• l’année dernière
Transcription
00:00 Un jour de mai 1720, le capitaine du Grand Saint Antoine, nommé Château, est enfermé dans sa cabine,
00:11 alors que le bateau mouille discrètement, non loin de Toulon. L'homme se lève, déverrouille la porte
00:18 précédemment fermée de l'intérieur, et sort sur le pont, l'air anxieux. Il le traverse dans une
00:24 ambiance lourde, alors que ses hommes épuisés l'observent quitter le Trois-Mas pour rejoindre
00:28 la terre ferme. Personne. Château attend. Il attend quelque chose ou quelqu'un qui le délivrera
00:34 d'une querelle interne dévorante. Quand enfin, une silhouette apparaît et s'approche de lui,
00:40 il est soulagé. Les deux hommes se parlent longuement sans que l'on sache ce qu'ils se
00:44 disent. Puis, chacun repart dans une direction, l'un par la terre et l'autre par la mer.
00:50 Quelques jours plus tard, Château aperçoit enfin la ville se dessiner. Il est soulagé,
00:58 car la traversée fut une épreuve. Marseille trône face à lui, vivante, bruyante, odorante. C'est la
01:06 porte de la Provence, et même de toute la France, qui fait ici office de destination d'un voyage
01:10 particulièrement compliqué. La procédure, il la connaît. Il se rend en chaloux vers le contrôle
01:17 sanitaire, où il présente à un entendant de santé les documents concernant son voyage depuis le
01:21 Levant. Celui-ci reste à distance et prend les documents à l'aide d'une longue pince,
01:26 puis les trempe dans du vinaigre avant d'en prendre connaissance. Au moindre soupçon de peste,
01:33 on lui délivrera une patente brute, et la quarantaine se fera sur l'île Oudjar, à 6 km
01:39 du littoral. Ce qui, certes, endommagera les précieuses marchandises qu'il a à son bord,
01:43 et protégera la ville et ses habitants. L'entendant demande donc au capitaine s'il a eu des malades
01:49 pendant la traversée. Château lui répond la vérité. "Huit morts." "Huit morts ?" répète
01:56 l'entendant, qui ne s'attendait pas à cette réponse. Il prend note des informations,
02:00 et renvoie le capitaine à son bord, toujours à l'équerre du littoral. Mais étrangement,
02:06 une semaine plus tard, le grand Saint-Antoine est autorisé à débarquer hommes des marchandises
02:10 directement sur le continent, aux infirmeries, où ils sont mis en quarantaine aux portes de la ville,
02:14 car il est jugé que ces morts ont succombé de fièvre. Les portefeuilles déchargent des
02:19 haïrs les tissus, pendant que les marins attendent avec impatience de pouvoir rejoindre leur famille,
02:23 qui viennent parfois leur parler à travers le grillage, échangeant même quelques bouts
02:27 d'étoffes venues d'Orient, qui font leur coup jusqu'au tanneur de la ville.
02:30 On est alors en plein été, la saison qui fait de Marseille-Scalet, une capitale méditerranéenne
02:40 prospère, où il fait bon vivre et faire du commerce. C'est malheureusement là que débute
02:45 cette sombre histoire. L'un après l'autre, les portefeuilles tombent malades. Un premier succombe,
02:50 puis un deuxième, un troisième. Et là, les regards se tournent vers ces cas, qui interrogent.
02:56 Mais la panique ne gagne pas le bureau de la santé. Quel que soit ce mal, il sera contenu par les murs
03:02 des infirmeries, dont c'est précisément la raison d'être, et qui ont maintes et mointes fois prouvé
03:06 leur valeur. Cette fois-ci néanmoins, le malheur se répand. Le 20 juin, une lavandière s'écroule
03:13 dans les bas-fonds de la ville, puis un tailleur une semaine plus tard. La maladie se propage très
03:17 vite dans toute la rue de l'échelle, connue pour ses tisserands et tanneurs. Il est pourtant clair
03:22 que les autorités s'interdisent de prononcer le mot qui fâche, et cela pour une raison très claire.
03:26 Marseille est une ville de négociants. Arrêter le commerce, c'est mettre à mal les élites de la
03:31 ville entière. Le 9 juillet, le docteur Charles Pessonnel et son fils se rendent au chevet d'un
03:39 enfant souffrant de symptômes graves, non loin de la rue infestée. Ils l'auscultent, et à mesure que
03:45 la vérité apparaît progressivement, leur morale plonge. C'est la peste, le Moïdi. Ce n'est pas
03:52 une intoxication à de la nourriture avariée, ou une quelconque fièvre. C'est le trépas en personne.
03:57 Il est dans la ville. Les deux hommes avertissent alors le bureau de la santé, qui minimise leurs
04:04 craintes, et ne semblent pas s'émouvoir du risque élevé d'épidémie. C'est pourtant précisément son
04:09 rôle. Les morts s'accumulent, et le 23 juillet, deux mois après l'arrivée du grand Saint-Antoine,
04:15 14 personnes meurent en un seul jour dans la rue de l'échelle. 14. Les échevins réalisent alors
04:22 seulement la gravité de la situation. Cela fait des semaines que la mort les regarde droit dans
04:26 les yeux alors qu'ils détournent le regard, pour ne pas entraver un premier ce qui fait Marseille,
04:29 et les bourgeois qui y vivent. Ils vont désormais le payer, et rien de moins que la ville entière
04:34 servira de tribut. L'Estelle, le premier échevin, s'en veut. Peut-être a-t-il trop tardé à prendre
04:43 le risque au sérieux. Peut-être. L'estime en tout cas sa part de responsabilité grande dans
04:48 cette histoire, et veut sauver ce qui peut encore l'être. Pour ce faire, il rassemble des portefeuilles
04:53 et se charge d'aller vider la rue de l'échelle en personne. En pleine nuit, pour ne pas alimenter
04:57 de soupçons, les cadavres sont rassemblés. Les malades et leurs familles évacuées, de force
05:02 s'il le faut. Puis les maisons sont scellées et passées à la chauvive. Mais la rumeur, aussi
05:07 contagieuse que la maladie elle-même, se répand vite, et la cité tombe alors dans la terreur.
05:12 Aux premiers échos, ceux qui le peuvent quittent la ville, pour se réfugier dans le terroir
05:24 environnant. La peste dans leurs bagages. Mais curieusement, les échevins, eux qui administrent
05:29 la ville, ne fluent pas. Il semblerait que quelque chose pèse sur leur conscience. Et ce choix,
05:35 ils l'assument, car à partir du 31 juillet, la ville est close. Plus personne n'est en droit
05:39 d'entrer ou sortir. Et ceux qui restent font devoir survivre, nez à nez avec la mort.
05:44 Les habitants sont alors encouragés à allumer des brasiers devant leur maison,
05:48 partout dans la ville, pour contrer les miasmes. Marseille, qu'on croirait être un gigantesque
05:53 foyer incandescent, survit, et tente de lutter contre un fléau que ses habitants ne comprennent
05:57 pas. Les médecins pratiquent des saignées, et du souffrer brûlé chaque jour à 17h,
06:02 dans le but de purifier l'air. Bien sûr, rien n'y fait. C'est désormais 50 personnes qui meurent
06:08 tous les jours. Puis 100, 200, et le chiffre continue de croître inexorablement au cours
06:12 du mois d'août. La ville qui quelques jours plus tôt prospérait au soleil, sous le champ des cigales,
06:17 envahie par un air salin qui réchauffait le cœur de quiconque l'eumait, est désormais la bouche
06:21 grande ouverte des enfers sur terre. Le silence l'habite, et une odeur de putréfaction insoutenable
06:26 l'accompagne. Les services de santé sont débordés, on ne sait plus quoi faire des malades, ni des
06:31 cadavres qui s'amoncèlent et poussent ainsi les autorités à désormais privilégier les fausses
06:34 communes aux sépultures habituelles. Et puis les fosses sont pleines, alors on embeige de nouvelles,
06:39 qui se remplissent à leur tour aussi vite qu'on les a creusées.
06:42 Tout ce que la peur de la mort peut faire à un être et ses valeurs, elle le fait aux habitants
06:54 de Marseille, qui perdent peu à peu leur humanité. Les malades sont abandonnés dans des rues où
06:59 croupissent les corps de ceux qui étaient dans le même état quelques heures auparavant,
07:02 en tant les allait pavés, et rendent-elles des esprits malsains, avant de s'effondrer à leur
07:08 tour. Les familles se délitent comme les corps se décomposent. Seule règne la crainte, de l'autre,
07:14 du contact, de l'air, de Dieu. Oui, tout ce qu'il reste alors à ces âmes perdues est le salut,
07:20 la promesse d'une vie meilleure après cette mort abjecte. C'est ainsi que des prêtres parcourent
07:25 les rues pour donner l'extrême option au péril de leur santé, puis contaminés eux aussi,
07:29 meurent sans ce privilège. Dans cet entrouble, la cruauté de cette punition divine n'épargne
07:35 personne, mais elle sait mettre en valeur le courage de certains. On raconte d'ailleurs que
07:40 l'évêque de Belzins ouvre à main nue la bouche des malades pour y déposer l'hostie.
07:43 Et la ville se vide. C'est désormais plus de 600 personnes qui meurent quotidiennement. Ni la foi,
07:51 ni les mesures sanitaires n'entravent l'épidémie, touchant aussi les faux soyeurs,
07:55 qu'on remplace alors comme on le peut par des prisonniers à qui on promet la liberté.
07:59 Une fois recrutés, ces derniers forment quatre groupes menés par les échevins,
08:03 dont Estelle, qui parcourt la ville jour après jour sans relâche, obligée de faire des choix
08:08 draconiens pour épargner le plus grand nombre de Marseillais, au détriment de ceux qui paraissent
08:12 condamnés. La région entière est alors touchée par un mal qui fauche 800, 900,
08:18 plus jusqu'à 1000 personnes par jour. Elle se voit donc elle aussi confinée par un arrêté du roi.
08:23 L'armée française est mobilisée massivement pour contrer la peste, qui affaiblit considérablement
08:28 un royaume dont la porte commerciale est totalement close. Pendant des semaines,
08:32 le silence est roi, pesant, parfois rompu par le son des tomberaux sur le pavé ou d'une personne
08:38 agonisante, suppliant le ciel de l'épargner ou un minima d'abréger ses souffrances,
08:43 alors que les êtres sains, blottis dans leur foyer, prient pour ne pas finir ainsi.
08:48 Mi-septembre, la situation se stabilise. On continue à débarrasser la ville de ces cadavres
08:56 gisant au sol depuis des mois, et petit à petit, la ville est nettoyée, excepté le quartier de la
09:01 Tourette, particulièrement atteint durant cette sombre période, et dans lequel tant de morts
09:05 pourrissent encore après un été de fermentation. Intransportable. C'est là qu'intervient un homme,
09:10 Nicolas Rose, qui face à la difficulté et fort de son expérience en Orient, propose son aide aux
09:16 échevins, qu'il accepte. Il entraîne une centaine de forçats sous son commandement, les équipes de
09:20 pince, râteau et tombe-roux, et les guides là où plus personne ne veut mettre les pieds. Ensemble,
09:25 ils vident l'ultime charnier de ces 1200 cadavres à peine humains. Ceux-là sont jetés dans les
09:30 fosses, et immédiatement recouverts de chauve-vivre et de terre. Une tâche difficile, et très risquée,
09:35 menée d'une main de fer par Rose qui sait y faire avec les forçats, les empêchant de piller ou
09:39 fuir. L'action est belle, mais une fois accomplie, elles tombent malades les uns après les autres,
09:44 Rose y compris. Ces prisonniers à qui on avait promis la liberté n'y gagnent que la mort,
09:48 mais une mort honorable. Sur les 150 hommes, seuls trois survivent, et Rose, touchée comme les
09:55 autres, parvient aussi à en revenir, obtenant dans cette histoire un prestige considérable,
09:59 la reconnaissance éternelle d'un peuple marseillais qui a de la mémoire, et du respect pour les braves.
10:04 A partir d'octobre enfin, après quatre mois d'apocalypse qui touche à la Provence entière,
10:10 la vie reprend son cours. Progressivement, la moitié de la population ayant survécu à l'enfer,
10:15 bien que marquée à jamais, retrouve une vie à peu près normale. L'odeur de la mort laisse à
10:21 nouveau place au parfum de la côte méditerranéenne, et le silence s'estompe au profit des cigales,
10:26 dont le chant résonne à nouveau.
10:29 En ce fameux jour de mai 1720, alors que le capitaine du grand Saint Antoine pose le
10:44 pied à terre vers Toulon, nul ne sait la catastrophe qui les attend. Marseille n'a pas
10:49 connu de peste depuis 70 ans, et elle se sait protégée par ses échevins et son bureau de la santé.
10:53 Pourtant, si Château s'est enfermé dans sa cabine, c'est parce qu'il craint un malheur
10:58 dont il n'ose pas prononcer le nom. Il sait d'où vient son bateau. Or la peste règne à Damas,
11:03 au Levant plus largement, d'où elle est endémique, et les nombreux morts qu'il y a eu à bord ne
11:08 présagent rien de bon. Le problème, c'est que les cales du grand Saint Antoine renferment une fortune,
11:14 une fortune qu'il serait bon de ne pas voir disparaître sur les logears, car de riches
11:19 négociant de la ville en sont propriétaires. Et c'est cela qui le pousse à prendre conseil auprès
11:24 de l'un d'eux, l'un des hommes les plus influents de la ville. Ce dernier saura quoi faire, il prendra
11:29 la juste décision. Château le sait, le croit, l'espère. Quand enfin l'homme apparaît et s'approche
11:38 de lui, il est soulagé. La silhouette vient vers lui, à cheval, avant d'en descendre et se présenter
11:44 face au capitaine. C'est Jean-Baptiste Estelle, premier échevin de Marseille, qui a fait le
11:51 déplacement pour veiller au bon déroulement des opérations à venir, et la protection de son
11:54 propre investissement. Ils se parlent longuement, sauf qu'on sache ce qu'ils se disent. Estelle a un
12:01 plan pour ne pas perdre la marchandise, et il le communique au capitaine du bateau. Les deux hommes
12:06 ignorent absolument tout du supplice qu'ils s'apprêtent à lâcher sur leur ville, alléchés
12:10 par la paix du gain, désorientés par une cupidité maladroite qu'ils regretteront amèrement. Et puis,
12:17 une fois qu'ils se sont mis d'accord, chacun repart dans une direction, l'un par la terre,
12:24 et l'autre par la mer.
12:27 [Musique]
12:37 [Sous-titres réalisés para la communauté d'Amara.org]

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