ARTE Reportage
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00:00 Les verts s'éternisent en Russie. La guerre aussi. Je me suis longtemps refusé à venir
00:16 dans le Donbass. Je suis contre le conflit militaire. Et je ne suis pas vraiment de nature
00:21 à prendre le risque qu'il implique. Je m'appelle Irina, je suis russe, j'habite à Moscou,
00:29 je suis réalisatrice de documentaires indépendantes. Je voulais voir de mes propres yeux ces régions
00:37 qui sont les nôtres aujourd'hui. Comme celle de Lugansk. Voir cette ancienne ville ukrainienne
00:44 contrôlée depuis 2014 par les séparatistes pro-russes, comme on dit chez vous. Comprendre
00:50 cette opération militaire spéciale, comme on dit chez nous. La grande avenue de Lugansk
01:01 se dresse devant moi, cernée par les affiches du nouveau pouvoir. Depuis le mois de septembre
01:08 dernier, la Russie a officiellement enterréné le rattachement de Lugansk, de son district
01:15 et de trois autres régions ukrainiennes à la Russie. Ce sont des images pour l'histoire
01:20 que je voulais montrer. Ce sont les nouveaux territoires conquis qui m'intéressent, là
01:28 où les journalistes occidentaux n'ont plus que des accès rares. Je roule vers l'ouest,
01:35 en direction de Sivert-Danietsk. Les Russes ont pris le contrôle total de cette ville
01:47 le 25 juin 2022, quatre mois après le début des combats. Depuis, le rouble s'est imposé
01:56 sur les étals des marchés et les boutiques de tenue militaire ont peigné en surrue.
02:03 À une vingtaine de kilomètres du front, dans la banlieue, les habitants ont presque
02:20 tous disparu. Les appartements ont brûlé ou se sont effondrés. Je tente une approche
02:28 timide vers quelques hommes qui attendent devant leur immeuble dévasté. Ils parlent
02:33 russe. On courait d'un appartement vers l'autre, selon les points d'impact des explosions.
02:44 Il y a beaucoup de cratères de l'autre côté. Et ici, les apadensi, les ukrainiens, avaient
02:53 enterré un tank sous le sable, au milieu de la cour. Il est toujours coincé. Avec le
03:00 froid, il a complètement gelé. Ils n'arrivaient plus à le sortir. Les nôtres ont essayé
03:05 de le bombarder. Ici, tout volait. Il y avait des éclats partout. Mais vous n'êtes pas
03:12 parti ? Vous êtes resté ici ? On est sortis quand c'est devenu atroce. On est partis
03:21 fin mars. Et je crois qu'on est revenus fin juin peut-être, quand les nôtres sont entrés.
03:26 Chaque jour, Vladimir et ses voisins attendent des nouvelles de la reconstruction de leur
03:39 immeuble. Ils me confient leur impatience. A demi-mot. Les moscovites reconstruisent
03:48 beaucoup dans la ville. Mais on dit que les financements se sont arrêtés. Les salaires
03:52 ne sont pas payés. Est-ce que c'est lié à la situation ? Est-ce qu'ils ont peur
03:56 de la contre-attaque ? Cela fait longtemps que cela s'est arrêté ? Il y en a beaucoup
04:01 qui sont arrivés en automne. Mais dès que les combats ont repris, ils sont tous partis.
04:06 S'ils ne reviennent pas, il faudra nous aussi partir quelque part, à déménager. On ne
04:12 sait pas pour l'instant. Le printemps arrive, il va faire plus chaud. On verra.
04:19 On verra. Sans réseau de téléphone portable, sans internet, il faut glaner les nouvelles
04:28 auprès des uns et des autres. Vasili attendait depuis plusieurs jours celle d'un camion
04:35 en provenance de Moscou. Par là ! Encore, encore ! Bonjour mon cher. On peut encore
04:54 reculer. Pour l'entrepôt, c'est par là. Ça c'est pour l'école de Zolotoy. On va
05:17 mettre tout ça par là. Oui, ça ce sont les médicaments. C'est l'aide qui nous
05:23 est parvenue de nos hommes à Moscou. Le groupe international de volontaires, Moscou Dombas.
05:30 Chaque sac est étiqueté. Ce sont des affaires pour les enfants, pour les adolescents, des
05:38 vêtements pour femmes, pour hommes. Tout est marqué. J'ai promis aux camarades de
05:45 ne pas les laisser tomber. Je les aide par tous les moyens, par tous les moyens. En
05:50 apportant de l'aide, de l'aide humanitaire, on répond à leurs besoins personnellement,
05:56 à toutes sortes de questions. Ce sont nos enfants.
05:59 À 65 ans, Vasili est bénévole. Il s'occupe de la distribution de l'aide aux civils
06:18 et aux militaires sur le front. Tout cela va pour Zolotoy. C'est un village
06:37 à nous. Avant, c'était le front. Maintenant, c'est notre région. Ça, c'est le fauteuil
06:44 pour le service médical. En ce moment, l'État en tant que tel n'a pas encore gagné en
06:51 maturité. Mais au moins, nous sommes réunis. Nous sommes tous Russes, Russes à part entière.
06:59 Des amis de l'extérieur me demandaient « Oh, la Russie est rentrée chez vous ? ». Je
07:04 répondais « Elle n'est jamais sortie. La Russie, c'est nous. Elle est en nous. »
07:09 En cette période, tout n'est pas encore réglé. On nous le promet, mais bon, on a
07:14 envie de vivre maintenant. On a envie de manger maintenant, pas demain.
07:20 Quelques jours plus tard, j'ai retrouvé Vasili. Nous avons pris la direction de Zolotoy.
07:50 La route qui nous y mène n'est pas encore sécurisée. Il faut slalomer entre les cratères
07:56 en évitant les mines signalées sur le bas-côté. Le village a longtemps été situé sur la
08:08 ligne de front qui se trouve aujourd'hui à moins d'un kilomètre. Le village est
08:15 en grand partie détruit. Beaucoup de ses habitants l'ont déserté. Quelques irréductibles
08:21 sont restés. Vasili et son équipe ont rendez-vous avec Marina.
08:27 Vasili Viktorovich, un grand merci à vous. Moscou-Dombas est avec nous. On aimerait que
08:36 ce soit plus souvent. On aimerait plus d'attention. Car nos gamins sont privés d'enfance.
08:46 Marina dirige l'école de Zolotoy. Du mois, c'est qu'il en reste. C'est-à-dire les classes
08:54 vides, les fenêtres exposées aux quatre vents et aux balles perdues. Il règne un
09:00 calme fragile. Nous nous trouvons maintenant dans le bâtiment des classes de primaire.
09:07 Vous voyez là, il y a une fenêtre avec un impact de tir. Il y en a eu plusieurs. Ils
09:12 visaient d'un bâtiment voisin et le tir d'une mitrailleuse a frappé ici, juste là, regardez.
09:17 L'école a accueilli une centaine d'élèves. Un tiers sont restés dans le village. Mais
09:27 ils suivent les cours à distance. C'est le coin rouge de l'école, vous voyez, avec
09:33 les symboles de l'État. Tout est prêt pour les accueillir à nouveau à la rentrée.
09:37 Ce sont bien sûr les symboles d'État de la Fédération de Russie. Vous voyez, les
09:45 symboles d'État de la République Populaire de Lugansk. Et là, les drapeaux. Marina est
09:55 soutenue par d'autres écoles en Russie. Elles lui font parvenir les manuels et les
09:59 règles générales de l'enseignement.
10:01 Maintenant, le programme est complètement différent. Études approfondies de la langue
10:10 russe. Nous y prêtons beaucoup d'attention, comme à l'étude de la littérature. Toutes
10:16 les heures qui seront mises en option, nous les employons au maximum pour l'étude de
10:20 la langue russe.
10:27 Pour Marina, comme beaucoup d'autres habitants pro-russes, la Russie était la seule issue.
10:34 L'espoir de stabilité, de sécurité. Le pays s'emploie à tenir sa promesse et à gagner
10:46 le cœur des communautés qui étaient encore ukrainiennes il y a tout juste quelques mois.
10:50 Les religieux sont des relés fidèles, comme à Chugunka, un village d'environ 1000 habitants,
11:04 devenu russe le 27 février 2022.
11:07 La cave de cette église nous servait de bunker. On se cachait ici lorsque la situation était
11:20 difficile.
11:21 Le monastère de Varfolome est rattaché à l'église orthodoxe d'Ukraine, mais soumis
11:30 au patriarcat de Moscou. Il a traversé le conflit tout en abritant une étonnante activité
11:35 souterraine.
11:36 L'idée est venue très naturellement. Auparavant, je le faisais pour moi-même.
11:48 Vous savez, pour que quelque chose commence, il faut un coup de pouce. Nous avons eu ce
11:58 coup de pouce.
11:59 Cette guerre a commencé en 2014. Il fallait s'habituer à cette nouvelle situation, trouver
12:11 un moyen pour survivre dans ces conditions.
12:22 On peut fabriquer en un mois, mais l'instrument mûrit en un an. Il faut qu'il sèche avec
12:38 du vernis. Après, il prend cet aspect.
12:42 J'avais du mal à le croire quand on m'a parlé de Varfolome et de son atelier de l'euterie
12:48 à quelques kilomètres du front.
12:51 Sans ressources pour faire vivre sa communauté de 11 moines, Varfolome a repris le métier
12:57 de l'eutier qu'il exerçait dans le civil. Il envoie ses productions dans toute la Russie.
13:04 Maintenant, la Russie s'est ouverte à nous. L'orchestre philharmonique de Novgorod a commandé
13:13 certains de nos instruments pour leurs musiciens.
13:15 Il n'y a pas longtemps, nous avons eu la visite de la scénatrice Darya Sergeyevna Lantratova.
13:23 Elle n'était pas indifférente à l'idée d'encourager la production de violons.
13:29 Nous allons développer cela petit à petit. Je pense que quand on fait quelque chose,
13:37 cela porte ses fruits, certainement.
13:38 Maintenant, il vaut mieux écouter au lieu de parler.
13:45 Relancer l'activité économique, renforcer les liens religieux, planifier les événements
14:03 culturels pour installer durablement les communautés dans les nouveaux territoires.
14:08 Je reprends la route. Une grande fête se prépare à Severodonetsk.
14:24 J'entre par ce quartier résidentiel où régnait sans doute il y a quelques mois une
14:32 grande activité.
14:33 C'est en tout cas ce que m'a confirmé Lena.
14:39 Cette professeure de danse a connu la période ukrainienne, puis a vécu les combats en
14:46 restant cachée.
14:47 Depuis peu, elle s'autorise à reprendre une vie presque normale.
14:52 Lena, on voit beaucoup de graffiti comme celui-ci, des ménages vérifiés.
14:59 Il y en a beaucoup, je pense qu'ils vont se multiplier.
15:05 Ce n'est que le début.
15:07 Pour moi, ils expriment un sentiment de sécurité.
15:12 Il en reste encore beaucoup, malheureusement.
15:17 Les enfants sont prévenus qu'il ne faut pas toucher des objets inconnus et en métal
15:24 en général.
15:25 Ça participe aussi à la sécurité.
15:30 Lena est en charge d'un spectacle culturel pour les célébrations du 9 mai.
15:44 En Russie, elle commémore le jour de la victoire sur l'Allemagne nazie en 1945.
15:51 La fête doit se tenir dans quelques jours dans le palais municipal de la culture, en
15:57 reconstruction.
15:58 Ils changent les fenêtres.
16:02 Le bâtiment a un peu souffert.
16:04 Nous sommes devenus des citoyens de la Fédération Russie.
16:17 A Lahore, évidemment, il est très important pour les enfants d'apprendre la culture de
16:24 leur propre pays.
16:25 Avant, on faisait de la danse moderne, souvent ukrainienne.
16:33 Nous dansions que très peu de chorégraphies populaires.
16:37 Mais nous ne rejetons pas les danses ukrainiennes, ni aucune autre danse étrangère, comme
16:52 les danses espagnoles, par exemple.
16:54 Ils sont une soixantaine d'enfants, ce jour-là.
17:14 La plupart a grandi avec le conflit.
17:18 Les bras ne les collaient pas n'importe comment.
17:36 C'est un mouvement libre.
17:38 Comme toute la danse, c'est une âme ouverte.
17:42 La douche ne se déplace pas.
17:48 Pensez-vous qu'il y aura beaucoup de spectateurs ?
17:51 C'est difficile à dire s'il y aura du monde ou pas.
17:55 Nous sommes dans une situation compliquée.
18:00 Nous ne pouvons pas annoncer le spectacle à l'avance, alors on se contentera des personnes
18:06 qui sont prévenues.
18:07 Ce sera là, là ou là, pour que personne ne soit vraiment au courant.
18:12 L'histoire s'écrit au jour le jour, selon les urgences.
18:23 Celle d'obtenir un nouveau passeport l'est devenue.
18:36 -Vous savez pourquoi il y a autant de gens dans cette file d'attente ? C'est pour les
18:43 passeports ?
18:44 -Oui.
18:45 -C'est bien.
18:46 -Vous avez des passeports russes ?
18:52 -Moi, j'ai un passeport russe.
18:57 -Est-ce que Lena est aujourd'hui plus heureuse avec un passeport russe ? Je ne le saurais
19:05 pas.
19:06 J'ai l'impression qu'elle s'accommode de cette nouvelle vie entourée par les immeubles
19:10 d'entrée.
19:11 -Vous savez, c'est la nature qui nous guide.
19:18 Le printemps s'est installé, le paysage reprend des couleurs, les plantes se réveillent.
19:24 Nous devons faire de même, petit à petit, revenir à une vie paisible, retourner à
19:37 nos occupations.
19:38 -Jusqu'à quand ? Rien n'est figé.
20:00 -Vivre dans le Donbass, c'est cohabiter avec la guerre, les destructions et les mauvais
20:08 souvenirs.
20:09 Vasili m'a donné un dernier rendez-vous.
20:12 Il voulait se confier un peu plus, montrer pourquoi il a fait tout ça à 65 ans et malgré
20:19 deux accidents cardiaques qui l'ont déjà affaibli.
20:21 -Ici sont commémorés les gens qui sont morts depuis 2014.
20:28 Les militaires, on va les appeler ainsi, et les civils.
20:32 La liste a augmenté.
20:33 Ce sont les visages de ceux qui sont morts lors des tirs, dans les cours d'immeubles,
20:39 sur les routes.
20:40 Ici, ce sont les militaires.
20:44 Nos gens qui sont morts sans avoir mis les épaulettes, comme on dit.
20:50 C'est-à-dire sans qu'ils soient en combat.
20:52 Avec ce que j'appelle les fascistes, avec la horde de fascistes.
21:01 Vasili ne retient plus ses mots.
21:04 Vasili est un vrai patriote, imprégné par l'idéologie du Kremlin et ses combats.
21:11 Même s'il est aujourd'hui privé de son fils mort au front il y a quelques mois.
21:16 Mon fils n'était pas militaire.
21:32 Cela s'est mal passé, je ne sais pas.
21:36 La justice devra enquêter dessus, ou pas.
21:39 Je ne sais pas.
21:42 Il a tout de suite été envoyé en première ligne.
21:45 Il a été appelé en février, il est mort en mars.
21:53 A Mariupol, on les a laissés sans, comment dire, du point de vue militaire.
22:00 Sans soutien, sans renfort, sans renseignement.
22:06 Ils ont été fusillés comme des châteaux.
22:11 La seule chose, c'est qu'il y a beaucoup de paperas.
22:19 Il est mort à Mariupol.
22:22 Ceux de Donetsk disent de contacter les autorités chez nous.
22:28 Ici, elles nous disent, allez là-bas, car il est mort là-bas.
22:35 Certains n'ont même pas encore touché les indemnités.
22:39 Nous, on les a reçus, sauf pour l'enterrement.
22:44 On nous renvoie de Donetsk à Lugansk.
22:52 De Lugansk à Donetsk.
22:55 Certains ne croient pas qu'il y aura une nouvelle Russie.
23:00 Nous, nous pensons que si.
23:04 On a perdu tellement de gens pour la Novorossia.
23:08 Pour devenir la Russie.
23:12 Vassily a fait le deuil d'un fils.
23:17 Il vient d'en accueillir un second chez lui, de retour du front gravement blessé.
23:22 Dans le Donbass, le printemps s'installe.
23:28 Les cimetières fleurissent au rythme des morts.
23:31 Qu'on ne compte plus.
23:33 Avant de partir, Varfolome m'a convié aux célébrations de Pâques qu'il a promis
23:52 de partager avec tous, y compris les Ukrainiens.
23:56 Sont-ils venus ? Je ne sais pas.
24:00 Même si ce n'est pas facile, pour nous tous, c'est une épreuve que nous devons affronter
24:10 ensemble.
24:11 Voir la souffrance, voir la mort, tout ressentir par soi-même.
24:20 Et dans ses visages, je ne peux m'empêcher d'y voir une tristesse immense.
24:29 Je quitte le Donbass dans la nuit froide et sombre.
24:35 Est-ce que j'y reviendrai ?
24:40 Je ne sais pas.