Inès Léraud, coscénariste des "Algues vertes", raconte les coulisses de ses investigations

  • l’année dernière
La journaliste d’investigation est coscénariste du film « les Algues vertes », aux côtés de Pierre Jolivet, qui explore le scandale sanitaire qui frappe la Bretagne depuis des années. Rencontre en vidéo avec Inès Léraud, à l'occasion de la sortie de ce film ce mercredi 12 juillet.

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Transcript
00:00 On peut encore mourir des algues vertes aujourd'hui.
00:02 Moi, je commence à m'intéresser à l'agriculture bretonne en 2014
00:23 parce que je suis alertée sur des salariés agricoles victimes de pesticides.
00:28 Je fais des allers-retours entre Paris, où je suis à l'époque journaliste,
00:31 et la Bretagne, et c'est dans un de ces voyages
00:33 qu'un homme avec un manteau gris, d'une cinquantaine d'années,
00:37 me donne un dossier sans rien me dire.
00:39 Dans ce dossier, je découvre que lui, il a une fille de 5-6 ans
00:43 qui a développé une grave irritation aux yeux
00:46 parce qu'ils habitent en bord de plage.
00:48 Elle marche souvent avec lui sur la plage recouverte d'algues vertes
00:51 et elle est plus proche du sol et de ce gaz fort irritant
00:55 qui s'appelle l'H2S que dégagent les algues.
00:57 Et il a découpé des coupures de presse dans ce dossier.
01:02 Il parle de victimes probables des algues vertes.
01:05 Et c'est comme ça que je me plonge dans ce dossier
01:07 et je découvre d'abord le relais sanitaire.
01:09 Donc je découvre qu'il y a des morts humaines, des morts animales,
01:14 des ouvriers des algues vertes notamment,
01:16 qui sont morts au volant de leurs engins de ramassage.
01:20 Des joggers qui ont mis un pied malencontreusement
01:24 dans d'épaisses couches d'algues et qui sont morts instantanément.
01:28 Ce qui fait que j'ai vraiment envie de persister,
01:30 que je vais y passer tant d'années,
01:32 c'est le déni et même les mensonges des autorités
01:36 et des préfectures locales.
01:38 Alors qu'elles ont toutes les données sur la dangerosité de ces algues
01:40 et même elles ont fait des cartographies sur les lieux où on peut mourir,
01:44 elles ne rendront pas ça public.
01:47 Et à chaque mort, elles diront non non, c'est un arrêt cardiaque,
01:51 c'est une crise d'hypoglycémie,
01:54 c'est lié au fait que cette personne fumait beaucoup, etc.
01:57 Elles inventent donc d'autres hypothèses possibles.
01:59 Elles existent depuis très longtemps les algues vertes,
02:05 elles existent depuis la nuit des temps.
02:07 Il y a des algues brunes, des algues rouges,
02:10 il y a des algues vertes au fond des océans,
02:12 les algues vertes on peut les manger, etc.
02:14 Mais elles se sont mises à proliférer et à faire des marées vertes
02:17 à la fin des années 60,
02:18 quand l'agriculture intensive a été installée sur le territoire breton.
02:21 Et les premières marées vertes apparaissent sur le littoral en Bretagne,
02:24 dans les années 70.
02:25 Ce n'est pas un problème qui date d'hier,
02:27 les premiers morts apparaissent dans les années 80.
02:29 Et finalement, il y a eu des lanceurs d'alerte dès ces années-là.
02:32 Quand je persiste dans ce dossier,
02:34 je découvre énormément d'archives qui n'ont jamais été rendues publiques,
02:38 dans des mairies, chez des scientifiques, chez des médecins, etc.
02:42 Et au départ, comme il n'y a pas eu de mort très récente,
02:44 j'ai du mal à trouver un média qui est intéressé par cette enquête.
02:47 Et finalement, c'est plutôt Radio France
02:50 qui va me permettre d'explorer ce sujet pendant des années,
02:54 à travers des podcasts radio.
02:56 Et puis après, il y aura la revue dessinée
02:58 qui me permettra de faire une bande dessinée en article.
03:00 Je ne me suis jamais heurtée à un tel mur pendant une enquête.
03:06 Je vais dans les fermes,
03:08 parfois je me fais jeter, on me menace physiquement.
03:10 Il y a des témoins qui me disent "ok, je vais te parler",
03:12 puis après qu'ils se rétractent parce qu'ils ont trop peur
03:14 qu'un proche, un parent, perde leur emploi dans l'agro-industrie.
03:17 Quand je commence à faire parler des gens,
03:19 ils se retrouvent, s'ils sont à la tête d'une association,
03:21 avec une perte de subvention,
03:23 ils se retrouvent avec une eau déboulonnée,
03:24 avec des menaces de mort.
03:26 C'est un terrain hyper sensible
03:27 et je sens vite la nécessité de m'installer là-bas
03:30 pour nouer des rapports de confiance,
03:31 notamment avec les agriculteurs.
03:32 Et il y a eu des moments extrêmement difficiles
03:35 où des spécialistes de la sécurité informatique
03:37 ont découvert que j'étais sous surveillance.
03:40 Quand mes témoins étaient vraiment fragilisés par des menaces,
03:43 quand moi-même j'étais beaucoup moins invectivée sur les réseaux sociaux,
03:47 des grands groupes agroalimentaires avec des milliers d'abonnés
03:50 qui traitaient mon travail de désinformation,
03:52 et moi d'affamuleuse, etc.
03:54 Il y avait des moments où j'étais vraiment...
03:57 où j'ai presque eu envie d'abandonner.
03:59 La production de cette BD, ça a été une telle aventure
04:06 que je pensais qu'on avait essuyé tous les plâtres possibles.
04:09 J'ai eu deux procès en diffamation très long à documenter,
04:12 pour 19 mois.
04:13 Les industriels, l'un s'est désisté 4 jours avant l'audience,
04:16 l'autre, le jour de l'audience.
04:18 Pendant que je documentais ces procès, je ne pouvais plus travailler,
04:21 je n'avais plus de revenus.
04:22 J'ai eu un suivi psychologique à en pourtenir,
04:24 certains de mes témoins aussi.
04:26 Et la BD, ensuite, a eu tellement de retentissement,
04:27 tellement de lecteurs,
04:29 que je ne pensais pas qu'en 2022 ou en 2023,
04:33 il y a encore des personnes qui pourraient s'opposer
04:35 à ce qu'on raconte, l'histoire des algues vertes en Bretagne.
04:37 Et on a découvert tout l'inverse, en fait,
04:39 quand on a commencé à tourner.
04:41 Alors qu'il y avait un fort soutien populaire,
04:44 il y avait des mairies qui nous refusaient des autorisations de tournage,
04:47 des hôtels, la déchetterie où est mort Thierry Morfos,
04:50 le ramasseur d'algues vertes, on ne pouvait pas tourner non plus.
04:52 On a dû tourner avec le droit d'usage,
04:54 donc c'est-à-dire pas avec des autorisations officielles,
04:57 où on a tourné caméra à l'épaule,
04:59 on ne pouvait pas poser un pied,
05:00 on ne pouvait pas poser un travelling,
05:01 on n'avait pas le droit de bloquer une rue,
05:03 on n'avait pas le droit de bloquer un parking
05:05 pour poser notre canteen ou nos camions.
05:08 Donc on a réussi à tourner grâce au soutien populaire des gens.
05:11 Et là, on s'aperçoit que les mêmes clivages,
05:14 les mêmes fractures entre des habitants
05:17 qui ont envie de comprendre cette histoire ancienne,
05:20 qui dure depuis un demi-siècle, et des élus,
05:22 il y a comme un clivage entre eux,
05:24 puisque la région de Bretagne a refusé de projeter le film au sein de son hémicycle,
05:30 alors que le film va être projeté à l'Assemblée nationale,
05:32 au Sénat et au Parlement européen à Bruxelles,
05:35 la région la plus concernée ne veut pas le voir.
05:38 Et puis on voit à certaines avant-premières en Bretagne
05:41 qu'il y a des représentants du syndicat agricole dominant,
05:43 la FNSEA, le syndicat productiviste,
05:47 qui viennent agresser par exemple certains invités au débat après-film.
05:52 Le thème reste entier sur le littoral breton,
05:58 il y a toujours autant d'algues vertes,
06:00 voire même il s'étend à d'autres endroits,
06:05 il y a des algues vertes maintenant à Nambaul,
06:07 sur l'île de Ré, en Normandie,
06:09 et on voit que la cause, c'est-à-dire l'agriculture intensive,
06:12 n'est pas vraiment mise en question.
06:14 Le Conseil régional de Bretagne notamment,
06:16 et l'État, continuent de soutenir et de financer l'agriculture intensive.
06:20 Aujourd'hui la seule solution qui est apportée,
06:21 c'est la solution du ramassage,
06:23 qui coûte très cher et à l'État et aux communes,
06:25 c'est des millions d'euros engagés chaque année
06:27 pour ramasser les algues vertes sur le littoral breton.
06:29 Donc ça veut dire des gros tracteurs qui viennent ramasser les algues,
06:34 mais en même temps ils ramassent beaucoup de sable,
06:35 donc il y a une érosion accélérée du littoral,
06:38 en même temps ils écrasent la vie du littoral,
06:40 la vie sous le sable, les coquillages,
06:43 donc ça crée un nouveau problème environnemental, ce ramassage.
06:46 Et puis il y a des zones entières où on ne peut pas ramasser les algues,
06:49 par exemple les vazières,
06:50 parce que c'est des zones trop meubles,
06:52 où les tracteurs ne peuvent pas s'aventurer,
06:54 et là en fait ça reste des zones mortelles.
06:57 La préfecture, dans un dossier qu'elle n'avait pas rendu public,
06:59 est qualifiée même de champ de mine,
07:01 tellement c'est des zones dangereuses,
07:03 où c'est pas toujours bien identifié,
07:05 et on peut encore se promener ni bournon ni sourd.
07:07 [Musique]

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