Jean-Baptiste Andrea : "Je n'ai jamais douté de mon envie d'écrire"

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Jean-Baptiste Andrea a remporté mardi 7 novembre le Goncourt pour "Veiller sur elle", publié par L'iconoclaste. Au lendemain de l'annonce, l'écrivain fait part de sa "joie énorme", sur France Inter. "J'ai l'impression d'être passé dans une machine à laver et d'avoir été piétiné par un diplodocus, le tout laissant un sentiment étrangement agréable", décrit-il.

Ce prix vient récompenser un retour à la littérature réussi pour Jean-Baptiste Andrea, après un passage par le cinéma. "Je n'ai jamais douté de mon envie d'écrire", raconte-t-il.

Retrouvez les entretiens de 7h50 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50
Transcript
00:00 France Inter, le 7/10.
00:04 Il est 7h48, Sonia De Villers, votre invitée ce matin est écrivain, lauréat du prix Goncourt 2023.
00:11 Ancien scénariste de cinéma, il publie « Veillez sur elle » aux éditions de l'Iconoclast,
00:16 déjà un très gros succès en librairie.
00:19 Histoire rocambolesque d'un sculpteur, prénommé Michelangelo, d'une aristocrate, descendante
00:25 des Orsini du XXe siècle, italien d'un pays qui entre dans la modernité mais qui
00:30 se débat sans cesse avec ses préjugés.
00:33 Bonjour Jean-Baptiste Andréa.
00:34 Bonjour.
00:35 Ce Goncourt, c'est le triomphe donc d'un écrivain venu sur le tard à la littérature.
00:41 Est-ce que ça vous fait peur ?
00:42 C'est difficile.
00:45 Non, ça ne me fait pas peur.
00:48 C'est essentiellement une joie énorme.
00:50 Mais c'est vrai que c'est d'une force, d'une lame de fond.
00:54 J'ai l'impression d'être passé dans une machine à laver et d'avoir été piétiné
00:57 par un diplodocus.
00:58 Le tout laissant un sentiment étrangement agréable.
01:01 Pour moi, écrire, ça a été un peu reprendre mon destin en main.
01:07 Quand j'ai quitté le cinéma pour la littérature, me reconsacrer à ce que j'adorais, ce qui
01:11 étaient les mots.
01:12 C'est vraiment une récompense.
01:14 Je n'ai pas beaucoup de peur.
01:15 Le vote a été très serré, on le sait aujourd'hui.
01:19 Vous avez attendu jusqu'à quelle heure cette nouvelle ?
01:22 On a attendu jusqu'à 12h47.
01:25 Je ne suis pas obsessionnel, on a juste vérifié.
01:27 Ce qui s'est passé, c'est qu'à 12h37, on s'est dit c'est fini.
01:30 Ce n'est plus nous.
01:31 On a fait un petit speech, on était tous ensemble à la maison d'édition.
01:33 On a ouvert un petit champagne.
01:35 On a été très bon perdant.
01:37 On s'est dit, on a trinqué à la défaite.
01:40 J'ai envoyé des textos à ma famille et à mes amis en leur disant "ce n'est pas nous".
01:43 Et tout d'un coup, ça a explosé.
01:45 Il y a eu des hurlements et le coup de fil était arrivé.
01:47 On a passé dix minutes en pensant qu'on avait perdu.
01:50 Dans ce texto, vous dites "ça n'est pas nous".
01:52 Vous dites "nous".
01:53 Oui, je dis "nous".
01:54 Pourquoi "nous" ?
01:55 Parce que c'est le travail d'une maison d'édition entière, d'une équipe depuis 2017.
01:59 Et j'adore partager ça.
02:01 Et ce n'est pas juste moi aujourd'hui, c'est cette maison toute entière.
02:04 Cette maison, c'est une maison fondée par Sophie de Sivry, votre éditrice, qui est
02:08 morte au printemps dernier d'un cancer.
02:10 Après 18 mois de lutte acharnée, c'est quelqu'un qui était très aimé dans le milieu de l'édition.
02:15 Et la voici couronnée alors qu'elle n'est plus là.
02:18 Comment continuer sans elle ?
02:20 On a tous l'impression qu'elle est encore là.
02:24 On a initié ensemble un travail, une vision qu'elle a fait passer, qu'elle a transmise
02:31 à tout le monde, et qui ne meurt pas et qui ne mourra pas.
02:34 On a toujours l'impression qu'on va la croiser au coin du couloir.
02:37 Ça fait six mois qu'elle n'est plus là physiquement, mais je n'ai pas l'impression
02:42 qu'il y ait grand-chose qui ait changé.
02:43 Votre narrateur n'a jamais, jamais, jamais douté de son envie de sculpter.
02:49 Et vous d'écrire ?
02:50 Je n'ai jamais douté de mon envie d'écrire.
02:52 Ça a commencé à 9 ans.
02:53 Je me suis toujours dit que je veux être écrivain, je serai écrivain.
02:58 J'ai fait ce détour par le cinéma qui était une merveilleuse école pour moi.
03:01 Et puis je suis revenu à ce qui m'animait tout petit, raconter des histoires.
03:06 Votre narrateur n'a jamais, jamais douté de son talent, mieux de son don.
03:10 Et vous ?
03:12 Je ne me suis jamais dit que j'avais un talent ou un don.
03:15 Par contre, je travaille beaucoup et je suis très persévérant.
03:19 Et je crois qu'au bout d'un moment, les gens m'ont laissé entrer parce qu'ils
03:21 se sont dit "on ne va pas s'en débarrasser si on ne l'ouvre pas la porte".
03:24 Votre narrateur est un héros en colère.
03:27 Il a une revanche à prendre sur la vie.
03:29 Et vous ?
03:30 C'est quand même un combat pour arriver à faire ce métier-là.
03:35 Pour moi, ça a été un combat au sein d'une enfance heureuse et d'une vie relativement
03:40 normale.
03:41 Ça a quand même été un combat contre moi, contre tout le monde, contre le regard un
03:45 peu incrédule des autres.
03:46 Tant qu'on n'a pas réussi, le regard est très incrédule.
03:48 Donc il y a ce combat.
03:50 Et oui, le moment où on arrive à franchir ce seuil magique, il y a un côté revanche.
03:57 Mais pas amer.
03:58 C'est une joie de victoire.
03:59 C'est un sommet qu'on conquiert.
04:01 Vos héros Jean-Baptiste Andréa sont contrariés.
04:04 Ils sont empêchés.
04:06 Votre sculpteur parce qu'il est nain.
04:08 L'amour de sa vie, Viola Orsini, parce qu'elle est femme.
04:11 Le romanesque naît-il de l'entrave ?
04:14 Oui.
04:15 En fait, le romanesque naît tellement de l'entrave, évidemment, que je ne peux pas
04:22 élaborer longuement sur cette question.
04:23 Bien sûr, on a envie de leur mettre des bâtons dans les roues.
04:26 On a envie de faire monter la pente, de la rendre un peu plus raide pour que l'ascension
04:30 n'en soit que plus belle.
04:31 Et quel bâton dans les roues ? Viola Orsini, une intelligence ensevelie, sous le poids
04:36 des traditions pluriséculaires, du catholicisme, de l'étiquette, de la bienséance, de la
04:41 lignée.
04:42 Pour écrire un destin de femme, choisir la noblesse italienne était-ce une manière
04:46 de cumuler le maximum d'obstacles à la liberté ?
04:51 Non, je ne veux pas perpétuer des clichés contre les Italiens qui sont en plus mes ancêtres.
04:55 Non, mais je crois que c'est très dur pour quiconque de déployer ses ailes dans une
05:02 vie d'homme ou de femme.
05:03 C'est plus compliqué quand on est une femme et c'est encore plus compliqué quand on
05:06 est intelligente ou intelligente.
05:07 Le féminisme résonne avec l'époque, mais même pas seulement dans ce livre « Veillez
05:14 sur elle ». Votre narrateur raconte un parcours enragé de transfuges de classe, c'est un
05:20 mot qu'on utilise aujourd'hui.
05:22 C'est l'histoire d'un miséreux qui se fera accepter par la haute, comme on dit.
05:27 Et ce transfuge-là, il passe par la culture et par la connaissance.
05:33 C'est quelque chose auquel vous croyez ?
05:34 Oui, absolument. Comme beaucoup de gens qui ont lu Martin Leden de Jack London quand j'étais
05:39 gamin, j'ai été profondément marqué par ce livre et par cette idée qu'effectivement,
05:42 on pouvait transformer sa vie par les livres.
05:45 Et je mesure aussi la chance que j'ai eu d'être exposé au livre, à l'art, par
05:49 ma famille très jeune.
05:50 Et je crois à la puissance transformatrice, mais très profondément, de la culture au
05:56 sens le plus large, de la beauté de l'art, de la beauté des mots.
05:59 Je crois à cette puissance transformatrice.
06:01 Et je crois qu'il y a une vraie réflexion à avoir là-dessus pour pouvoir amener des
06:05 gens qui n'ont pas accès à ça.
06:07 Évidemment, il y a une réflexion, mais il faut faire des choses pour amener des jeunes
06:12 qui n'ont pas accès à ça vers cette beauté-là, parce qu'elle change la vie.
06:17 Exactement comme dans Martin Leden, ce sont les femmes qui font lire et qui transmettent
06:21 le savoir et la connaissance.
06:22 Moi, je suis là à cause de beaucoup de femmes.
06:25 Lesquelles par exemple ?
06:27 Sophie de Sivry, mon éditrice, et je suppose ma mère aussi.
06:29 Mais voilà, beaucoup d'amis qui m'ont porté, soulevé, à qui je dédie de livres.
06:35 Beaucoup de femmes.
06:38 Ce roman tient véritablement en haleine son lecteur.
06:42 Quelle est la recette d'un bon suspense ?
06:44 Il n'y a pas de recette, heureusement.
06:46 Moi, je ne voudrais pas utiliser une recette.
06:50 Parce que ça veut dire qu'on reproduit quelque chose.
06:55 Je ne sais pas quelle est la recette d'un bon succès ou d'un succès.
06:58 Quand j'écris un livre, je me suis même dit "Est-ce que cette histoire va intéresser
07:01 quelqu'un d'autre que moi ?" Je suis allé voir mon époux, je lui ai dit "En fait,
07:03 je suis en train d'écrire un truc, ça va faire 600 pages, je suis au milieu et si
07:06 ça se trouve, ça n'intéresse personne."
07:08 Je ne sais pas, je n'utilise pas de recette et je ne pense pas qu'il y en ait vraiment
07:13 tant que ça.
07:14 Et c'est l'école du cinéma qui apprend ça ?
07:16 Je pense que l'école du cinéma m'a donné un rythme, une forme d'instinct de
07:20 à quel moment je m'ennuie, sachant que la littérature permet aussi de prendre un peu
07:23 plus son temps.
07:24 Je ne l'écris pas comme un livre, comme un film, pardon.
07:27 Je ne pense pas du tout au cinéma, moi je crée un roman.
07:30 Mais bien sûr, 20 ans dans le cinéma où on a deux heures pour raconter quelque chose
07:36 font qu'il y a une recherche d'intensité probablement et j'ai une perception du rythme
07:41 mais qui est la mienne de toute façon.
07:43 Un autre auteur qui vient du cinéma n'aura pas tout à fait la même perception.
07:46 L'une des belles choses de ce roman, c'est le rapport du sculpteur à la pierre, son
07:50 matériau pour créer.
07:52 Et vous, l'écrivain, que sculptez-vous ? Je veux dire, quel matériau travaillez-vous ?
07:56 On travaille l'imagination des lectrices et des lecteurs.
08:02 C'est ça qu'on sculpte avec le mot.
08:04 Et on crée une ébauche et je crois qu'il y a un travail qui se fait que j'adore.
08:07 Moi j'essaie d'en dire le moins possible en fait, même si le livre fait 600 pages,
08:10 j'essaie vraiment d'en dire le moins possible pour que tout d'un coup on vit tous dans
08:13 un monde d'images, on baigne tous dans cet inconscient collectif, on partage les mêmes
08:17 images, on est saturé d'images.
08:19 Ce qui fait qu'avec quelques mots, une esquisse, comme un coup de pinceau, on peut tout d'un
08:22 coup déployer des grandes fraises dans l'esprit des lectrices et des lecteurs.
08:26 C'est ça que moi je sculpte.
08:28 Alors, il y a deux femmes dans ce livre.
08:30 Il y a Viola Orsini et il y a une Pietà.
08:32 Une Pietà qui a été sculptée par votre narrateur.
08:36 Veillez sur elle.
08:38 On veille sur la Pietà comme on veille sur Viola.
08:40 Est-ce que vous aviez en tête une sculpture bien réelle, une sculpture bien existante
08:46 à laquelle vous avez pensé tout au long de votre écriture ?
08:49 Non, non, pas du tout.
08:50 C'est au contraire…
08:52 Une perfection ?
08:53 Non, je m'imaginais cette chose de la même manière qu'on s'imagine vaguement le
08:56 visage d'un de nos personnages, mais on ne l'a pas devant les yeux.
09:00 Moi, j'aime inventer.
09:02 Donc non, j'avais une forme.
09:04 La figure de la Pietà, c'est la Vierge qui tient le corps du Christ à la descente
09:07 de croix.
09:08 Donc c'est une forme imposée.
09:10 C'est mouvant dans ma tête.
09:12 Et ma dernière question, ce roman français qui raconte l'Italie, sera-t-il lu en Italie ?
09:18 Alors oui, j'avais une grande angoisse de me dire en fait, les Italiens n'iront sûrement
09:22 pas ce roman alors que mes précédents romans étaient traduits parce qu'ils vont se dire
09:25 "qui c'est ce français qui ose écrire sur l'Italie ?" Ce que j'aurais accepté
09:28 d'ailleurs.
09:29 Et en fait, non, on a eu trois offres et une des plus belles offres qu'on ait eue en
09:35 acquisition étrangère, donc qui devrait être lu en Italie avec une édition formidable
09:39 qui est la Navedite Eseo, qui est la société d'édition qui a été co-fondée par Umberto
09:43 Eco.
09:44 Et moi, c'est Zidane de la littérature.
09:47 Veillez sur elle, Jean-Baptiste Andréa est paru aux éditions de l'Iconoclast.
09:52 Bravo !
09:53 Merci beaucoup de m'avoir reçu.

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