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[ARCHIVE EUROPE 1 - Les récits extraordinaires de Pierre Bellemare] Cela fait quatre ans que personne n’a vu la très belle Madeleine, dans la commune de Lusignan en Nouvelle-Aquitaine. Cette jeune femme d’une trentaine d’années est la fille aînée d’un homme étrange qui vit seul avec ses trois enfants dans une grosse bâtisse grise qu’on appelle “le château de Lusignan” et où personne n’est jamais entré. Très vite, les soupçons sont nombreux autour du père de famille : aurait-il séquestré sa fille ? Le maire de la ville, lassé de recevoir des centaines de lettres anonymes accusant le père, décide alors de mener l’enquête. Lorsqu’il se rend au domicile de la famille, on l’empêche strictement d’entrer. Après plusieurs recherches, le maire rencontre un homme qui lui confie alors qu’il vivait une histoire d’amour avec la jeune disparue. Lorsque le père a appris leur liaison, il aurait violemment chassé le jeune homme. Aurait-il enfermé sa fille depuis ? C’en est trop pour l’édile de la ville qui décide de perquisitionner le domicile en présence des gendarmes. Que va-t-il découvrir dans cette effrayante maison ? La famille est-elle complice de la disparition de Madeleine ? Pierre Bellemare raconte cette incroyable histoire dans cet épisode du podcast “Les récits extraordinaires de Pierre Bellemare”, issu des archives d’Europe 1 et produit par Europe 1 Studio.

Retrouvez "Les Récits extraordinaires de Pierre Bellemare" sur : http://www.europe1.fr/emissions/les-recits-extraordinaires-de-pierre-bellemare

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00:00 Bienvenue dans les récits extraordinaires de Pierre Belmar, un podcast issu des archives d'Europe 1.
00:10 Voici donc chers amis l'étonnante histoire de la séquestrée de Lusignan.
00:17 Cela se passait sous un ciel bleu d'octobre. Les nuages dans le ciel couraient comme un grand
00:25 troupeau tout le long du mur au dessus de la porte du château, la glycine dans le vent frissonnait
00:32 comme une chevelure. C'est alors qu'on entendit jusqu'au bout de la ville le hurlement de monsieur
00:41 Delaveau. Jusqu'au bout de Lusignan on entendit ce cri qui ne s'éteindra plus parce qu'il fait
00:48 parti désormais de l'histoire de ces murs, de ces petites rues et de ces vieilles bâtisses. "Madeleine,
00:56 reste, reste là ou soit maudite." La porte de Fergrinça, un jeune homme sorti presque titubant
01:13 qu'on ne reverrait jamais. De même qu'on ne reverrait plus la belle Madeleine, la fille aînée
01:22 de monsieur Delaveau dont le prétendant venait d'être ainsi chassé au moment même où elle
01:27 s'apprêtait à le suivre. Oui la belle, la brune, la savoureuse et charmante Madeleine ne devait plus
01:34 reparaître. La porte du château se refermait sur elle plus lourdement qu'une trappe faisant
01:41 être d'un seul coup l'étonnant mystère de la séquestrée de Lusignan que Jacques-Antoine
01:48 a choisi de faire figurer parmi les dossiers extraordinaires de la police.
01:51 Quatre années plus tard, le 1er juin 1958, le maire de Lusignan, nouvellement élu,
02:18 reçoit sa centième lettre anonyme. Il la lit et la relit sans surprise. Cette lettre anonyme accuse
02:25 monsieur Fernand Delaveau de séquestrer depuis quatre ans sa fille aînée Madeleine âgée de 33
02:32 ans sans préciser dans quelles conditions mais laissant entendre qu'elle peut être victime de
02:37 toutes sortes de sévices si toutefois elle vit encore. Je vous l'ai dit c'est la centième
02:44 lettre anonyme voilà pourquoi afin d'en avoir le cœur net, le 1er juin vers 10 heures, le maire de
02:50 Lusignan se présente devant l'étrange maison de la famille Delaveau. Cette maison qu'on appelle
02:56 le château à Lusignan n'est en réalité qu'une grande bâtisse grise et noble dont les volets
03:01 sont toujours clos, dont les murs massifs sous une voilette de glycine défleurie semblent étouffer
03:07 un mystère tandis que la haute grille du jardin maintient derrière ses barreaux un chien jaune
03:13 hargneux aux aboiements et raillés. C'est tout ce qui reste du château de Lusignan construit,
03:18 dit la légende, par la fée Mélusine et qui abrita durant des siècles la famille des Lusignans,
03:24 rois de Chypre et de Jérusalem. Après avoir longtemps sonné le maire s'apprête à faire
03:29 demi-tour lorsque la porte s'entrouve sur le père Fernand Delaveau vêtu comme toujours de la même
03:35 culotte de cheval renforcée de cuir, d'une vieille veste de chasse et coiffé d'un chapeau de feutre
03:40 dont le ruban s'orne d'une plume de faisan. "Pardon monsieur", dit M. le maire, "je ne voudrais pas
03:47 vous déranger, voulez-vous simplement me dire où se trouve votre fille Madeleine ?" À ces mots la
03:53 porte se referme brutalement et Fernand Delaveau bougonne simplement derrière les barreaux. "Je
04:00 n'en sais rien, est-ce que ça vous regarde ?" Les lettres anonymes continuent de pleuvoir. C'est un
04:07 rat de marée et le maire qui en a bientôt un plein tiroir commence à penser qu'il doit exister
04:13 un fondement au stupéfiant mystère Delaveau et décide d'entreprendre une enquête. Le registre
04:21 de la mairie indique que les deux Delaveau se sont mariés en 1923. Quatorze mois plus tard,
04:26 leur fille Madeleine venait au monde. Thérèse, la seconde fille, naissait en 1926 et André,
04:33 le fils, en 1928. Madame Delaveau mourut en 1944. C'est tout. Une vieillissante bourgeoise de la
04:44 ville, flattée de recevoir monsieur le maire, sacrifie les ressorts de son fauteuil à un vieux
04:49 restant de liqueur pour tenir un long, long discours dont voici l'essentiel. Son mari,
04:56 notaire, s'occupait jusqu'à la guerre des affaires des Delaveau qui possédait en ce temps-là d'assez
05:01 jolitaire mais l'essentiel de leurs ressources provenait du travail de monsieur Delaveau qui
05:06 était agent d'assurance. Oui, elle connut madame Delaveau, elle s'était même liée d'amitié avec
05:12 cette femme forte honorable. Elle considérait d'ailleurs madame Delaveau comme le véritable
05:17 chef de la famille. La voix douce mais l'âme droite et fière, madame Delaveau élevait ses
05:22 trois enfants avec conscience et fermeté leur inculquant une éducation très bourgeoise. Si
05:28 bourgeoise même qu'à sa mort, elle avait fait de ses trois enfants des personnages accomplis, polis
05:34 mais d'un autre âge. D'après l'un des voisins du château de Lusignan, le drame n'a qui de ce que
05:42 madame Delaveau mourut alors que son mari venait justement de se retirer des affaires et qu'avec
05:48 la guerre les économies devenaient dérisoires. Monsieur Delaveau dut alors disputer contre sa
05:53 fille aînée, l'héritage de l'autorité maternelle. Bien sûr, ce duel n'engendra aucun écho mais au
06:00 contraire le silence et le mystère. À présent, Fernand Delaveau ne s'occupe plus que de ses
06:06 propriétés, ce qui lui laisse au surplus beaucoup de loisirs, son travail consistant à aller chercher
06:11 chaque trimestre à bicyclette le prix de ses fermages. Les métiers que visite monsieur le
06:16 maire déclarent n'échanger avec Fernand Delaveau que des propos brefs. Autrefois, ses visites étaient
06:22 plus agréables car à ses froideurs s'ajoutent aussi les chicaneries ou les reproches bourrus
06:26 d'un homme trop gêné financièrement pour être tolérant. D'ailleurs, même sous prétexte de lui
06:33 apporter de l'argent, les fermiers n'entrent pas chez lui et quand il reçoit par force un fournisseur,
06:38 c'est toujours dans le jardin ou sur le seuil de la porte. Et le fils Delaveau ? Monsieur le maire
06:47 imagine en savoir davantage en interrogeant des camarades du jeune André Delaveau. Il va donc
06:52 rencontrer trois ou quatre jeunes gens, tous anciens élèves de l'école Saint-Charles,
06:56 cours privé où André Delaveau fit ses études. Il découvre alors un autre aspect et non le moins
07:02 dramatique du mystère Delaveau. À l'école, André fut un élève normal, moyen, ni plus ni moins
07:08 dissipé que les autres. Mais alors que les autres apprirent tous un métier pour suivre leurs études
07:13 ou gagner leur vie, André tient la place de batteur dans le petit orchestre de l'usiniant
07:18 et ne sait rien faire d'autre. D'après ses camarades, il est lu de chaque question concernant
07:25 sa famille et n'invite jamais aucun d'eux à pénétrer chez lui. D'ailleurs, depuis qu'il
07:30 existe un mystère Delaveau, les rares jeunes gens de l'usiniant qui le fréquentent encore
07:34 sont ceux qui jouent avec lui dans le petit orchestre du café Bouillon. Le soir, les jeunes
07:40 bourgeois de l'usiniant essaient d'y recréer dans ce décor plutôt fait pour les bals paysans,
07:45 l'atmosphère de Saint-Germain-des-Prés. Monsieur le maire va donc y boire une mauvaise bière. Il y
07:50 découvre André Delaveau, échevelé, maigre, avec un visage mou, qui s'agite derrière sa caisse et
07:57 ses cymbales. Il ne semble pas avoir de petit ami dans l'assistance et le maire, qui espérait tenir
08:02 le bon bout de son enquête, s'en retourne déçu. C'est alors qu'il joue sa dernière carte.
08:09 Le curé. Le curé se souvient de la jolie Madeleine comme d'une jeune fille sérieuse,
08:15 très croyante et pratiquante. Lui, il sait tout. Derrière son confessionnat, il a tout appris. Mais
08:21 il ne peut évidemment trahir le secret de la confession. Il conseille simplement à
08:25 monsieur le maire d'envoyer un gendarme à Rennes pour y interroger un jeune journaliste. Cette fois,
08:32 le maire croit tenir la bonne piste. À Rennes, la police, bien qu'elle juge le dossier bien
08:37 inconsistant, accepte d'envoyer un inspecteur interroger le jeune homme. Il s'agit d'un garçon
08:41 de 29 ans, plutôt petit, mais très beau, avec des yeux de velours et des cils longs à faire
08:46 dâner une arme de midi net. Lorsque l'inspecteur lui explique les raisons de sa démarche, le jeune
08:53 journaliste lève les bras au ciel. Il ne veut plus entendre parler de cette histoire. Oui, oui,
08:58 il a connu Madeleine Delaveau. Oui, elle lui plaisait beaucoup. Oui, on peut dire qu'il en
09:03 était tombé follement amoureux. Oui, il pense que Madeleine l'aimait aussi. Du moins, jusqu'au
09:09 jour où Delaveau les surprit roucoulant sous les arbustes du jardin. Le vieux leur fit alors une
09:14 scène atroce, disant des choses effroyables. Mais comme Madeleine hésitait à suivre le jeune homme,
09:20 Delaveau lançait ce fameux cri qui volait dans les rues de Lusignan au point d'y rester planté,
09:26 d'y prendre racine comme les lierres et les légendes. « Madeleine, reste, reste là ou
09:33 sois maudite ! » Madeleine obéit et le jeune homme repartit seul et ne put jamais la revoir.
09:41 Croyez-vous que Madeleine puisse être séquestrée par son père ? C'est probable, car pendant des
09:49 mois j'ai rodé autour de la maison sans jamais la percevoir. Pensez-vous qu'elle ait pu être
09:55 violentée ? Le jeune homme hésitait, conclut. Chez des fous tout est possible. Bref, il semble bien
10:04 y avoir un drame dans cette étrange famille. Comme le parquet se refuse avec juste raison à
10:09 intervenir, faute d'un motif suffisant, on conseille à M. le maire de créer un motif légal, par exemple,
10:15 en convoquant officiellement « Madeleine, la belle disparaît ». Quelques jours plus tard,
10:22 dans sa mairie, depuis la fenêtre de son bureau, le maire attend Madeleine. Celle-ci devrait avoir
10:28 33 ans et être très jolie, mais peut-être est-elle embellie par le souvenir de tous.
10:33 Tout là-bas, à l'ombre des tilleuls, paraît une silhouette féminine. Cette femme qui marche à
10:42 petits pas pressés, elle est bien jeune, n'est pas brune. Il ne semble pas que cela soit Madeleine
10:51 de Lavaux. Alors qui ? Sa sœur, peut-être ? Et le maire se sent tout envahi de colère. Le vieux
11:00 brigand se moque de lui. Lorsqu'elle paraît dans l'encadrement de la porte, dans un vieux petit
11:07 tailleur noir, la jeune fille marque un temps d'arrêt, elle est pâle. « Vous êtes Mlle.
11:12 Thérèse de Lavaux, peut-être ? Oui, M. le maire. Ce n'est pas vous que j'avais convoqué. Veuillez
11:19 m'excuser, mon père m'envoie à la place de ma sœur car nous ne savons pas où elle est. » M. le maire
11:25 se met à crier. Parcelles de questions, la malheureuse enfant qui se rétrécit sur sa chaise
11:29 se recroqueville, baisse la tête et ne répond rien. Elle est si muette, tellement muette, si
11:36 étrangement muette, que le maire en la congédiant est plus persuadé que jamais qu'il se passe des
11:42 choses anormales dans le misérable château de Lusignan. Cette fois, la police peut ouvrir un
11:49 dossier et le maire décide d'effectuer une visite domiciliaire. Le samedi 20 juin, le maire de
11:59 Lusignan s'en vient donc avec un médecin et le brigadier de gendarmerie, à nouveau sonné à la
12:05 grille de la Sambre-Baptiste. Il est décidé à faire jusqu'au bout son métier de maire et d'officier
12:12 de police en voulant s'assurer coûte que coûte du sort d'une de ses administrés. Après deux
12:19 minutes d'attente, le brigadier de gendarmerie fardonné tire avec brutalité une seconde fois
12:26 la sonnette écrite « Au nom de la loi, ouvrez ! ». Le chien blanc tâché de roue hurle et se jette
12:33 contre la grille. Les voisins guettent derrière les persiennes. Les ombres commencent à flotter
12:39 dans la rue, à se rassembler par petits paquets aux coins des maisons. Derrière une voiture arrêtée,
12:44 deux hommes dissimulés parlent à voix basse. Alors on entend la porte de la maison s'ouvrir et le père
12:51 Delaveau traversait lentement le jardin. On entend aussi le vieil homme calmer son chien et tirer à
12:59 lui la porte de fer. Le maire, le médecin et le brigadier de gendarmerie entrent. « Monsieur
13:06 Delaveau, dit le maire d'un ton sans réplique, je veux savoir où est votre fille aînée Madeleine.
13:12 La rumeur publique vous accuse de la séquestrer depuis quatre ans. Mon devoir de maire et d'officier
13:18 de police m'oblige à faire chez vous une visite domiciliaire. J'ai convoqué votre fille aînée,
13:22 vous m'avez envoyé votre fille cadette, vous vous moquez de moi. Où est votre fille Madeleine ? »
13:27 « Monsieur le maire, dit Fernand Delaveau, Madeleine nous a quittés il y a quatre ans.
13:35 Elle est probablement à Paris mais je n'ai pas son adresse. »
13:40 « Bien, dit le maire, je suis sûr que vous mentez. Mais puisque vous vous obstinez,
13:48 nous allons vérifier par nous-mêmes. » Et d'un pas décidé, ils marchent vers la maison.
13:55 On entend craquer le gravier sur le bas côté de la rue. Des ombres furtives se pressent maintenant
14:02 le long des grilles. Entre les barreaux, sous le feuillage du lierre, on voit briller quelques
14:06 yeux. Quelques yeux qui sont le regard de l'usiniant tout entier, le regard de ses
14:11 deux mille habitants frémissants de plaisir ou d'impatience. Peut-être va t'en trouver Madeleine
14:18 couchée sur un grabat, dans une cave, au milieu des rats crevés. Peut-être est-elle morte ou même
14:27 squelettique et inerte. À moins qu'on ne les découpé en morceaux. »
14:33 Il fait chaud dans l'air pesant. Les volets des Delaveaux claquent tout autour de la maison. Le
14:50 maire et les gendarmes ont en effet ouvert les volets car il fait noir comme dans un puits.
14:55 Après quoi, ils commencent à fouiller les placards, à déplacer les meubles devant Fernand
15:00 Delaveaux silencieux et contracté, devant Thérèse qui ne semble pas avoir la force de
15:06 prononcer une parole. Ils explorent tout le rez-de-chaussée, y compris les pièces occupées
15:11 pendant la guerre par les Allemands où d'importants dégâts ont d'ailleurs été commis. Malgré cela,
15:15 tout est d'une incroyable propreté. Les parquets percés brillent sous la cire, les vieux rideaux
15:20 ne portent pas un grain de poussière. Ne trouvant rien au rez-de-chaussée, le maire et le gendarme
15:27 demandent à la jeune Thérèse de les accompagner au premier étage. La jeune femme a obéi et les
15:33 marches de l'escalier ciré grincent sous les pas du maire et du gendarme. Le médecin reste au rez-de-chaussée.
15:38 Au premier étage, Thérèse s'arrête comme si dans quelques secondes tout un édifice de ruses,
15:47 de combinaisons saugrenues de demi-mensonges allaient s'écrouler. « Il y a ici, dit-elle,
15:57 la chambre de mon père, un salon abandonné, une pièce inoccupée, ma chambre et la chambre
16:05 de mon frère André qui toutes donnent sur le couloir. » Le maire s'éponge le front. En passant
16:15 devant une fenêtre, il aperçoit la rue. Un groupe de curieux rassemblés devant la maison en plein
16:20 soleil et remarque une femme qui se protège avec un journal ouvert au-dessus de sa tête.
16:24 « Allons-y, dit-il. Dans la première chambre, la plus vaste, celle du père, il ne voit qu'un coffre-fort,
16:31 deux lits et une table. À part cela, la pièce noyée d'ombre est absolument déserte. Dans la pièce
16:40 inoccupée, un ancien salon, seul, un pinceau de soleil entre deux volets mal joints, dessine sur
16:47 le parquet luisant quelques reflets. Le maire remarque simplement une petite table à ouvrage
16:51 devant la fenêtre. Il n'y a personne non plus dans la chambre inoccupée dont la porte grince
16:57 légèrement dans le silence lorsqu'il l'ouvre et la referme. Instinctivement, il parle bas et marche
17:05 sur la poigne des pieds. « Voici ma chambre, dit Thérèse. » Le maire et le gendarme jettent un coup
17:15 d'œil dans l'obscurité pour tout d'abord ne rien voir. Puis en se détournant, le maire croit
17:22 distinguer grâce à la faible lumière qui soigne des volets clos, verdis par les arbres du parc,
17:27 une ombre. Une ombre blottie, immobile et muette sur une chaise.
17:35 Le maire, saisi d'émotion, frappe sur l'épaule du gendarme et tend un doigt pour lui montrer
17:43 cette silhouette inquiétante au mutisme affolant. Alors le gendarme, tout en exprimant sa stupeur
17:49 par un juron énergique, bondit vers la fenêtre et ouvre les volets.
17:53 Ce n'est pas un squelette vivant. Ce n'est pas une infirme. Ce n'est pas un cadavre, un monstre,
18:04 que le maire et le gendarme découvrent. Mais agenouillé sur une chaise basse, devant un Christ
18:11 cloué au mur, une jeune femme brune, d'une extraordinaire beauté, apparemment pleine de
18:20 santé et coquettement vêtue. « Êtes-vous Madeleine de Lavaux ? » demande le maire.
18:30 La jeune femme répond « Oui ». D'une voix étrange, très sourde, tellement basse,
18:40 que les deux hommes se penchent pour l'entendre. « Veuillez me pardonner », dit-elle.
18:47 « Je n'ai pas parlé à voix haute depuis quatre ans. »
18:52 « Madeleine de Lavaux, dit le maire, nous vous recherchons parce que la rumeur publique accuse
19:01 votre père de vous avoir séquestré. » « Mon père ne m'a jamais séquestré.
19:07 Je me suis volontairement retiré du monde. »
19:11 Le maire et le gendarme se taisent, complètement désemparés. Ils sont presque drôles à voir,
19:20 avec leurs yeux arrondis, leurs bouches ouvertes, leurs joues rougissantes.
19:23 Incontestablement, la jeune femme ne semble pas avoir subi le moindre sévice. Elle est
19:30 vraiment très belle, très fraîche, les formes pleines et la chair ferme. Seuls ses yeux semblent
19:37 emplis de crainte et supportent mal la lumière de la fenêtre grande ouverte. « Alors pourquoi
19:44 votre père nous a-t-il menti en prétendant que vous étiez à Paris ? »
19:47 « Parce qu'il ne sait pas que je suis ici depuis quatre ans. »
19:53 « Vous ne prétendez pas que votre père ignore votre présence dans sa maison ? »
19:59 « Si. »
20:02 « Mais comment vous nourrissez-vous ? »
20:06 « Ma sœur me nourrit en cachette. »
20:09 « Alors vous n'avez jamais vu votre père depuis quatre ans ? »
20:13 « Non. » « Et votre frère André ? »
20:17 « Non plus. » « Et où couchez-vous ? »
20:22 La jeune femme montre le lit. « Là. Avec ma sœur. »
20:30 Le maire de plus en plus ahuri s'en va sur le parquet brillant jusqu'à la pièce voisine,
20:39 dont une mince cloison de briques les sépare. Thérèse lui explique que c'est la chambre de son
20:46 frère lequel n'a jamais su, entendu, deviner la présence de sa sœur à travers la cloison.
20:52 « Mais est-ce qu'il lui arrive de sortir de votre chambre ? » demande le maire.
20:58 « Oui. » « Lorsqu'il n'y a personne. »
21:02 Elle s'en va au bout du couloir, dans l'ancien salon des infectés. Là,
21:07 elle a installé une petite table à ouvrage pour transformer les vêtements de sa mère,
21:11 en sorte qu'ils ne l'en les disent pas trop. Étrange coquetterie puisque personne en dehors
21:17 de Thérèse ne peut la voir. En quatre ans, « pas une seule fois elle n'est descendue au
21:26 rez-de-chaussée », affirme Thérèse pendant que le médecin examine la recluse. « D'ailleurs,
21:30 ni mon père, ni mon frère, ni ma sœur ne nous parlons jamais. »
21:34 Au rez-de-chaussée, le vieux père de Lavaux, qui n'a pas bougé d'un pouce, arbore un masque
21:42 tragique. « Votre fille Madeleine était là-haut, dans la chambre de votre fille cadette. Elle y
21:50 habite depuis quatre ans. Pourquoi nous avez-vous menti ? » « Je la croyais à Paris. » « Alors,
21:58 vous ne l'avez jamais rencontrée dans votre maison ? » « Jamais. D'ailleurs, pour moi,
22:05 elle était partie et je n'avais pas à m'en occuper. Enfin, je suis chez moi. J'ai ici le droit de faire
22:12 ce que je veux. » Le maire sent bien qu'il ne lui reste plus qu'à se retirer. Pourtant,
22:22 il insiste auprès de Madeleine. « Mais enfin, mademoiselle, pourquoi avez-vous fait cela ? »
22:29 « Je n'avais plus les moyens de tenir le rang que m'imposaient les traditions de ma famille. Et si
22:35 je n'ai pas envie de sortir ? Je pense que cela, monsieur, ne regarde personne. » « C'est évident,
22:43 dit le maire avant de s'en aller. Mais maintenant, qu'allez-vous faire ? » « Je m'en irai à Poitiers.
22:49 » « Pourquoi ? » « Sans doute parce qu'elle ne supporterait pas les ricanements de la foule et
22:58 les gendarmes goguenards. Elle avait supporté la solitude et l'ennui, le vide et le silence. Mais
23:04 elle n'accepterait pas les sourires et les colibés, les comères et les badeaux. » « Voyez ce que vous
23:10 avez fait de votre fille, » dit le docteur en passant devant le père de Lavaux. Sa fille, elle
23:19 avait tenu dans un lange, elle avait été à l'école, elle avait joué, rit, il avait dressé pour elle
23:27 des arbres de Noël. Et voilà ce qu'il avait fait de sa fille. Voilà ce qu'il avait fait de ses enfants.
23:37 « Je sais, » dit-il, « je ne mérite qu'un trou dans la terre. »
23:44 Il faudrait donc refermer là le dossier de l'affaire de la séquestrée de Lusignan avant
23:52 même qu'il eût été vraiment ouvert. Mais non, il y a quand même une pièce dans ce dossier,
24:00 il y a quand même un mort. Le lendemain matin, les gendarmes reviennent précipitamment.
24:07 Fernand de Lavaux, le vieux de Lavaux, vient de se tirer une balle de fusil dans la tête.
24:15 Précautionneusement, comme s'il s'agissait de son seul héritage, il a ôté sa vieille culotte de peau
24:26 et son chapeau célèbre pour mourir en caleçon et en gilet de laine. Derrière lui, il ne laisse aucun
24:38 papier expliquant son geste de désespoir. On interroge ses enfants. Ceux-ci confirment que
24:47 dans cette famille bizarre, on ne se parlait jamais et que chacun ignorait donc les pensées
24:55 et les actes des autres. Le mystère, s'il y en eut un, ne sera jamais éclairci.
25:06 Vous venez d'écouter les récits extraordinaires de Pierre Belmar, un podcast issu des archives
25:32 d'Europe 1 et produit par Europe 1 Studio. Réalisation et composition musicale, Julien
25:38 Taro. Production, Sébastien Guyot. Direction artistique, Xavier Joly. Patrimoine sonore,
25:45 Sylvaine Denis, Laetitia Casanova, Antoine Reclus. Remerciements à Roselyne Belmar.
25:52 Les récits extraordinaires sont disponibles sur le site et l'appli Europe 1. Écoutez aussi le
25:58 prochain épisode en vous abonnant gratuitement sur votre plateforme d'écoute préférée.

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