L’établi de Robert Linhart, partie 2 - La chronique de Juliette Arnaud

  • l’année dernière
Aujourd'hui, Juliette poursuit sa chronique sur le livre de Robert Linhart, L'établi.

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Transcript
00:00 17h27 sur France Inter, c'est encore classe, donc on va faire comme si on était en classe,
00:04 avec notre professeur de littérature classique, Juliette Arnaud, Madame Arnaud bien sûr.
00:09 Vous poursuivez la lecture entamée mercredi dernier de « L'établi » de Robert Linard,
00:14 qui fait partie de ces intellectuels qui, à partir de 1967, s'établissent en usine,
00:22 vivent un petit peu quelques temps la vie d'ouvrier et en tirer un récit, « L'établi ».
00:26 On poursuit ?
00:27 Voilà, donc il est là pour faire en gros de l'agitation en politique, Robert, et il
00:31 commence surtout par pédaler dans la smoule.
00:32 C'est que c'est grand, une usine, même celle-là, qui ne contient que 1 200 membres
00:37 de la « classe ouvrière ». Et puis, la « classe ouvrière », comme disent ses camarades
00:42 étudiants de la gauche prolétarienne, c'est pas comme en théorie.
00:46 En pratique, dans la « classe ouvrière », et c'est ce que Robert va comprendre, chacun
00:50 a une histoire particulière, chacun tâtonne à la recherche d'une issue dans cet univers
00:55 semi-pénitentiaire.
00:56 Bref, je le cite, « la bigarrure et la mobilité de la population d'OS d'ouvriers spécialisés
01:01 bousculent et submergent l'OS d'emprunt qu'est Robert ».
01:04 En 1968, Karl Marx est mort depuis un bout de temps.
01:08 Il a publié un siècle plus tôt, je le cite, son plus redoutable missile qui était lancé
01:12 à la tête de la bourgeoisie, c'est-à-dire son livre, Das Kapital.
01:16 Et je crois que de sa tombe, face à Robert, le militant submergé par cette classe ouvrière
01:20 inconnue, Karl Marx se réveille pour beugler « I fucking warned you dude, I told you bro ».
01:26 Oui, dans ma tête, Marx parle américain, je fais ce que je veux dans ma tête.
01:31 En gros, ça veut dire « merde, je t'avais putain de prévenu mec ».
01:34 Mais moi, c'est aussi ce qui me touche avec ce livre.
01:37 C'est la manière dont Robert Linnard livre sa compréhension lente des autres, et son
01:41 refus obstiné tout au long du récit de se raconter lui, hors de l'usine.
01:44 Ses études, sa famille, sa vie intime, rien.
01:47 Sa compréhension des autres est lente, mais il comprend deux-trois trucs assez pertinents
01:52 pour être répété ici.
01:53 Par exemple, chacun d'entre eux, chacun des OS, a une histoire individuelle plus passionnante
01:58 et tourmentée que celle de l'étudiant qui s'est provisorément fait ouvrier.
02:02 Les bourgeois s'imaginent toujours avoir le monopole des itinéraires personnels.
02:06 Quelle farce.
02:07 Ils ont le monopole de la parole publique.
02:09 C'est tout.
02:10 Est-ce que les choses ont changé depuis 68 ? Pas trop trop.
02:13 Coucou Sylvain Tesson.
02:14 Parenthèse pertinente, refermée.
02:16 Robert Linnard cherche les éléments les plus combattifs.
02:20 Il y a l'italien primo, il y a le Mohamed, le Kabyle, il y a Georges, le Yougoslave,
02:24 il y a Christian, le Breton.
02:25 Et c'est là que Robert devine la résistance qu'il recherchait.
02:28 Je le cite.
02:29 "Je la devine enfouie dans les collectivités nationales immigrées.
02:31 La résistance murmurée en Kabyle, en arabe, en serbo-croate, en portugais, dissimulée
02:36 sous une feinte résignation."
02:38 Et la résignation arrête d'être résignée quand la direction de l'usine, pas de France
02:43 décide de faire payer aux OS les événements de 68.
02:47 Une sèche note de service les avertit.
02:49 Ils vont tous bosser 45 minutes de plus, dont la moitié sans être payés, histoire de
02:54 "rembourser" les maudites avances que la direction, affolée par le rapport de force
02:58 de mai 68, avait alors consenti.
03:01 Ben la voilà la brèche, la voilà l'étincelle.
03:03 Beaucoup sont indignes et c'est une litotte.
03:05 Alors Robert s'efforce que cela se parle, se compte, se ligue.
03:07 Et la grève est décidée.
03:09 Le premier jour où la chaîne voudra continuer les 45 minutes supplémentaires, les OS arrêteront
03:14 la chaîne.
03:15 Il est 17h moins une.
03:16 Personne ne sait si le plan va fonctionner.
03:17 Dans l'usine, ce n'est que stridents, hurlements, vises, vrilles, vilebrequins, matos, marteaux,
03:22 perceuses, limes.
03:23 Et puis 17h.
03:24 Et enfin, enfin, un silence qui résonne dans toute l'usine jusque dans ma tête de lectrice.
03:29 Parfois la victoire, c'est sans bruit.
03:31 C'est juste le bruit qui s'arrête.
03:32 Alors évidemment je ne vous raconterai pas ce qu'il advient ensuite quand il faut que
03:36 la grève se prolonge parce qu'en fait, vous savez, parce que "I fucking warn you dude"
03:41 comme disait l'autre.
03:42 Je vais vous laisser avec une autre pertinence de Robert, Linar, parce que Robert non seulement
03:47 en 78 il avait des fulgurances, mais il avait aussi un sens certain de l'écrit.
03:51 Il dit "Un jour, nous organiserons notre travail.
03:54 Nous produirons d'autres objets.
03:55 Nous serons tous savants et soudeurs, écrivains et laboureurs.
03:58 Nous inventerons des langues nouvelles."
04:00 Je vous laisse, j'ai envie d'y rêver.
04:02 Merci, bisous, merci.
04:04 - Juliette Arnault et cette lecture de l'établi de Robert Linar que vous pourrez récupérer
04:08 en podcast ou sur Youtube bien sûr.
04:11 - Ou des éditions de minuit.
04:12 - Bien sûr, évidemment, pour le livre, en livre de poche.
04:16 Juliette, les ouvriers, ils prenaient ces intellectuels pour des zinzins quand même ?
04:21 - Alors dans ce qu'il raconte, dans ce qu'il raconte lui dans le livre, c'est que ce qu'ils
04:26 ne comprennent pas c'est "Qu'est-ce que tu fous là ? Barre-toi, casse-toi, si toi t'as
04:29 les moyens de pas être là, casse-toi" mais au moment où la grève arrive, ils voient
04:35 ce que sait faire Robert, c'est-à-dire qu'il compte pas ses heures, qu'il s'épuise à
04:40 faire le lien.
04:41 Et je vous dirai pas si ça marche, parce que ça marche pas.
04:45 - Merci ma chère Juliette sur les bons conseils de Laelia Veyron qui est en notre compagnie
04:51 et que vous entendrez dans quelques instants.
04:53 Avant cela, on reste…

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