est plutôt une entreprise d'ancienne génération.
02:40 C'est une entreprise qui est fondée à la fin des années 90, donc vraiment la génération Internet,
02:45 comparée à des... enfin, dans un univers qui est vraiment très, très...
02:49 Au départ, c'était de la distribution de DVD, Netflix.
02:51 Exactement, exactement, qu'ils ont arrêté très récemment, en fait.
02:55 Et donc, c'est une entreprise d'ancienne génération.
02:57 Et comme beaucoup d'entreprises d'ancienne génération, elle est basée tout au sud de la Silicon Valley, à Los Gatos.
03:02 Donc, ça ne doit pas beaucoup parler.
03:03 C'est la banlieue de San José, qui est en fait la grande ville, historiquement, de la Silicon Valley et dans la Silicon Valley.
03:09 Et pour donner une image, un élément de comparaison, c'est un peu comme si c'était l'île de France, quoi.
03:14 Donc, imaginez, si vous êtes basé à Paris, par exemple, faire tous les jours, aller essayer d'enquêter à Palaiso.
03:19 Vous allez un peu souffrir.
03:21 Donc, ça, c'est le premier point.
03:22 Et puis, aussi, je me suis aperçu aussi, rapidement, qu'effectivement, la Silicon Valley, c'était un univers à double visage.
03:27 À la fois très souriant, très ouvert.
03:29 On peut rencontrer des gens, on peut les croiser, même, y compris dans la rue à San Francisco,
03:33 passer devant la maison de Mark Zuckerberg, sans qu'il y ait des bus de touristes qui viennent photographier.
03:38 Donc, il y a cette dimension d'accessibilité qui est assez charmante,
03:42 notamment quand on vient de pays où il y a la lourdeur de l'héritage, des grandes familles, des grandes écoles,
03:46 des phénomènes de reproduction, de casse, de barrières à l'entrée qui sont très, très lourdes.
03:51 Et ce n'est pas juste moi qui le dis.
03:53 C'est beaucoup de gens qui viennent de l'étranger.
03:55 Il faut aussi rappeler que la Silicon Valley, c'est la moitié d'étrangers, de gens qui sont nés dans un autre pays.
03:59 Donc, il y a cette dimension cosmopolite.
04:00 Principalement, les gens viennent d'Europe, d'Asie, d'Inde et de Chine.
04:05 Donc, des pays qui sont marqués, vraiment, par une classification sociale, une hiérarchie sociale très forte.
04:11 Dans la Silicon Valley, on a l'impression que non.
04:13 Et, en même temps, quand on y passe un peu plus loin...
04:15 Finalement, quand on veut vraiment passer la porte, là, ça devient difficile.
04:18 Oui, effectivement.
04:19 Elon Musk ne va pas vous inviter tout de suite, tout de suite, chez lui, à prendre un café.
04:23 En même temps, ce n'est pas ce qu'on imagine non plus.
04:25 Non, mais ça pourrait vraiment.
04:28 C'est-à-dire que c'est un univers qui est marqué par la jeunesse.
04:31 Et moi, quand j'y étais, quand j'y ai passé beaucoup de temps, on parlait beaucoup d'Uber, Airbnb,
04:37 qui étaient des sociétés créées par des gens qui avaient mon âge, voire qui étaient un peu plus âgés,
04:41 donc une trentaine d'années.
04:43 Des gens qui sont aussi d'un...
04:45 Et puis, on a vu Travis prendre des vidéos de lui dans ses taxis.
04:48 Oui, effectivement, ça semble très accessible.
04:50 C'est un univers qui se présente comme assez universaliste, en fait, assez démocratique.
04:54 En réalité, c'est assez marqué par une catégorie sociale qui est les classes supérieures,
04:59 les classes intellectuelles supérieures, en gros.
05:00 C'est-à-dire que vous avez des gens, par exemple, le fondateur de Facebook, son père est dentiste.
05:06 Le fondateur d'Airbnb, sa mère est social worker, travailleur social.
05:09 Travis Kalanick, fondateur d'Uber, son père est ingénieur civil.
05:12 Donc, c'est ce type de catégorie sociale qui, en l'espace de quelques années,
05:18 quand même est arrivé à un niveau de reconnaissance et d'enrichissement très, très élevé,
05:22 qui conserve une culture jeune.
05:24 Et tout est très bordé en termes de communication.
05:26 Nous, on le voit aussi en tant que journaliste dans ce secteur.
05:30 Toute la communication est hyper, hyper contrôlée.
05:34 Vous parlez de la Silicon Valley comme d'un fast space, un lieu où tout va très, très vite.
05:39 Un lieu où tout va très vite, un lieu où les interactions, les rencontres sont organisées,
05:45 pour que ça aille vite et aussi pour développer, pour anticiper la prochaine grande vague.
05:51 C'est vraiment un gimmick de la Silicon Valley, technologique.
05:53 Ce qui fait que les choses ne sont pas tournées vers l'histoire, un peu comme c'est dans beaucoup d'îles européennes
05:58 ou comme à Paris, il suffit de se balader dans la rue pour être marqué par tout un patrimoine.
06:01 Dans la Silicon Valley, c'est vraiment vers le futur qu'on s'oriente.
06:05 D'ailleurs, la comparaison avec l'architecture n'est pas complètement erronée
06:09 parce qu'on est souvent dans des enseignes de marques où on peut acheter un café pas trop cher et une salade pas trop chère.
06:15 Ce n'est pas vraiment une culture de la distinction.
06:17 Par contre, c'est une culture du travail et c'est une culture de la recherche, de l'innovation
06:21 au sens de la prochaine grande tendance et s'interroger toujours sur ce que cette grande tendance va faire.
06:27 D'une certaine façon, aujourd'hui, les gens sont un peu captés, omnubilés par l'IA, les IA génératives.
06:32 Je pense qu'aujourd'hui, dans la Silicon Valley, il y a beaucoup de gens qui s'interrogent sur la manière dont les IA vont impacter tout un tas de marchés
06:38 et du coup, comment ils vont pouvoir s'insérer dans ces nouveaux espaces qui vont être créés.
06:42 C'est toujours cette mentalité d'anticipation, d'opportunisme d'une certaine façon.
06:45 Et pourtant, quand on parle des GAFAM, on est face à des très grandes entreprises, des groupes solides depuis des années.
06:53 Il y a cette impression de stabilité.
06:56 Des années, des années. C'est souvent des entreprises vingtenaires.
07:00 Je pense qu'à l'échelle du capitalisme américain, c'est très récent.
07:02 C'est vrai.
07:03 C'est plutôt une économie où les grandes entreprises ont plus de cent ans, que ce soit la banque, l'énergie, etc.
07:09 Et en plus, ce sont des entreprises qui sont vraiment omnubilées ou hantées d'une certaine façon par une grande peur.
07:13 C'est celle de la relégation qui est vraiment une obsession dans la Silicon Valley.
07:16 Par ailleurs, ce qu'il faut voir, c'est ce danger du gigantisme dont on est souvent menacé quand on enquête cet univers.
07:23 C'est d'être vraiment focalisé sur cinq, six noms propres de grands entrepreneurs ou cinq, six grandes entreprises.
07:29 Alors qu'en fait, c'est un écosystème. La Silicon Valley, c'est entre 10 000 et 15 000 entreprises
07:33 où les interactions entre les grands et les petits sont incessantes.
07:36 Pour donner un seul exemple, Google fait une acquisition quasiment depuis sa création chaque semaine.
07:41 Et c'est d'ailleurs un des ressorts de l'innovation pour les grandes entreprises qui savent qu'elles sont menacées par des dangers de bureaucratisation.
07:49 Ce qui est vraiment aussi la grande peur dans la Silicon Valley.
07:52 Un des ressorts pour contrer cet effet de bureaucratisation, c'est d'aller chercher des nouveaux talents.
07:57 C'est d'aller chercher des petites structures et les intégrer pour alimenter une forme de dynamisme.
08:02 Alors, vous tentez une définition de la tech comme d'un point de vue d'un sociologue.
08:08 Qu'est-ce que vous pouvez nous dire ? C'est quoi la tech aujourd'hui ?
08:11 Ce n'est pas si facile parce qu'effectivement, la Silicon Valley...
08:16 Non, d'ailleurs, c'est un ouvrage assez conséquent.
08:19 Oui, oui, j'ai essayé que ce soit relativement lisible quand même.
08:22 Ça l'est, je vous rassure.
08:24 En fait, la Silicon Valley ne s'intéresse pas trop à la sociologie.
08:28 Et paradoxalement, la sociologie ne s'est pas trop intéressée non plus à la Silicon Valley.
08:31 Au sens où il n'y a pas énormément de travaux un peu globaux pour essayer de décrire cet univers.
08:38 Et un des grands défis, notamment quand on vient d'Europe, c'est de comprendre le changement.
08:44 Et d'arriver à décrire dans un livre qui est plutôt un objet fixe et figé pour un certain nombre d'années,
08:50 de décrire un fonctionnement qui bouge tout le temps.
08:52 Et ça, c'est un vrai défi.
08:54 Et en l'occurrence, ce que j'ai essayé de dire, c'est de trouver tout un tas d'éléments
08:58 pour illustrer la manière dont cette organisation est orientée vers le changement.
09:02 Et ça passe aussi bien par les organisations, ça passe aussi bien par le travail que la mentalité et la culture.
09:08 Et alors, vous parlez des acteurs de la Silicon Valley comme de joueurs.
09:11 Effectivement, effectivement.
09:13 Alors, le joueur, c'est une notion qui est très utilisée en économie,
09:18 qu'il est un peu moins en sociologie.
09:22 En l'occurrence, ce que j'ai essayé d'illustrer, c'est la manière dont le jeu a, d'une certaine façon,
09:27 un état d'esprit dans la Silicon Valley, une projection.
09:30 C'est-à-dire qu'on voit le monde, dans la Silicon Valley, on a tendance à voir le monde comme un jeu,
09:35 où il s'agit de s'emparer de blocs à la fois technologiques, mais aussi organisationnels, d'entreprises, politiques aussi.
09:42 Et de jouer avec ces différents éléments pour créer quelque chose de nouveau.
09:46 Et du coup, on devient à la fois joueur et maître des règles du jeu, voire inventeur d'un nouveau jeu,
09:51 ce qui est vraiment le grand objectif dans la Silicon Valley.
09:54 Ce qu'il faut garder à l'esprit, c'est que c'est un espace quand même assez large,
09:57 une population assez diverse, de près de 3 millions de personnes sur 9 millions d'habitants.
10:01 Donc, c'est vraiment énorme la densité, la concentration des gens qui travaillent dans la tech,
10:05 qui sont associés à ce secteur, mais en même temps, les superstars de la tech, les décideurs de la tech,
10:09 les gens qui ont une grande visibilité dans la tech, c'est 3 000 personnes.
10:13 Donc voilà, ça reste un univers relativement hiérarchique.
10:16 - Et est-ce que dans ce jeu, il y a l'idée de se prendre pour les maîtres du monde ?
10:19 - Qu'est-ce que vous en pensez ?
10:22 - En tout cas, vous déroulez...
10:26 - On a vu cette semaine Elon Musk invité au château de Versailles,
10:31 et il me semblait qu'on lui faisait plutôt la cour que le sens inverse.
10:35 Donc j'ai envie de dire que les actes...
10:38 - Il est ce fils, en tout cas, du monde meilleur que la Silicon Valley souhaite créer.
10:43 Alors, avec quel niveau de sincérité et quel niveau de réussite ?
10:48 Parce que vous me dites à la fin du livre, je révèle un petit peu,
10:51 mais à la fin du livre, vous me dites finalement, la Silicon Valley a autant réussi que raté sa cible.
10:56 - Maître du monde, d'habitude, c'est une expression qui est utilisée pour les dirigeants politiques.
11:01 Je parle au masculin parce que c'était souvent des hommes,
11:03 et dans la Silicon Valley, c'est aussi souvent des hommes.
11:05 Et de fait, la Silicon Valley, en fait, ce qui s'est passé dans ce petit coin de terre depuis 100 ans,
11:09 c'est une longue histoire,
11:11 c'est de créer un autre rapport à la politique qui passe par les technologies.
11:15 Et ce rapport qui était plutôt confiné, d'une certaine façon, est devenu hégémonique,
11:21 puisque aujourd'hui, la moitié de la planète est sous pavillon
11:25 et utilise des solutions de la Silicon Valley.
11:28 Donc, d'une certaine façon, pratiquement, les entrepreneurs de la Silicon Valley ont un poids politique.
11:34 Alors, pourquoi ils ont formidablement réussi et pratiquement échoué ?
11:40 Précisément parce que, en fait, la Silicon Valley, historiquement,
11:45 et à travers les différentes vagues d'innovation,
11:48 a été centrée sur une grande problématique, et c'est celle de la communication et de l'information.
11:52 Et de ce point de vue-là, ils ont formidablement réussi,
11:55 puisqu'ils ont résolutionné et résolu des problèmes techniques extrêmement complexes
12:02 en sophistiquant à chaque fois les solutions et en s'adaptant à chaque fois à ces problématiques-là.
12:08 Si bien qu'ils ont conquis, d'une certaine façon, la moitié des cœurs de la planète.
12:13 Donc, ça, c'est une réussite.
12:15 L'échec, c'est qu'ils n'ont pas toujours travaillé sur d'autres préoccupations
12:20 et d'autres questions liées aux technologies, liées aux innovations.
12:24 Et autant la question de la communication était une grande question du XXe siècle,
12:27 autant on peut se demander si ça sera la question du XXIe siècle ou s'il n'y a pas d'autres défis,
12:31 notamment environnementaux.
12:33 Et ce qu'il faut ajouter, c'est que la Silicon Valley est régie vraiment par une cellule politique et l'entreprise.
12:41 Mais qui se vit comme une cellule politique ?
12:43 Le problème de ces cellules politiques, c'est qu'elles sont relativement monomaniaques
12:46 et qu'elles visent une seule problématique, un seul domaine de spécialisation,
12:50 et qu'elles, par définition, ne couvrent pas l'ensemble des problématiques,
12:54 on dirait galliennes, mais disons transversales ou publiques.
12:57 Du coup, il y a un jeu, une inversion ou une sorte de schizophrénie pour ces entreprises de la Silicon Valley
13:02 qui est très visible quand on est là-bas,
13:04 de les voir se positionner sur des problématiques historiquement attachées à la force publique
13:09 et avoir bien du mal à y répondre pour l'ensemble de la population.
13:12 Ils arrivent à y répondre pour leurs salariés, mais très peu pour l'ensemble de la population.
13:16 Alors, c'est comme vous dites, bon, clairement c'est un modèle,
13:19 les politiques y vont pour voir comment ça fonctionne,
13:22 les entrepreneurs y vont pour réussir aussi bien qu'en Silicon Valley,
13:26 mais vous dites que c'est un modèle aujourd'hui qui a un coût impressionnant, un coût énorme.
13:30 Un coût démocratique, un coût social, un coût environnemental et même un coût économique.
13:35 Bien sûr, il a un coût économique assez grand.
13:38 Là, on parle beaucoup de Chajipiti, d'Opania.
13:42 Sam Altman disait que probablement ça serait l'organisation la plus gourmande en ventures capitales.
13:48 Il parlait de lever éventuellement 100 milliards.
13:51 Donc, c'est vraiment énorme. C'est la totalité aux plus hautes années du venture capital aux États-Unis.
13:58 Et du coup, c'est autant d'argent qu'on ne dépense pas ailleurs.
14:01 Il y a un autre grand exemple, c'est celui d'Elizabeth Holmes et Theranos, qui a capté 2 milliards.
14:06 C'est extrêmement conséquent pour un résultat très, très minime, en fait.
14:11 Donc, c'est un vrai coût économique au-delà de l'efficace et de la magie un peu,
14:16 mais au sens de la magie, à la fois on y croit et puis on n'y croit pas.
14:19 Et je pense que tout le monde est un peu dans ce paradoxe avec la tech.
14:22 C'est-à-dire qu'on voit bien qu'il y a tout un tas de limites, que parfois même les solutions ne marchent pas vraiment,
14:26 qu'elles sont boguées, mais en même temps on a envie d'y croire parce que c'est fun,
14:29 parce que ça incarne l'avenir, parce qu'il y a des gens qui y réussissent.
14:32 Donc, on a envie d'y aller.
14:35 Sur cette croyance quand même de changer le monde, aujourd'hui, ça s'effrite, j'imagine,
14:41 un petit peu au cœur de la Silicon Valley parce qu'on entend des voix dissidentes
14:46 qui nous parlent des problèmes d'éthique, qui nous parlent des problèmes du temps après lequel on court,
14:51 qui nous parlent des données personnelles. Est-ce que cette croyance, elle perdure pour autant ?
14:55 On va réussir à changer le monde pour aller vers un monde meilleur ?
14:59 Non, non, mais effectivement, déjà ça c'est un peu une formule magique dans la Silicon Valley.
15:04 Et je pense qu'il faut l'entendre au sens de la Silicon Valley, c'est-à-dire quand ils disent
15:07 "on veut changer le monde", ça veut dire "on veut changer le marché".
15:10 Parce que leur préoccupation c'est créer un marché, disrupter un marché,
15:14 et donc ce n'est pas vraiment le monde.
15:17 Même si, quand même, dans les keynotes, c'est l'accès à l'information,
15:22 c'est toujours très universel comme discours.
15:25 Vous aurez aussi noté que c'est un système qui repose sur, à un moment, une capitalisation
15:30 et l'entrée sur un marché, que ce soit celle de l'entreprise ou le dégagement de profits
15:34 ou des entrées en bourse. Il y a un moment où c'est capitalisé.
15:38 Et sinon on fait de la philanthropie, qui est une façon de faire de la politique par d'autres moyens.
15:42 Effectivement, pour répondre à votre question, la Silicon Valley a vécu tout un tas de crises morales ces dernières années.
15:47 Cambridge Analytica, les problèmes de sexisme et d'agression sexuelle chez Uber, chez Google.
15:59 L'élection de Donald Trump, qui a été un vrai choc pour beaucoup de gens de la Silicon Valley
16:03 qui pensaient qu'ils participaient à la diffusion d'une meilleure information
16:06 et qui ont été longtemps dans le déni de ce point de vue-là.
16:09 Aujourd'hui, nouvelle panique morale avec l'intelligence artificielle, des démissions au siège social de Google.
16:17 Ce qui est intéressant de voir, c'est que ce sont des gens qui ont beaucoup de mal à sortir de leur système de pensée.
16:22 C'est-à-dire que bien souvent, ils voient les seules solutions aux problèmes technologiques par le développement de nouvelles technologies.
16:30 Ce qui, de ce fait, tourne un peu en rond.
16:34 Ils ont beaucoup de mal à sortir de ce qu'on appelle le techno-solutionnisme, le techno-messianisme.
16:40 Donc ça, ça perdure en Silicon Valley.
16:42 Au départ, vous posez cette question assez étonnante, c'est pourquoi ça se passe là-bas ?
16:47 Pourquoi en Silicon Valley ? Vous étudiez cette question du lieu, de l'espace ?
16:51 Oui, très étonnant.
16:53 Et encore aujourd'hui, San Francisco, c'est la ville la 18ème, la mieux connectée au monde en termes d'Internet.
17:00 Je dirais bien plus loin que Francfort, que Londres, que Paris, que Singapour.
17:05 C'est plutôt mal desservi, c'est excentré.
17:08 C'est mal desservi, c'est loin de tout. C'est loin de l'Europe, c'est loin de l'Asie.
17:13 Même en Californie, c'est très compliqué pour faire Los Angeles-San Francisco si on ne prend pas l'avion.
17:19 Donc c'est vraiment isolé.
17:22 Et paradoxalement, c'est devenu un peu la force, cet isolement, parce qu'ils se sont très vite,
17:28 dès les années 1910, intéressés à des questions de communication,
17:31 à comment résoudre des problèmes de distance à travers les technologies.
17:35 Dès 1910, ils le disaient, il y a des clubs d'amateurs de radio autour de la radio
17:39 qui sont à la fois des ingénieurs, des amateurs.
17:42 Et cette tradition de l'ingénieur amateur va perdurer jusqu'à aujourd'hui,
17:47 en passant par les grands moments de l'histoire de la Silicon Valley, Apple, Google, etc.
17:51 Alors vous terminez aussi votre ouvrage sur des pistes de réflexion pour comment réaligner finalement
17:57 la tech avec son ambition d'un monde meilleur.
18:02 Qu'en est-il des menaces sur le marché, pour le coup, du côté de l'Asie, des menaces de la Chine ?
18:08 Moi, ce dont j'étais assez frappé quand même durant cette enquête,
18:12 puisque les menaces, c'est vraiment les relations, en fait, très fortes entre la Silicon Valley et la Chine.
18:19 À Stanford, j'ai passé beaucoup de temps dans le département d'informatique,
18:24 où, je ne vais pas dire de bêtises, mais la moitié des étudiants étaient d'origine chinoise,
18:30 soit directement, soit à une ou deux générations.
18:34 Du coup, les parents chinois étaient quand même des pourvoyeurs assez importants
18:38 en termes de financement de l'université de Stanford.
18:40 La communauté chinoise dans la Silicon Valley est la plus ancienne,
18:44 à la fois dans la région, c'est le premier Chinatown, il est à San Francisco, en fait,
18:48 dès le 19e siècle, mais aussi dans la tech, c'est aussi le plus structuré,
18:52 c'est le plus important, c'est le plus nombreux, c'est le plus capitalisé.
18:55 Et on retrouve aussi des grandes entreprises de la tech qui font régulièrement des investissements
19:00 dans des entreprises de la Silicon Valley.
19:02 Donc, en fait, il n'y a plus une interaction, une histoire commune.
19:07 Il y a beaucoup de gens qui vont dans la Silicon Valley, qui repartent dans le pays ensuite,
19:10 soit à Taïwan, soit en Chine et anciennement à Hong Kong, et qui font vivre ces échanges.
19:15 Après, la question, c'est celle du durcissement des relations politiques
19:20 entre les États-Unis et la Chine.
19:22 C'est la question de Taïwan qui est vraiment un enjeu crucial par rapport aux micropuces et aux transistors.
19:29 C'est la question aussi de la pénétration du marché chinois par des entreprises de la Silicon Valley.
19:34 C'est vraiment une marotte.
19:35 On a vu Google qui s'est cassé les dents, Uber qui s'est cassé les dents,
19:39 LinkedIn qui vient de fermer ses bureaux en Chine.
19:42 Donc, ça reste une vraie problématique, effectivement,
19:46 et une vraie limite dans cette géopolitique de la tech.
19:49 C'est un paradoxe de plus et il y en a beaucoup dans cette Silicon Valley.
19:55 Je conseille vraiment la lecture de cet ouvrage si on veut comprendre comment fonctionne
19:59 le cœur du réacteur de la tech, l'épicentre de la tech.
20:02 Ça se passe en Silicon Valley et dans ce livre, on découvre vraiment les mécanismes de cet écosystème.
20:08 Merci beaucoup Olivier Alexandre, chercheur au CNRS, auteur de la tech quand la Silicon Valley refait le monde,
20:14 paru chez Seuil le 24 mars dernier.
20:17 Merci encore d'avoir été avec nous.
20:19 On se retrouve après une petite pause. On va s'intéresser au monde du logiciel libre.