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Le comédien Fabrice Luchini était l'invité du Grand Entretien, vendredi 10 novembre, à l'occasion de deux spectacles : "Fabrice Luchini lit Victor Hugo" et "La Fontaine et Le confinement". Il souligne notamment qu'il est essentiel de lire les poèmes d'une voix neutre "pour que le texte parvienne" au public.

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Transcription
00:00 Le grand entretien d'Inter, ce matin avec Marion Lourdes, nous recevons l'un de nos
00:03 grands auteurs, acteurs, comédiens, c'est aussi un immense lecteur, il fait vivre les
00:08 auteurs du répertoire, des écrivains, des poètes, des romanciers, Rimbaud, Péguy,
00:13 Baudelaire, Céline Lafontaine, évidemment, au cours d'un show, un vrai spectacle de
00:18 deux heures et demie.
00:19 Bonjour Fabrice Leckini.
00:20 Bonjour Ali Baddou.
00:21 Bonjour.
00:22 Vous êtes surtout en ce moment au théâtre du Petit Saint-Martin pour des lectures de
00:25 Victor Hugo, des poèmes sombres, magnifiques, bouleversants, la plupart tirés de ce recueil,
00:31 les contemplations des poèmes écrits après la mort de sa fille, de la fille d'Hugo,
00:36 Léopoldine, à à peine 19 ans.
00:38 C'est assez fascinant, c'est assez déroutant de vous voir dans cet exercice.
00:43 Vous dites que c'est « mon premier Hugo », qu'est-ce que ça veut dire ? Personne
00:48 ne parle comme ça Fabrice Leckini.
00:49 « C'est mon premier Hugo ».
00:51 Ben, j'avais jamais… Voilà, la poésie c'est une chose particulière.
00:58 On peut tomber très vite dans le côté terrifiant du côté poète.
01:03 « Prends ton lutte et me donne un baiser ».
01:07 Il y a une phrase très belle de Jules Renard qui n'est pas géniale mais qui est quand
01:13 même merveilleuse.
01:14 « Mal armé » dit Jules Renard, « est intraduisible même en français ».
01:20 Alors, pourquoi je vous dis ça ? Parce que « Mal armé » est un poète de génie.
01:25 Mais moi je voulais taper dans un spectacle qui ose la poésie mais par un poète qui
01:33 a une amplitude qui n'est pas du niveau, si on voulait jouer les cuistres, les intellos,
01:40 les critiques.
01:41 Évidemment que des poètes comme Rimbaud, les fulgurants… Hugo est capable du plus
01:47 grand, comme du plus évident, du plus facile, du plus immense, du plus poignant, du plus
01:53 génial.
01:54 Hugo, c'est ce que dit Jouvet, « Hugo c'est une montagne, vous l'aimez ou vous
01:58 l'aimez pas, on s'en fout, allez là ».
02:00 Et Hugo était l'idéal pour moi pour essayer de dire au public pendant une heure et demie
02:07 « Nous allons et oser parler car il a, comme dit Claude Roy, une forme de génie qui est
02:15 le lyrisme de la banalité ».
02:17 - Le lyrisme de la banalité, alors je ne sais pas si perdre sa fille, l'expérience
02:22 du deuil, être face à la mort…
02:25 - C'est évident, vous avez raison.
02:27 Il donne un autre exemple.
02:28 Évidemment cette période que j'ai choisie, c'est une période tragique, c'est la
02:33 période où il est avec Juliette Drouet en Espagne, il remonte, le 4 septembre, sa
02:40 fille meurt noyée avec son mari, elle venait à peine d'avoir 19 ans, ils s'étaient
02:45 mariés quelques semaines auparavant, lui meurt aussi et lui, le 4 septembre, il est
02:50 en Espagne.
02:51 Il remonte et le 9 septembre, il apprend dans un journal, grâce au journal de Juliette
02:56 Drouet, que sa fille est morte.
02:58 - C'est un Hugo foudroyé que vous interprétez Fabrice Luchini ou que vous lisez.
03:03 Il est mélancolique, il est brisé par la mort alors qu'on a l'impression qu'Hugo
03:07 c'est justement la montagne dont vous parliez à l'instant, que c'est justement le
03:11 rock et la plus haute des montagnes.
03:14 - Alors, la phrase dans Hernani, je crois, quelqu'un de ses personnages dit « je
03:20 suis une force qui va ». On aurait envie de dire à Hugo, de lui demander « qui vous
03:26 êtes Victor Hugo ? ». Qui êtes-vous Victor Hugo ? C'est un journaliste.
03:31 Qui êtes-vous Victor Hugo ? C'est avec la psychologisation de l'époque.
03:35 Qui êtes-vous Victor Hugo ? Et on imagine très bien que la meilleure des réponses
03:40 qui dépasse la psychanalyse, qui dépasse la psychologie ambiante, c'est « je suis
03:45 une force qui va ». Et si je commence le spectacle par le seul poème où il est anéanti,
03:54 que je trouve sublime.
03:55 Le premier poème que j'attaque, et je vais vous raconter une anecdote, je suis rentré
04:03 la semaine dernière dans le théâtre, et au moment où j'attaque ce premier poème
04:07 qui commence par « j'ai bien assez vécu puisque dans mes douleurs, je marche sans
04:13 trouver de bras qui me secourent ». Donc je commençais à attaquer ça, et j'entends
04:18 les 210 personnes qui se mettent à hurler « Happy birthday to you ». Parce que c'était
04:24 mon anniversaire.
04:25 Un anniversaire qui commence à devenir lourd, donc on ne va pas en parler.
04:29 Alors là, j'ai été sidéré et j'ai eu ce réflexe de leur dire « je suis extrêmement
04:34 touché mais on va tout recommencer ». Alors donc je suis ressorti de la salle, parce que
04:39 dire « j'ai bien assez vécu puisque dans mes douleurs, je marche sans trouver de bras
04:44 qui me secourent ». J'aime beaucoup le deuxième vers « puisque je ris à peine
04:49 aux enfants qui m'entourent ». Il y a quelque chose d'étonnant chez Hugo.
04:54 La phrase de Claude Roy est assez prodigieuse.
04:57 La banalité, c'est un verre banal.
05:00 « Je ris à peine aux enfants qui m'entourent, puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs,
05:08 puisque au printemps quand Dieu met la nature en fête, j'assiste esprit sans joie à
05:13 ce splendide amour, puisque je suis à l'heure où l'homme fuit le jour hélas, et sans
05:21 de tout la tristesse secrète ».
05:23 Avec Marion, nous on a vécu le silence.
05:26 On a vécu une expérience totalement différente.
05:29 C'est-à-dire qu'il y avait un silence quasiment religieux Marion, quand on regardait
05:32 ou quand on assistait, quand on admirait Fabrice Leckini hier.
05:36 Effectivement, les gens qui étouffaient leur tout pour pouvoir vous entendre, vous avez
05:41 réagi un peu quand même.
05:42 Non, quand j'ai toute la compassion possible, je comprends qu'on ait des problèmes.
05:48 Des virus.
05:49 Je comprends.
05:50 Mais il y a un problème qui est très dur, c'est l'affirmation de l'atout comme
05:53 une vérité.
05:54 C'est-à-dire l'homme qui fait du bruit dans le...
05:57 Là, c'est beaucoup.
05:59 Et là, hier, il y en a eu un.
06:01 Alors, si vous voulez, on prend une minute sur le problème de l'atout.
06:04 Une minute, très rapidement.
06:06 C'est une science exacte à un moment.
06:08 Je ne sais pas pour citer mon prof Jean-Laurent Cochet.
06:10 Je vais vous donner un exemple.
06:12 - Non mais vous êtes un expert.
06:13 - Alors en tout cas, depuis 40 ans, je suis quasiment tous les soirs au théâtre.
06:17 Je jouais, il y a deux ans ou trois ans ou quatre ans, cinq ans, un spectacle inspiré
06:23 par un travail de Dominique Rémier.
06:25 Ça s'appelait "Les écrivains parlent d'argent", dans lequel il y avait du Mars, il y avait
06:29 du Freud, il y avait du Zola, il y avait du Balzac, il y avait du Guitry.
06:34 Et puis à un moment, il y avait plein d'écrivains.
06:38 Chacun parlait d'argent.
06:40 Et à un moment, j'avais fait une sorte de création modeste personnelle.
06:49 J'ai parlé de la crise de 2008, des "surprises".
06:53 Et je devenais la caricature, j'ai poussé un peu, mais pas tellement, de l'homme inquiet
06:59 de son pauvre pognon sur la banque.
07:02 Je racontais aux gens que Philippe de Certaines m'avait dit que le week-end prochain, si
07:11 Sarkozy, Merkel et Trichet ne réinjectaient pas de la liquidité, nous allions perdre
07:19 tout notre pognon.
07:20 Donc je poussais un peu en racontant mon angoisse dans les banques, en disant "qu'est-ce
07:24 qu'il faut faire ?" et les banquiers me disent "mais qu'est-ce que vous avez
07:26 comme angoisse ?" "Le week-end prochain, si Trichet ne réinjecte pas."
07:32 Et à un moment, je disais "ben maintenant, évidemment, j'avais une assurance vie en
07:36 fonds euros".
07:37 Vous imaginez bien, je jouais devant 1000 personnes.
07:40 Au lieu d'être dans le petit, j'étais dans le grand.
07:42 1040 personnes, tous les soirs.
07:45 Et je rappelle à nos éditeurs que vous parliez de l'atout.
07:47 Et là, bizarrement, sur Peggy, il y avait de l'atout.
07:51 J'essayais de calmer le jeu.
07:52 Sur Rimbaud, il y avait de l'atout.
07:54 Il y avait de l'atout.
07:55 Pas trop, mais il y en avait.
07:56 Et puis il y en avait des discrètes, puis il y en avait des affirmées, des arrogantes.
08:00 Et à un moment, je disais "ceci dit, maintenant que je vous ai dit tout ça, vous allez vous
08:06 demander mais quel était le montant de son assurance vie en fonds euros ?" Et là, je
08:13 l'ai traîné 11 minutes ce silence.
08:16 J'ai dit "je sais que vous avez envie de le savoir".
08:18 Il n'y avait plus un bruit.
08:19 Écoutez-moi bien, il n'y avait plus un bruit.
08:21 - Donc c'est une offense aux écrivains ?
08:23 - Il n'y avait plus un bruit.
08:24 - Ah ben c'est le pognon qui fait taire ?
08:26 - C'est pas simplement que l'atout est le résultat d'un rejet.
08:30 Je ne dis pas la petite toutou, mais l'atout sur Baudelaire, au mort, à Parillon, il est
08:36 temps, levons l'encre, il y a de l'atout.
08:38 Sur l'assurance vie de Fabrice, il n'y a plus du tout de tout.
08:43 Donc l'atout est une analyse scientifique.
08:46 Je ne dis pas que c'est merveilleux, moi j'ai la chance d'avoir un public mais sublime.
08:50 Il y a des femmes qui se tranglent et qui ressortent.
08:53 Mais c'est vrai que quand je dis, quand je dis quand même mes amis, quand je dis
08:58 "oh je fus comme fou dans le premier moment", c'est-à-dire qu'il a écrit que dix ans
09:04 après la mort de sa fille.
09:05 Il n'a plus écrit de poésie, il a refait ses activités politiques, il a refait Chose
09:11 vue.
09:12 - Mais impossible d'écrire de la poésie pour Hugo après la mort de Léopoldine.
09:14 - Donc il a recommencé bien plus tard, quand il était à Guernesais.
09:18 Et quand quelqu'un commence et que tu dis "oh je fus comme fou dans le premier moment
09:27 hélas et je pleurais trois jours amèrement, vous tous à qui Dieu prie votre chère espérance,
09:33 père, mère, c'est ma souffrance, tout ce que j'éprouvais, l'avez-vous éprouvé ?
09:40 Je voulais me briser le front sur le pavé, puis je me révoltais et par moments terribles
09:47 je fixais mes regards sur cette chose horrible et je n'y croyais pas et je m'écriais
09:52 "non, est-ce que Dieu ?".
09:53 Et là quand vous dites ça, que quelqu'un crache fort, c'est pas possible.
09:59 Alors des fois je dis "soyez gentil, ne me forcez pas à hurler, j'ai pris une petite
10:04 salle, vous allez me faire la regretter".
10:06 - C'est un écrin et vous avez eu raison parce que c'est vrai que ça crée une proximité
10:10 avec vous, ça crée quelque chose de très fort dans le rapport qu'on a à cet homme
10:16 qui écrit sur la mort de sa fille.
10:19 - Et vous dites que c'est, on voit d'ailleurs que c'est un homme désespéré, on l'entend,
10:22 il y a ce poème où il veut mourir qui est peut-être un des seuls où Hugo dit qu'il
10:26 veut mourir.
10:27 Vous, vous avez commencé, je vais vous parler du confinement, à lire les fables pendant
10:30 le confinement et vous dites que c'était un remède à la dépression.
10:32 Et là vous lisez Hugo qui est très déprimé, qui est désespéré.
10:36 - Au début, puis après vous avez vu que nous allons vers la vraie problématique, c'est-à-dire
10:40 Bose, la vraie question.
10:42 J'ai eu envie de dire Charles Peggy et Bose endormi.
10:45 C'est une question passionnante.
10:47 A-t-on le droit de dire Bose endormi, qui fait 9 minutes ? Bose, la naissance du peuple
10:53 d'Israël.
10:54 Moi ce n'était pas dans les événements que nous traversons, ça fait 10 ans que je
10:59 le travaille.
11:00 - Mais c'est dans la Bible et ça se trouve dans la légende des siècles.
11:01 - Et donc c'est dans la Bible et dans l'Ancien Testament, je ne me trompe pas.
11:04 Donc c'est vraiment le livre qui devrait réunir tout le monde puisque nous sommes du même
11:09 livre et dire Bose en 2023, pas avec les événements tragiques, non, non, dire Bose, ne pas dire
11:20 "Bose s'était couché de fatigue accablée", non, essayez de travailler pour que… et
11:27 là c'était miraculeux hier soir, pas moi, mais eux, vous, vous étiez extraordinaires.
11:31 Et les critiques, Fabienne Pascot a écrit un truc très beau, elle dit "on part vers
11:37 le désespoir et tout va vers la lumière".
11:39 Alors ça c'est le coup de bol, je n'avais pas imaginé que ma construction modeste allait
11:45 avec une construction dramaturgique qui allait de plus en plus vers la lumière.
11:48 - Et il faut le dire, vous le disiez, sans affect, sans mettre trop de…
11:53 - Surtout pas !
11:54 - Voilà, de sentiments, c'est la différence entre un acteur et un comédien.
11:58 - C'est quelqu'un qui a une personnalité un peu trop forte, c'est-à-dire moi, et
12:04 qui n'est pas… ce n'est pas une vertu pour dire des textes, et il faut essayer de
12:07 disparaître.
12:08 Et "Bose" est le prétexte à disparaître.
12:11 - Oui mais c'est très compliqué, vous savez, quand on va vous voir sur scène, Fabrice
12:15 Lucchini, de vous imaginer disparaître parce que vous êtes présent, omniprésent, hyperprésent.
12:21 - Est-ce que j'empêche votre perception du goût ? C'est la seule question.
12:25 - Au contraire ! Parce que vous expliquez quelque chose de très fort à un moment,
12:29 vous donnez quasiment une masterclass pour l'un des poèmes qui est le plus enseigné
12:34 dans les écoles, "Demain dès l'aube".
12:37 Et vous dites, voilà, ce poème-là, et ça vaut pour la poésie en général, il faut
12:43 le dire d'une voix neutre.
12:45 Alors que quand on imagine Fabrice Lucchini dire un texte, on imagine tout sauf la neutralité
12:51 ou la banalité, comme vous parliez tout à l'heure, Dugod.
12:53 - C'est mon obsession, c'est mon ambition, pour que le texte parvienne.
12:58 Mais si le public voit des surcharges émotionnelles sur la langue, la langue ne parvient plus.
13:07 Si vous dites "Demain dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, je partirai",
13:14 je sais que tu m'attends, j'irai par la forêt, j'irai par la montagne, je ne puis
13:20 demeurer loin de toi.
13:21 Pourquoi il fait comme ça ?
13:22 - Attendez, on sort une guitare.
13:25 Il ne faut pas faire ça.
13:26 Il faut essayer d'être à la hauteur du précepte de Jouvet.
13:30 Il faut disparaître.
13:32 Disparaître pour que le public reçoive.
13:35 - Et pour ça, il faut des années, il faut 35 ans de travail, vous dites ?
13:37 - Oui, il faut être obsessionnel, une analyse un peu ratée.
13:41 Et puis là, je vous avoue, si les auditeurs ont la gentillesse de venir, maintenant je
13:47 vais en janvier aller dans un petit théâtre qui est une merveille, là où a joué Petit
13:52 Rêve, je vais aller au théâtre des Maturins, qui est tout petit, mais qui est quand même
13:56 un vrai théâtre où je vais pouvoir mettre 400 et quelques personnes, parce que là,
14:00 on refuse des gens, c'est pénible.
14:01 J'ai eu peur d'avoir l'air antipathique avec cette dame.
14:08 - Non, vous ne l'avez pas été, de toute façon c'est votre nature et c'est votre
14:12 caractère Fabrice Louquigny.
14:13 Plus personne ne s'offuse que vous avez gagné ce droit-là.
14:16 Je ne sais pas comment, vous avez une explication ?
14:19 - Vous avez le droit d'engueuler une salle.
14:22 - J'ai pas engueulé quand même.
14:24 - Non, mais vous avez le droit de rappeler à l'ordre.
14:27 - J'ai été dur.
14:28 - Vous nous avez dit aussi qu'on n'avait pas lu Peggy.
14:29 - Quoi ? Vous n'avez pas été ?
14:30 - Qu'on n'avait pas lu Peggy.
14:32 - Peut-être vous, vous l'avez lu, c'est évident.
14:35 Ça, Ali Baddou, il a lu Peggy, vous aussi.
14:37 Mais vous avez vu ce texte ? Vous avez entendu ce texte qui amène ? Vous savez que Beaux-Endormis
14:43 est pour Proust un des événements majeurs de l'histoire de l'humanité.
14:47 Pour Pierre Michon, Beaux-Endormis est une histoire… et j'ai osé finir là-dessus
14:54 et la musique de Beethoven.
14:55 - Et Beethoven.
14:56 Mais c'est assez étonnant.
14:57 On va encore une question sur Hugo.
15:00 Quand on pense à vous, Fabrice Luchini, on se dit, bon, Hugo c'est quelqu'un qui
15:03 est parti de la droite conservatrice lorsqu'il était jeune pour terminer vieux progressiste
15:11 ultra engagé à gauche.
15:13 Avec un refus de la haine de la propriété.
15:17 Il détestait l'idée qu'on piquait les appartements.
15:20 Il n'aimait pas ça du tout.
15:22 Il n'aurait pas aimé Mélenchon, Victor Hugo.
15:24 Pas du tout.
15:25 Il aurait aimé un parti socialiste en forme.
15:28 Ce qui n'est quand même pas évidemment le cas.
15:31 Même François Hollande est venu la semaine dernière voir le spectacle et il m'a dit
15:35 une chose pas bête du tout.
15:36 Il m'a dit "je ne comprends pas pourquoi ce spectacle n'est pas subventionné et
15:40 pourquoi on te lâche dans les lois du marché".
15:43 Car c'est tellement hallucinant ce que tu fais que ça devrait te protéger.
15:48 Et j'ai trouvé ça pas bête.
15:49 Mais moi, c'est ma condition.
15:51 Alors Hugo a commencé à droite, il a fini à gauche.
15:55 Pas marxiste.
15:56 Non.
15:57 Pas du tout.
15:58 Ça ne l'intéressait pas du tout.
15:59 Jamais réac.
16:00 Alors jamais réac.
16:01 Et vous dites "oui mais enfin, n'importe comment, on ne va pas comparer une personnalité
16:03 de génie avec un vague petit interprète qui adore travailler.
16:09 J'ai un boulevard avec le politiquement correct qui permet que ça vive dans mon spectacle.
16:17 Parce que je continue La Fontaine.
16:18 Je suis toujours au Montparnasse deux fois par semaine.
16:20 Et je fais rentrer les retardataires et les pauvres.
16:23 Je travaille un peu Anne Hidalgo évidemment pour dire "ça n'est pas de votre faute
16:28 si vous êtes en retard".
16:30 Le projet était de qualité.
16:32 Elle a voulu des mobilités douces.
16:34 Et elle a transformé Paris en un chaos de haine.
16:37 Parce que maintenant, c'est comme l'archipel de Fourquet.
16:40 Le vélo n'a plus rien à voir avec le piéton.
16:43 Le vélo crache sur le visage du piéton.
16:45 La trottinette méprise la bagnole.
16:47 Le seul qu'on n'entend plus c'est la bagnole.
16:49 Il y a encore 40 ans, il était un peu pittoresque, un peu beauf le mec en bagnole.
16:54 Il ouvrait la fenêtre.
16:55 "Eh connard, maintenant on ne l'entend plus.
16:58 Il est dépressif.
16:59 Il a fait 38 mètres en 1h53".
17:02 Oui mais vous n'êtes pas un sociologue déprimé comme Jérôme Fourquet ?
17:05 Ah moi j'aime beaucoup Fourquet.
17:07 Vous croyez encore en la poésie ? Vous croyez encore à la possibilité ?
17:10 Je crois.
17:11 Je crois à ce moment unique dans l'histoire du...
17:13 Alors que c'est une parole fragile ?
17:14 C'est la parole la plus fragile.
17:16 Mais je crois que quand on réussit un silence, quand on voit sur le La Fontaine 750 personnes,
17:23 même là avec 200 personnes, quand tout est suspendu, on a le sentiment profond que nous
17:30 sommes une humanité reliée.
17:32 J'aimais pas les termes excessifs des acteurs de gauche toujours prêts à être supérieurs
17:37 aux autres qui sont des merdes.
17:38 L'acteur de droite est une merde.
17:40 Mais je vous répète que j'adorerais être de gauche mais le niveau est à d'exigences.
17:47 Continuez à lire Hugo, vous y arriverez.
17:49 Eh ben je vais y arriver avec Hugo.
17:51 Et vous dites que La Fontaine, c'est plus satisfaisant à dire que Hugo, parce que vous
17:55 faites les deux simultanément en fait.
17:57 Un après l'autre, dans la même soirée parfois.
17:59 Je vais vous dire, La Fontaine est un événement majeur, totalement majeur dans la concision.
18:06 C'est l'antiprouste.
18:07 Vous voyez, La Fontaine, c'est très peu de choses.
18:10 C'est quelques mots, il n'y a rien de plus, il n'y a rien de moins.
18:15 Hugo, on a affaire à une puissance qui écrit énormément.
18:19 Et là j'avoue que j'ai eu cette chance de faire ce montage.
18:23 Et c'est extraordinaire parce que ce n'est qu'un petit bout d'Hugo.
18:28 C'est 1843 et vous avez vu les tables tournantes, les tables qui parlent, les tables qui marchent.
18:35 Et communiquées avec les esprits par le biais des tables.
18:37 Oui, c'est merveilleux parce que les gens rient quand même.
18:39 Là, il y a un moment de joie au moment des tables.
18:42 Oui, mais c'est sérieux.
18:43 La philosophie spirit, les dialogues d'Hugo, ce qu'il en fait d'ailleurs, puisqu'il
18:49 retranscrit ses séances de spiritisme, pour le dire assez vite, dans un livre.
18:55 300 séances, 300 soirées à faire parler les esprits, à dialoguer avec eux.
19:01 Et d'autant qu'il sait même…
19:05 Mais il faut le prendre au sérieux.
19:06 Oui, alors vous avez remarqué que je ne pactise pas.
19:08 C'est une très belle phrase de Thomas Bernhardt.
19:11 Il n'aime pas les acteurs, particulièrement ceux du Burke Théâtre, parce qu'il dit
19:16 qu'il pactise toujours avec le public contre l'auteur.
19:19 C'est une des phrases les plus extraordinaires.
19:21 Un acteur est indigne quand il pactise avec le public dans ce qu'il a de plus immédiatement
19:27 envie de ne pas s'emmerder.
19:29 Et qu'il abandonne l'auteur.
19:30 Moi, au moment des tables, ça fait rire évidemment qui est là ? Molière.
19:37 Jésus.
19:38 Jésus.
19:39 Galilée.
19:40 Galilée.
19:41 La critique.
19:42 La critique.
19:43 Et la critique.
19:44 Qui est là ? La critique.
19:47 Mais moi, je ne dois pas pactiser.
19:50 C'est vrai que je suis content qu'il rit.
19:52 Mais vous savez, voilà.
19:53 À propos de pactiser, peut-être avec un auteur ou pas, vous avez eu une réflexion hier.
19:58 Vous avez dit "heureusement que je ne joue pas Céline en ce moment".
20:02 Parce que vous êtes un grand adepte de Céline.
20:04 Ah oui, enfin adepte.
20:05 Je pense que "Le voyage au bout de la nuit" est un message.
20:08 Il y a Emmanuel Berle qui était juif, l'a dit.
20:10 Lévi-Strauss qui était juif, l'a dit.
20:12 "Le voyage au bout de la nuit", c'est un moment monumental.
20:15 J'adore les écrivains qui répondent dans les émissions de Bunel "Moi, ça ne me
20:19 branche pas terrible".
20:20 Je veux bien.
20:21 Mais on va lire tes livres, mon chéri.
20:23 Le problème, c'est qu'il a écrit un morceau que Manfred Hansky…
20:27 Un chef d'œuvre.
20:28 Emmanuel Berle disait "il y a deux tempéraments", il pouvait lui en vouloir, "deux tempéraments
20:33 fondamentaux dans le XXe siècle, c'est Proust et Céline".
20:36 Emmanuel Berle.
20:37 Lévi-Strauss.
20:38 Vraiment, c'est presque une doxa.
20:40 Mais j'estime qu'un génie peut être bête.
20:44 Et ça peut même aller ensemble.
20:46 Parce que pour que Céline ait cru qu'il ait donné cette importance au peuple juif…
20:52 Parce que c'est quoi Céline ? C'est un délire antisémite en pensant que tout est
20:57 organisé par eux.
20:59 Et que tous les pauvres goys, tout le monde est absolument niqué.
21:04 C'est un délire.
21:05 Et ça c'est en 36.
21:07 Ce délire, alors qu'il pouvait rester dans "Le voyage au bout de la nuit", il était
21:10 adoré par la gauche, André Breton le traduisait.
21:13 Et on ne peut plus le jouer aujourd'hui.
21:14 Ah je ne peux plus le jouer.
21:15 Moi non, moi je suis sur d'autres sujets.
21:18 Si, on pourra toujours dire des phrases comme "c'est l'âge aussi qui vient peut-être
21:23 et nous menace du pire", "on a pu beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie",
21:29 voilà, toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de
21:35 vérité.
21:36 Et où aller dehors ? Je vous le demande.
21:38 Il est aux Etats-Unis.
21:39 Il est 3h du matin.
21:40 Et où aller dehors ? Je vous le demande.
21:42 Quand on n'a plus en soi la somme suffisante de délire, la vérité c'est une agonie
21:47 qui n'en finit pas.
21:48 La vérité de ce monde c'est la mort.
21:50 Faut choisir, mourir ou mentir.
21:53 Les messieurs qui disent du mal de ça, je veux bien.
21:57 Mais j'ai été lire leur livre.
21:59 N'en parlons pas.
22:00 Mais tout le monde a le droit.
22:02 Moi je l'en...
22:03 Céline, il a fait aussi des choses très mauvaises.
22:06 Je parle de littérature.
22:07 Mais "Le voyage au bout de la nuit" c'est incontournable.
22:11 C'est pour moi un des plus grands livres avec la recherche du temps perdu.
22:14 C'est presque un lieu commun.
22:15 Vous allez manifester dimanche ?
22:17 Alors moi je suis en province pour tourner mon spectacle.
22:23 Mais je suis complètement...
22:27 Je trouve là maintenant, évidemment vous me posez cette question ambiguë et terrible.
22:33 Moi je prends beaucoup de taxi.
22:35 Il y a beaucoup de taxi.
22:36 Il y a des gens cabiles.
22:38 Il y a des Algériens.
22:39 Et je me dis que je pense qu'on est en plein délire sur ce conflit Olivier Véran et Madame
22:47 Le Pen.
22:48 Je trouve ça délirant.
22:49 Il y a un très bon critique, un très bon journaliste qui a dit qu'il parle plus vite
22:53 que son nombre.
22:54 Et son nombre, en parlant de Véran, ne réfléchit pas beaucoup.
22:58 Et d'ailleurs Véran est un héros de ma pièce dans La Fontaine.
23:01 Oui, je ne suis pas gentil parce que j'ai eu un réflexe poujadiste quand il nous empêchait
23:06 de jouer, ce qui était bien normal.
23:08 Et je l'ai comparé au Dr.
23:10 Knock sans le génie de Louis Jouvet.
23:15 Et tous les soirs, évidemment, je lui fais sa fête.
23:17 Il y en a deux qui prennent beaucoup.
23:20 C'est Hidalgo que j'aime beaucoup parce que je trouve qu'elle a une volonté politique.
23:24 Ça c'est incontestable.
23:26 Elle l'a fait.
23:27 Les gens sont en vélo.
23:28 Elle l'a fait.
23:29 C'est génial.
23:30 C'est concret.
23:31 Mais le drame c'est pourquoi ils n'ont pas les mêmes lois que les autres ? Pourquoi
23:35 les gens brûlent les roues ? C'est une vraie question ça.
23:38 Essayez de réfléchir.
23:39 Parce qu'ils leur donnent ce privilège pour les encourager dans la mobilité douce.
23:44 Mais moi j'ai un ami qui a eu un énorme accident et qui a été soigné par la plus
23:49 grande professeure de la salle pétrière.
23:51 Donc je me méfie.
23:52 Dernière question Ali Baddou.
23:54 Une dernière question ? Non, parce que je vais vous ramener à l'éternité.
23:57 Je vais vous ramener à l'inactuel.
23:59 À autre chose justement que ce dont vous parliez.
24:03 À l'instant, il y a le choix des mots.
24:05 Vous citez d'ailleurs un poème de Hugo.
24:08 Le mot, il commence avec ces deux vers.
24:10 « Brave Jean, prenez garde à ce que vous dites ».
24:14 Ça lance la fête, on a le temps.
24:16 Vous savez, c'est Marie Marquette.
24:19 Marie Marquette est une grande résistante.
24:22 Elle était comédienne à la comédie française.
24:24 Comme une idiote, un soir avec des Allemands, elle a dit « Vous savez, moi je suis dans
24:28 la résistance et d'ailleurs mon fils aussi.
24:30 » C'est à peu près ça.
24:31 Et malheureusement, le fils il y est passé.
24:33 Et dix ans après, on lui a dit « Dites le mot ».
24:36 Le mot, c'est un chef-d'œuvre que je dis depuis trente ans.
24:39 Et ça ne commence pas, et je le dis à tous les auditeurs de France Inter.
24:42 « Brave Jean, prenez garde aux choses que vous dites.
24:45 Tout peut sortir d'un mot qu'en passant, vous perdez tout la haine et le deuil.
24:51 Et ne m'objectez pas que vos amis censurent ou que vous parlez mal.
24:54 Écoutez bien ceci, tête à tête, en pointoufle, à porte-close, chez vous, sans un témoin
24:57 qui souffle.
24:58 Vous dites à l'oreille aux plus mystérieux de vos amis du corps.
25:02 Et vous, préférez vous murmurer tout seul, croyant presque vous taire dans le fond d'une
25:05 cave à trente pieds sous terre.
25:07 Un mot désagréable à quelqu'individu.
25:10 Ce mot que vous croyez qu'on n'a pas entendu, que vous disiez si bas, dans un lieu sourd
25:13 et sombre, court, à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre.
25:16 Tenez, il est dehors, il connaît son chemin, il marche, il a deux pieds, un bâton à
25:19 la main, de bons souliers ferrés, un passeport en règle, au besoin il prendrait des ailes,
25:22 comme un aigle, il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera, il suit le quai, franchit
25:25 la place, etc.
25:26 Passe l'eau sans bateau dans la saison des écrus, et il va tout à travers un dédale
25:31 de rue droit chez le citoyen dont vous avez parlé, il sait le numéro, l'étage, il
25:35 a la clé, il monte l'escalier, ouvre la porte, passe, entre, arrive, et Rayeur, regardant
25:40 l'homme en face, dit « me voilà, je sors de la bouche d'un tel ». C'est comme
25:44 ça que je finis mon spectacle.
25:45 Pourquoi ? Parce que quand on nous dit que je vais dire un truc mais ne le dit à personne,
25:48 moi je réponds « ne me le dis pas parce que le bonheur c'est de le répéter ».
25:52 - Prenez garde à ce que vous dites, tout peut sortir d'un mot.
25:55 - Victor Hugo !
25:56 - Victor Hugo !
25:57 - Ce sera le mot de la fin.
25:59 - Merci infiniment.
26:00 - Merci infiniment Fabrice Hucky.
26:01 - C'est moi qui vous remercie.
26:02 - C'était un vrai bonheur de vous recevoir ce matin sur France Inter, vous êtes, et
26:06 vous jouez à guichet fermé, donc au Happy Few, au théâtre du petit Saint-Martin.
26:11 - Et après au Maturin, à partir de janvier, mais il faut se manier parce que c'est déjà
26:14 plein.
26:15 - Et tout ça sera sur le site de France Inter, évidemment, bonne journée.
26:18 - Merci infiniment, j'étais très heureux d'être avec vous.
26:22 J'ai envie de travailler à France Inter, je sais pas moi, je vais peut-être remplacer,
26:27 et si je remplaçais Guillaume Meurice ?
26:29 - Et ben pourquoi pas ? Qu'est-ce que vous feriez comme blague d'ailleurs ?
26:33 - Mais non, mais j'ai pas le talent, je n'ai pas le talent de tous ces gens-là, et puis
26:37 moi j'aimerais pas être condamné à faire des bons mots.
26:40 Oh là là, ça m'angoisserait.
26:42 - Vous seriez pas ?
26:43 - Non, je détesterais ça.
26:44 - Pourtant vous avez un génie dans l'écriture de son livre.
26:46 - Je pourrais dire une phrase un matin en disant "si les gens qui ne m'aiment pas savaient
26:51 ce que je pense d'eux, ils me détesteraient encore plus".
26:54 Je pourrais dire un autre matin "dites du mal de moi le dos tourné, disez Flaubert,
26:59 mon cul vous contemple".
27:00 Mais une fois que j'en aurais sorti une dizaine, j'aurais pu rien dire.
27:03 Je vous embrasse.
27:04 - Merci Fabrice Lequeney.

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