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C’était jeudi dernier, le 23 novembre. Sur l’écran, deux photos se trouvaient côte à côte, deux portraits réunis sur la même page d’accueil d’un site d’information par les hasards de l’actualité. Une de ces concomitances qui s’avère terriblement signifiante.
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Transcription
00:00 Elisabeth, vous nous parlez aujourd'hui d'une coïncidence.
00:02 C'était jeudi dernier, le 23 novembre.
00:05 Sur l'écran de mon ordinateur, deux photos se trouvaient côte à côte, deux portraits
00:09 réunis sur la même page d'accueil d'un site d'information, par les hasards de l'actualité.
00:13 Une de ces concomitances qui s'avèrent terriblement signifiantes.
00:16 D'abord s'offrait à moi le visage de Neige Sinaud, son regard bleu et profond où l'on
00:21 lit le courage, la volonté et la détermination.
00:24 Jeudi 23 novembre, Neige Sinaud, révélation de la rentrée déjà lauréate du Préféminat,
00:29 avait vu remettre le prix Goncourt des lycéens pour son livre « Triste Tigre » paru aux
00:32 éditions POL.
00:33 Un récit total, implacable, autour de l'inceste qu'elle a subi de ses 7 à ses 14 ans.
00:39 Juste à côté du sourire de Neige Sinaud s'affichait un autre visage, dissimulé par
00:43 des lunettes de soleil, le crâne chauve recouvert par un épais bonnet de laine, Gabriel Madzneff.
00:49 Jeudi 23 novembre, on apprenait qu'après Vanessa Springora et Francesca G, une nouvelle
00:53 femme accusait l'écrivain de viol et d'agression sexuelle.
00:56 Les faits se seraient déroulés dans les années 80, ils auraient débuté alors que
00:59 la plaignante, fille adoptive d'un ami intime de Madzneff, n'avait que 4 ans.
01:03 Et qu'est-ce que la concomitance de ces deux informations a de si frappant à vos yeux ?
01:07 Ces deux images, ces deux visages soudains côte à côte, celui de Neige Sinaud et celui
01:11 de Madzneff, illustrent de façon sidérante le moment de bascule dans lequel se trouve
01:15 le monde de l'édition et plus généralement la littérature.
01:18 Pendant des années, Gabriel Madzneff, qui revendiquait noir sur blanc ses agissements
01:22 pédocriminels dans ses livres, a été édité et célébré par un milieu littéraire plus
01:26 que complaisant.
01:27 On prétendait voir en lui un grand écrivain, simplement parce qu'il truffait sa prose
01:30 soporifique de mots rares et de formules latines.
01:33 Cette reconnaissance, Madzneff en a joui de la pire des manières, puisqu'elle lui a
01:37 permis de fasciner ses jeunes proies, aimantés par son aura.
01:40 Aujourd'hui, en 2023, les lycéens, qui ont l'âge des victimes de Madzneff, lisent et
01:45 élisent Neige Sinaud, soit l'antithèse de Madzneff, son antidote absolu.
01:49 Et si l'émergence et le succès d'une autrice comme Neige Sinaud est désormais possible,
01:53 c'est parce que l'édition, en cela reflet de la société, a évolué.
01:56 Ce monde s'est ouvert, s'est féminisé aussi.
01:59 Les violences sexistes et sexuelles y sont désormais prises au sérieux.
02:03 Rappelons qu'il y a 25 ans, quand Cristine Angot publiait L'inceste, elle était traitée
02:07 de pute.
02:08 A peu près à la même époque, Gabriel Madzneff, lui, suscitait le rire complice de l'intelligentsia.
02:12 Jean Dormesson pouvait ainsi écrire dans Le Point « Notre ami Gabriel parle un joli
02:16 français.
02:17 Le nombre des enfants qui sont pendus à ses basques, on se dit que rien n'est perdu
02:20 pour notre langue bien aimée ». Et en 2013, Madzneff, paria autoproclamé, recevait le
02:25 prix Renaudot.
02:26 J'entends déjà les cris d'orfraie de ceux qui craignent l'avènement d'une littérature
02:30 aseptisée, qui fantasment la victoire des ligues de vertu et de la moraline, comme ils
02:34 disent, sur la vraie, la grande littérature.
02:36 Qu'ils lisent déjà Neige Sinaud, Triste Tigre n'a rien d'un récit propret, plein
02:41 de bons sentiments, c'est une réflexion frontale, vertigineuse sur le mal.
02:44 Et c'est peut-être même l'un des livres qui répond le mieux à l'exigence formulée
02:48 par Georges Bataille dans son essai capital « La littérature et le mal ».
02:52 Bataille écrit « La littérature est l'essentiel ou n'est rien.
02:56 Le mal, dont elle est l'expression, a pour nous, je le crois, la valeur souveraine.
03:00 Mais cette conception ne commande pas l'absence de morale, elle exige une hyper-morale.
03:05 Nicolas Demorand : Elisabeth Philippe, merci et à lundi prochain.

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