"Il y a une forme de rancœur. Il y a une atténuation, mais certainement pas un effacement" explique ce matin le directeur délégué chez Ipsos France alors que commence 14e journée de mobilisation contre la réforme des retraites. "55% des Français estiment que ça doit continuer". Maintenant que le décret d'application de la réforme a été publié, la mobilisation dans la rue diminue, "c'est en baisse, mais le cœur de la réforme qui n'a jamais été accepté continue à ne pas l'être" explique Brice Teinturier. "Il y a le sentiment d'une présidence autoritaire qui a imposé en disant d'emblée que ce n'était pas négociable avec une majorité qui n'est pas absolue".
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00:00 Leïa Salamé, votre invitée ce matin est politologue, directeur déléguée de l'Institut
00:05 Ipsos.
00:06 Bonjour Brice Tinturier.
00:07 Bonjour Leïa Salamé.
00:08 Merci d'être avec nous ce matin.
00:09 On voulait faire un point avec vous sur le moral et l'état d'esprit des Français
00:12 en cette 14e journée de mobilisation contre la réforme des retraites.
00:15 Et alors que le décret sur l'âge légal à 64 ans a été publié l'week-end dernier
00:19 au journal officiel, la page des retraites est tournée pour le gouvernement, Brice Tinturier,
00:24 mais l'est-elle pour les Français ?
00:25 Non, elle ne l'est pas pour les Français.
00:27 L'acuité de la colère s'est atténuée, ça c'est incontestable, mais elle ne s'est
00:32 pas effacée.
00:33 C'est toujours quelque chose qui a profondément marqué les Français, qui est toujours là.
00:37 Il y a une forme de rancœur.
00:39 Encore une fois, d'autres sujets sont venus dans l'agenda, d'autres sujets de préoccupation
00:44 aussi, notamment le pouvoir d'achat.
00:45 Donc atténuation, mais certainement pas effacement.
00:48 55% des Français estiment que la mobilisation doit continuer, publie ce matin Harris Interactive.
00:53 Vous avez à peu près les mêmes chiffres.
00:55 Les chiffres baissent, mais ils restent positifs et 66% des Français encore aujourd'hui
00:59 disent être contre cette réforme.
01:01 Oui, c'est tout à fait symptomatique.
01:02 Ça montre bien que le cœur de la réforme qui n'a jamais été acceptée continue à
01:06 ne pas l'être, mais que malgré tout, on passe à autre chose parce qu'il faut bien
01:10 passer à autre chose.
01:11 Est-ce qu'il y aura du monde, selon vous, dans la rue aujourd'hui, où on sera loin
01:14 des mobilisations historiques des mois de février-mars ?
01:17 Je crois que la logique du mouvement, c'est une logique progressive de moindre mobilisation.
01:22 On ne se mobilise pas quand la loi est passée, quand les Français ont totalement intériorisé
01:27 qu'elle était là et quand il n'y a pas de perspective d'inversion de cette loi.
01:30 Vous parlez de rancœur ce matin.
01:32 Quand vous les sondez, quand vous les appelez aujourd'hui les Français, qu'est-ce qu'ils
01:35 retiennent de ces 4-5 mois de mobilisation ?
01:37 On a beaucoup parlé de la colère.
01:39 C'est quoi ? La colère est en train de se transformer en ressentiment.
01:43 Il y a quelque chose… Comment vous qualifiez ce qui traverse quand vous appelez les gens,
01:49 les sentiments qui les traversent ?
01:50 Il y a de la colère, il y a du ressentiment.
01:53 Il y a aussi le sentiment d'une présidence autoritaire qui a imposé, en disant d'emblée
01:58 que ce n'était pas négociable, le cœur d'une réforme qui était profondément
02:02 rejetée.
02:03 Donc, au-delà de la difficulté pour les Français à accepter de travailler deux années
02:06 de plus, il y a aussi ce sentiment d'un président qui a imposé quelque chose et
02:11 qui l'a fait d'autant plus qu'il n'a pas de majorité absolue, ce qui apparaît
02:15 comme encore plus difficile à accepter.
02:18 De ce point de vue, c'est tout à fait différent de ce qu'on avait eu en 2010.
02:21 En 2010, Nicolas Sarkozy avait une majorité.
02:24 Donc les Français s'étaient beaucoup mobilisés contre la réforme des retraites.
02:28 Mais il y avait cette légitimité-là.
02:30 Là, ils ont le sentiment que vraiment, le président a imposé quelque chose contre
02:36 les Français et sans en avoir en réalité au Parlement tous les moyens.
02:40 En même temps, Emmanuel Macron a stoppé la chute de sa code de popularité.
02:43 Elle remonte même entre deux et quatre points selon les instituts de sondage.
02:46 Qui sont ces Français qui le soutiennent à nouveau ? C'est sa base qui le consolide,
02:50 c'est encore une fois les retraités ou c'est plus large ?
02:52 Il y a d'abord sa base.
02:53 Il est effectivement à 90% de jugement favorable chez les sympathisants de la REM.
02:58 Au début, il s'était fortement effrité et corné dans l'acmé du rejet de la réforme
03:03 des retraites.
03:04 Donc ça, c'est le premier point.
03:05 Et puis ça s'est un petit peu atténué aux extrêmes, dans les jugements notamment
03:10 très défavorables.
03:11 Ça reste élevé.
03:12 On est à 47% de jugement très défavorable.
03:15 C'est six points de moins qu'il y a un mois.
03:18 Ça se joue un petit peu aux extrêmes, mais aux extrêmes, chez les sympathisants
03:22 RN ou des sympathisants de la France Insoumise, vous êtes à des niveaux qui restent colossaux
03:27 de rejets.
03:28 On est par exemple à 79% de rejet chez les sympathisants de la France Insoumise et 86%,
03:37 excusez du peu, chez les sympathisants RN.
03:39 Donc l'intensité du rejet, elle reste quand même très forte dans ces familles politiques.
03:43 Et ces sympathisants, qui aujourd'hui ? Quel est le profil des sympathisants d'Emmanuel
03:49 Macron ? On parle souvent des retraités.
03:51 Qui sont-ils ?
03:52 Il n'a pas beaucoup varié.
03:54 Il s'est plutôt accentué.
03:55 C'est-à-dire qu'ils sont des catégories plus aisées que la moyenne des Français,
03:58 plus âgés également.
03:59 Il y a les retraités, il y a les seniors effectivement qu'Emmanuel Macron a captés
04:03 au détriment de la droite de gouvernement.
04:05 En revanche, il a beaucoup perdu chez les plus jeunes.
04:08 Il a perdu aussi dans le monde du travail, chez les actifs.
04:11 Et la réforme des retraites n'a pas aidé pour cela.
04:14 Donc des Français âgés, aisés et plutôt aussi dans les grandes métropoles.
04:20 L'opération séduction en direction des classes moyennes, avec des promesses de baisse
04:23 d'impôts d'ici la fin du quinquennat, ça marche ça ? Ça passe ?
04:27 Ça fait partie des petits éléments, des petits cailloux que sème le président de
04:31 la République et qui lentement lui permettent malgré tout de se désengluer de l'affaire
04:39 des retraites, parce que la question fiscale, elle est fondamentale pour les Français.
04:43 La question du pouvoir d'achat est fondamentale.
04:45 Et là-dessus, tout en réactivant l'idée d'une France qu'on réindustrialise, qui
04:50 devient plus compétitive sur le plan économique, oui, il progresse légèrement.
04:54 Ça fait partie des explications de sa légère remontée.
04:57 Vous dites que cette crise a renforcé l'image d'une présidence autoritaire qui n'écoute
05:01 pas.
05:02 Ce qui se passe à l'Assemblée nationale, ce qui va se passer jeudi avec cette proposition
05:06 de loi, Lyott, l'opposition qui crie un déni de démocratie, la présidente de l'Assemblée
05:12 nationale qui devrait dire c'est tiré au cheval.
05:14 C'est perçu par les Français ? Ça les touche ?
05:18 Non, je pense que ça, ça glisse auprès des Français.
05:21 Ce n'est plus le sujet.
05:23 Encore une fois, ils ont intégré que la réforme des retraites, elle était passée.
05:26 Ils savent que ce qui va se passer avec le groupe Lyott ne mènera pas à un revirement
05:32 sur la question fondamentale du report de l'âge de départ à la retraite.
05:35 Donc c'est quelque chose qui ne les mobilise pas fortement.
05:37 Un remaniement, un changement à Matignon, ça aurait de l'effet sur l'opinion ou
05:41 c'est trop peu ?
05:42 Un remaniement n'a quasiment jamais d'effet sur l'opinion s'il ne s'accompagne pas
05:47 d'un changement de ligne profond comme on l'avait eu par exemple en 83.
05:50 C'est l'exemple emblématique.
05:52 Donc il faut à la fois changer évidemment les têtes de l'exécutif mais surtout avoir
05:57 une politique alternative.
05:58 Quel est le risque pour ce deuxième quinquennat d'Emmanuel Macron ?
06:02 Le risque je crois c'est celui d'une présidence banale.
06:05 Et c'est probablement le risque le plus insupportable pour le président de la République.
06:10 Mais le côté transformation du pays, le côté flamboyant qui était celui de 2017,
06:16 quand vous n'avez pas de majorité absolue, vous êtes entravé, vous êtes empêché.
06:20 Le pays n'est pas à arrêt.
06:21 Il y a des réformes qui vont se faire par voie de règlement, aussi au Parlement parce
06:26 que des majorités pourront faire.
06:28 Mais si finalement la présidence, le second quinquennat est assez banal, et bien c'est
06:34 ça qui risque de se produire.
06:35 Et je crois que c'est le plus préjudiciable pour un président qui voulait imprimer sa
06:38 marque et qui a un rapport à l'histoire où la marque des hommes compte beaucoup.
06:42 L'opposition, on a répété il y a un mois que c'est le Rassemblement National et Marine
06:45 Le Pen qui avaient capitalisé politiquement sur la réforme des retraites.
06:48 Est-ce toujours le cas ou ça se tasse ?
06:50 C'est vrai mais c'est en plateau.
06:51 Donc Marine Le Pen reste par exemple la deuxième personnalité la plus populaire dans notre
06:57 pays.
06:58 Elle a un peu tassé malgré tout le mois dernier.
07:00 Donc oui c'est bien l'ERN qui capitalise mais on n'est pas sur une expansion continue,
07:06 linéaire.
07:07 Comme ça avait été le cas au début de l'année.
07:09 Parce que quand même elle a fait 12 points en un mois.
07:11 Tout le salon.
07:12 Mais là maintenant la question des niveaux elle reste forte.
07:14 Vous avez aussi des difficultés pour le Rassemblement National à aller plus loin.
07:18 Quand Emmanuel Macron dit « les arguments moraux contre l'extrême droite ne marchent
07:21 plus », rappeler l'héritage idéologique du parti de Marine Le Pen avec les mots des
07:24 années 90 comme « fasciste ça ne prend plus en 2023 », il a raison.
07:28 Les arguments moraux uniquement, bien sûr que ça ne suffit pas.
07:32 Maintenant faut-il se passer des arguments moraux ? Non je ne crois pas.
07:35 Il faut être capable d'alimenter à la fois une critique très concrète, de montrer
07:39 ce que le programme ou l'application du programme du RN pourrait engendrer pour les
07:43 Français comme effet négatif.
07:45 Mais si personne ne considère qu'il y a une diabolisation du RN en raison de son
07:52 caractère extrémiste, et bien vous faites le jeu du RN.
07:56 Marine Le Pen a lutté contre la diabolisation parce qu'elle savait parfaitement que justement
08:01 cette condamnation morale lui coûtait beaucoup de points.
08:04 Et la gauche, Brice Tinturier, la nuppesse, est-elle audible ? Est-elle crédible ?
08:08 Non, de moins en moins.
08:10 En tous les cas actuellement il n'y a pas de progression et de dynamique en faveur
08:13 de la gauche.
08:14 Ce n'est pas du tout la France Insoumise qui a capitalisé depuis le début de l'opposition.
08:19 Au contraire, elle s'est affaissée dans l'opinion, c'est plutôt le RN pour le
08:22 coup qui a profité de la séquence.
08:24 Dernière question, Emmanuel Macron a repris le thème de « décivilisation » qui lui
08:27 aurait été soufflé par Jérôme Fourquet.
08:30 C'est un terme qui imprime dans l'opinion, à votre avis, la décivilisation ?
08:33 Je crois que c'est un terme déjà conceptuel.
08:36 Il vaut mieux parler d'une expansion de la violence ou comme certains l'avaient
08:40 fait auparavant, quitte à être sur ce registre d'ensauvagement.
08:43 Et puis c'est un thème un peu compliqué parce que la civilisation et la décivilisation
08:48 ça renvoie pas uniquement à la question de la violence, ça renvoie à un niveau de
08:53 sophistication des sociétés, de complexité.
08:56 Et de ce point de vue, il n'y a pas de décivilisation en France, c'est tout le contraire.
08:59 Ah vous n'y croyez pas ?
09:00 Je pense que ça ne s'applique pas au cas français qu'il y ait plus de violence.
09:06 Oui, ça c'est tout à fait juste et c'est ce que voulait signifier le président de
09:09 la République.
09:10 Mais pas de décivilisation ?
09:11 Et la décivilisation, à ce moment-là, ça voudrait dire qu'on aurait moins de
09:14 droits, moins de protections, moins de technologies, moins de complexité.
09:19 C'est tout le contraire.
09:20 Le pays évolue de plus en plus vers tous ces éléments et de ce point de vue ne se
09:23 décivilise pas.
09:24 Brice Stinturier était notre invité, merci et belle journée à vous.