Le diplomate et écrivain Jean-Christophe Rufin vient présenter son nouveau roman "D'or et de jungle", publié la semaine dernière chez Calmann-Levy. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-jeudi-15-fevrier-2024-5016843
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00:00 - Votre invitée ce matin Alexandra Benzaie des médecins, ancien diplomate, académicien et pris Goncourt.
00:06 - Bonjour Jean-Christophe Ruffin. - Bonjour Alexandra.
00:09 - D'or et de jungle, c'est votre dernier livre, il vient de paraître aux éditions Kalman-Levy.
00:13 C'est un roman qui nous raconte l'histoire d'un coup d'état sans fusil, d'une société qui explose sous les coups de boutoir des fake news et de la désinformation.
00:21 Alors nous cette semaine on a découvert Portal Combat, le réseau de sites pro-russe qui nous désinforment sur la guerre en Ukraine.
00:30 Aujourd'hui la une du point c'est sur les usines à mensonges, la Russie, la Chine, la Turquie, la Zerbaïdjan, dans les couloirs de la désinformation.
00:38 Mais vous l'écrivain, votre envie d'écrire sur le sujet est plus ancienne, qu'est-ce qui vous a déclenché ?
00:43 - Je pense que les romanciers ont toujours un petit temps d'avance.
00:48 Si vous regardez de grands événements comme le 11 septembre ou autre, les politologues bien sérieux n'avaient pas forcément prévu les choses et il y a des romans qui le faisaient.
00:57 Alors moi il y a longtemps que je me dis, en regardant la vie internationale, il y a plus de 200 états dans le monde,
01:04 beaucoup d'entre eux sont très jeunes, très fragiles et quand on compare leur budget à celui de grandes entreprises, en particulier du numérique,
01:14 évidemment ils ne font pas le poids. Donc l'idée centrale c'était qu'un jour peut-être ces entreprises qui cherchent à se libérer du carcan de l'État,
01:24 ces libertariens qui ne veulent aucune contrainte pour leurs découvertes, pour leurs innovations, pourraient tenter un jour peut-être de s'approprier un État.
01:33 Et ça c'est le centre du livre.
01:35 - Oui le plus surprenant c'est en effet le commanditaire de ce coup d'État, ça n'est pas un opposant politique,
01:41 vous venez de le dire c'est un géant de la tech dans le livre, un mélange du patron de Google et de celui de Facebook.
01:47 La description que vous en faites n'est vraiment pas flatteuse, vous les prenez pour des acculturés, des sans culture ?
01:55 - Non mais je les prends pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire des gens qui sont extrêmement compétents dans leur domaine technique.
02:01 Giuliano Daimpoli qui avait écrit "Le match du Kremlin" avait fait un essai très intéressant justement sur ces personnages,
02:07 ce sont des espèces d'ados un peu attardés si on peut dire, qui ont souvent bricolé dans leur garage au début,
02:14 c'était le cas de Larry Page par exemple pour créer Google.
02:17 Alors ils sont très compétents mais ils sont aussi très incultes et ils aiment les grandes idées,
02:22 c'est-à-dire on va aller sur Mars pour créer une nouvelle humanité.
02:26 - Ça c'est Elon Musk.
02:28 - Ou alors on va en finir avec la mort, parce que finalement la mort c'est pas très sympa.
02:33 Comme tous les ados ils ont ces grandes idées, c'est formidable, sauf que eux ils ont les moyens de les mettre en œuvre
02:42 parce qu'ils ont suffisamment à la fois d'argent et de technique pour le faire.
02:47 Et si un jour ils décident de se dire comme ça, et ça n'est pas une fiction ça,
02:51 on ne veut plus des contraintes morales, religieuses, juridiques, etc. que nous mettent dans les pattes les États-Unis,
02:59 qu'on veut faire du transhumanisme, qu'on veut... Bon, eh bien on va prendre un État,
03:04 et puis après tout la souveraineté ça serait pas mal, eh bien rien ne les empêche de le faire.
03:12 - Et Jean-Christophe Ruffin, ça n'est pas tout à fait de la fiction là, il y a déjà de la réalité dans ce que vous dites.
03:18 - Oui, alors moi j'écris des romans, alors j'insiste là-dessus parce que l'idée ça n'est pas de faire une thèse,
03:25 c'est de permettre à travers l'identification des personnages, c'est de permettre à des gens qui n'y connaissent rien
03:30 de suivre des personnages, des héros, notamment l'héroïne du livre qui s'appelle Flora,
03:35 qui est entraînée dans cette opération, et en effet à travers elle on décortique, j'allais dire en temps réel, un coup d'État.
03:44 Et j'ai choisi un petit pays pour le faire parce que quand on parle des manipulations de la Russie sur les États-Unis,
03:50 etc. c'est très intéressant et c'est le cœur évidemment des problèmes aujourd'hui. Mais pour un romancier c'est trop vaste.
03:57 - Vous aviez besoin d'un laboratoire. - J'avais besoin d'un petit laboratoire, d'un petit tube à essai si vous voulez.
04:01 Alors le sultanat de Brunei c'est formidable parce que c'est un petit pays. Le sultan d'ailleurs était l'homme le plus riche du monde
04:06 pendant longtemps, sauf que maintenant il est supplanté dans le classement mondial justement par les patrons de la tech.
04:13 - Et aussi parce que ses richesses naturelles s'épuisent. - Oui, mais surtout parce qu'il est le représentant de l'ancien monde,
04:18 c'est celui finalement qui tire son argent de l'exploitation pétrolière, gazière, etc. ça c'est le passé si vous voulez.
04:24 Aujourd'hui les puissants, les vrais puissants sont ailleurs si vous voulez.
04:31 - Mais ils vous font peur. Est-ce que vous avez le sentiment qu'on est aujourd'hui à l'heure de cette confrontation entre ces patrons de la tech et les États ?
04:39 - Alors je ne sais pas parce que encore une fois le romancier il regarde un peu plus loin.
04:45 Moi j'ai toujours pensé que le roman classique, je ne cherche pas à transformer la technique romanesque,
04:52 mais si on prend le roman le plus classique, c'est un instrument très puissant d'anticipation finalement, pas lointaine,
04:59 mais quand on le place sur la réalité il permet d'anticiper des choses.
05:04 Et je pense que là en effet on est un peu rattrapé déjà et la fiction est rattrapée vraiment par la réalité.
05:11 - C'est ce que dit en tout cas votre personnage Ronaldo, il fait toute une démonstration sur "ah ben ça y est on est à l'heure de la confrontation big tech-État".
05:20 Alors vous l'avez dit Jean-Christophe Ruffin, tout se passe au sultanat du Brunei, un confetti en Asie du Sud-Est entre Malaisie et mer de Chine,
05:27 c'est quand même un régime super autoritaire. Est-ce que nos démocraties sont plus à l'abri de ces manipulations ?
05:33 Non mais de l'effondrement parce que votre sultanat il va s'effondrer.
05:37 - Oui mais c'est pas parce qu'il est autoritaire qu'il est vulnérable ce sultanat, c'est surtout parce que ce pays,
05:43 comme tous les pays en fait, mais là c'est plus facile à démontrer parce qu'il est petit,
05:47 il est composé de communautés qui sont finalement en rivalité, il y a des haines, il y a tout un passif entre ces communautés.
05:57 Et l'idée c'est qu'en fait on peut faire éclater un peu n'importe quelle société si on utilise justement ces nouveaux moyens,
06:04 en particulier les fake news, les deepfakes si vous voulez, à condition de les injecter dans des endroits
06:10 vraiment où elles vont avoir toute possibilité pour se répandre.
06:15 Le coup d'État autrefois c'était quoi ? Il y en a encore comme ça d'ailleurs, c'était des types armés qui prenaient d'assaut
06:22 la télévision locale, puis le palais, puis voilà. Aujourd'hui c'est pas la peine, ça sert à rien,
06:27 c'est pas à la télévision du coin que les choses se passent.
06:30 - Il faut élargir les fractures sociétales, c'est ça ? Les fractures sociales ?
06:34 - Exactement, c'est ce qu'un des personnages qui est un peu le théoricien du livre, qui est un vieux professeur
06:38 qui a beaucoup réfléchi là-dessus, appelle la théorie de l'ébranlement, c'est-à-dire qu'une société, il faut la faire, l'ébranler.
06:46 Et quand vous regardez les exemples qui sont pris par exemple sur les États-Unis et la Russie, par exemple,
06:53 ce que les Russes essaient de faire c'est d'ébranler justement, c'est de dresser les communautés les unes contre les autres,
06:59 de casser l'unité nationale et de faire émerger une sorte de béance, de trou dans lequel le pouvoir va pouvoir, un nouveau pouvoir peut émerger.
07:08 - On sent quand même l'analyse aussi, on sent le visionnaire, l'écrivain, mais aussi l'ancien diplomate qui était en poste en Afrique de l'Ouest,
07:14 ces coups d'État. Alors attendez, le plus surprenant c'est aussi l'outil employé pour mettre en place cette désinformation,
07:23 c'est une agence de sécurité privée, Jean Wagner.
07:26 - Alors les agences de sécurité privée, il y en a beaucoup, elles sont capables de faire des tas de choses, de sécuriser des sites industriels,
07:33 mais elles sont aussi capables, il y a eu des tentatives comme ça, en 2004 notamment, le fils de Margaret Thatcher a été incriminé
07:42 dans une affaire de coups d'État clé en main qui avait été proposée en Guinée équatoriale, qui est un pays très riche à cause de son pétrole.
07:49 Deux avions chargés de mercenaires, une société de sécurité privée a voulu tout simplement s'emparer de cet État d'une façon radicale.
08:00 Manque de pause, ça n'a pas marché parce qu'ils se sont fait choper et ils ont tous fini en prison. Mais la prochaine fois ils feront mieux.
08:08 - Oui, les agences de sécurité privée. Dernière question, Jean-Christophe Ruffin, vous avez écrit beaucoup d'essais,
08:13 mais finalement vous êtes passé au roman pour livrer vos analyses sur les chaos du monde. C'est plus puissant le roman ?
08:18 - Ça fait longtemps que je suis passé au roman et aujourd'hui je ne peux plus ni écrire ni lire les essais. Je trouve que le roman a une grande vertu,
08:25 c'est qu'il rend le monde dans son ambivalence. Un essai c'est blanc ou noir. Dans un roman, les méchants ne peuvent pas être que méchants,
08:34 et les gentils pas que gentils. Le monde il est comme ça, il est beaucoup plus subtil, il est beaucoup plus ambivalent et le roman c'est l'instrument de ça.
08:41 - Et ce roman s'appelle « D'or et de jungle » Jean-Christophe Ruffin. Ça paraît. Aux éditions Calman-Lévy, merci d'avoir été sur France Inter.
08:48 - Merci à vous. Et merci Alexandra Benzaïde.