Erwann Le Noan, consultant et essayiste, publie aux éditions de la Cité, L’Obsession égalitaire. Un essai expliquant comment, selon lui, la lutte contre les inégalités produit l'injustice. Pour lui, l’obsession égalitaire française assimile « différence de situation à discrimination », ce qui « interdit des politiques adaptées à chaque défi ».
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00:00 Erwann Lonoan, bonjour.
00:06 Bonjour.
00:07 L'obsession égalitaire, on va voir l'image.
00:11 Non, juste ces petites armures libérales que je vous offre, mesdames et messieurs,
00:17 qui nous fait l'honneur de nous regarder pour vous aider à combattre pendant les fêtes,
00:21 les assauts collectivistes qui ne manqueront pas.
00:24 Donc, il y a le bouquin d'Erwann, on va en parler très largement, et puis, on l'a déjà
00:31 reçu ici, Guillaume Bazot, l'épouvantail néolibéral, un mal très français, ça
00:36 aussi c'est quand même énormément de chiffres et d'arguments pour ne pas avoir honte d'être
00:42 libéral et de défendre le marché.
00:45 Voilà, c'est ce qu'on va faire là.
00:46 Le marché et la liberté.
00:48 Le marché et la liberté.
00:49 Le marché et l'actionnaire.
00:50 Oui, mais la liberté, c'est facile de défendre la liberté.
00:52 Tout le monde défend la liberté.
00:53 La façon dont toi tu défends la liberté, c'est un peu plus compliqué.
00:56 La lutte contre les inégalités est aujourd'hui un programme politique consensuel, dis-tu.
01:04 Je crois que c'est le cas.
01:06 On va évidemment détailler tout ça très très largement.
01:09 Mais, je l'ai déjà raconté, y compris de grands patrons.
01:15 Enfin, je l'ai déjà dit ici, Patrick Pouyanné, par exemple, pense qu'aujourd'hui, la montée
01:20 des inégalités est pour lui le problème le plus préoccupant en tant que patron de
01:26 Total.
01:27 Évidemment, il s'occupe du carbone, mais en tant que patron de Total, c'est le problème
01:30 le plus préoccupant.
01:31 Qu'est-ce qui te gêne dans l'idée que ce soit effectivement un programme aujourd'hui
01:35 très consensuel ?
01:36 Je pense que c'est un programme consensuel, mais erroné.
01:40 Erroné pour deux raisons.
01:42 D'abord, parce qu'il se trompe de constat et qu'en se trompant de constat, il propose
01:46 des solutions qui créent plus de problèmes qu'il n'apporte de solutions.
01:49 Il se trompe de constat au moins sur deux points.
01:52 D'abord, la France est l'un des pays les plus égalitaires des pays développés.
01:58 Donc, au niveau national, l'idée de dire que les inégalités seraient criantes, c'est
02:05 faux.
02:06 Ensuite, au niveau…
02:07 On reviendra là-dessus, on reviendra sur ces points.
02:09 Vas-y, vas-y.
02:10 D'un point de vue historique, le monde est aujourd'hui l'un des plus égalitaires
02:14 qu'il n'ait jamais été.
02:15 Donc, en tendance, c'est également faux.
02:19 Statistiquement, le constat d'une explosion des inégalités n'est pas vrai.
02:25 Alors, on se remonte…
02:27 Sur une période très longue, attention.
02:28 Relativement…
02:29 Oui, on peut tourner sur deux ou trois siècles quand même.
02:32 Non, mais même sur 50 ans.
02:33 On se remonte à la naissance du capitalisme, tu nous racontes Zola, etc.
02:36 Ok, on est d'accord.
02:37 Mais, non, mais même…
02:38 Je vais vous intéresser aux 20 dernières années.
02:39 On va revenir sur les 20 dernières années après.
02:41 Mais, sur le deuxième point de constat erroné, c'est que, en fait, quand ces gens, je pense,
02:47 parlent d'inégalités, ils se trompent de terme.
02:50 Le problème, ce n'est pas les inégalités, ce sont, ce que j'essaie d'expliquer dans
02:53 le livre, les injustices.
02:54 Tu sépares inégalités, discrimination et injustice.
02:59 Absolument.
03:00 Et tu dis, la priorité, ce n'est pas l'inégalité, c'est l'injustice.
03:03 Non, parce que les inégalités, c'est un simple constat statistique en réalité.
03:06 Alors que, ce qu'on doit chercher à résorber quand on est libéral et démocrate, c'est
03:15 les discriminations et les injustices.
03:16 C'est-à-dire des situations dans lesquelles les citoyens n'ont pas, n'ont, ne donnent
03:20 pas aux citoyens les chances de participer à la compétition sociale et économique parce
03:25 qu'en réalité, on ne leur accorde pas le même droit au sens d'égalité de droit
03:30 que dans la Déclaration des droits de l'homme.
03:32 Exemple, si ma collègue de bureau, pour le même job que moi, est moins bien payé que
03:38 moi.
03:39 C'est une inégalité statistique.
03:41 Mais, ce qui est intéressant, c'est ce que ça révèle et ce qui est problématique,
03:44 c'est que ça révèle une discrimination probablement pour une raison de genre.
03:47 Si vous mettez sur un terrain de foot avec Kylian Mbappé et qu'on est rémunéré pour
03:54 nos performances sportives, il y aura aussi une inégalité statistique, ce qui est fort
03:59 probable que je serais payé beaucoup moins que lui, compte tenu de mon expérience et
04:03 de ma capacité dans ce sport.
04:04 Mais, ça ne sera pas illégitime.
04:07 Ça sera relativement juste puisque on n'a pas les mêmes compétences, on n'a pas les
04:12 mêmes entraînements, etc.
04:13 C'est une partie de la société reconnaît d'ailleurs.
04:16 Il est beau l'exemple d'Mbappé.
04:17 Dans le sport, on le reconnaît tout à fait.
04:21 La question, c'est pourquoi on ne le reconnaît pas dans l'économie par exemple.
04:23 Je pense qu'il y a des raisons structurelles.
04:27 Les pays européens sont traditionnellement plus méfiants vis-à-vis du marché que les
04:33 Etats-Unis.
04:34 Les historiens, pour le faire très vite, l'expliquent par le fait qu'on est quand
04:37 même un continent qui, depuis des siècles, passe son temps à s'entretuer.
04:41 Donc, on n'a pas spontanément confiance dans le voisin.
04:43 L'histoire américaine est différente.
04:45 L'autre raison, c'est qu'aujourd'hui, on est dans une société qui est figée parce
04:51 qu'on a voulu lutter contre les inégalités.
04:53 On est dans une conception de l'économie de la société qui est celle du gâteau.
05:00 On considère que le gâteau ne peut pas grandir.
05:02 Donc, si l'un d'entre nous prend une part plus grande, ça sera nécessairement à mon
05:06 détriment.
05:07 Je vais l'empêcher de le faire.
05:08 En fait, on se bat pour les miettes.
05:10 Ce que je dis dans le bouquin, c'est qu'on est dans une société qui passe son temps
05:12 à se battre pour les miettes plutôt que de réfléchir à faire grandir le gâteau.
05:15 Juste un mot parce que la formule est belle.
05:18 Les Américains expliquent que dans leur pays, toute personne pauvre est perçue comme un
05:28 millionnaire temporairement empêchée.
05:30 Exactement.
05:31 La formule, c'est Steinbeck.
05:32 Je crois en tout cas qu'elle est attribuée à Steinbeck.
05:33 Et il y a cette idée aux Etats-Unis que n'importe qui peut devenir riche.
05:39 Un millionnaire temporairement empêché.
05:42 Ce qui est d'ailleurs statistiquement vrai.
05:44 Aux Etats-Unis aussi, l'égalité des chances n'est pas parfaite.
05:46 Aux Etats-Unis aussi, si vous êtes né dans un milieu défavorisé ou selon vos origines
05:50 ethniques, vous n'avez pas les mêmes chances que si vous êtes wasp issu de New York.
05:54 Mais il y a cette croyance qui est beaucoup plus forte.
05:57 Je veux revenir.
05:58 On va voir.
05:59 J'ai apporté un tableau que vous avez déjà vu si vous nous faites l'honneur de nous regarder
06:04 régulièrement parce qu'il est frappant.
06:07 C'est l'INSEE qui avait fait ça à l'occasion d'un conseil national de la refondation du
06:12 12 décembre 2022.
06:14 Très exactement.
06:15 Donc l'effet redistributif en France qui est extrêmement puissant.
06:21 Tu reprends ces chiffres d'ailleurs.
06:22 Les écarts sont de 13 fois entre écarts salariaux, purement salariaux, ou en tout
06:29 cas écarts de revenus.
06:30 Au départ, c'est donc un rapport de 1 à 13, ce qu'on appelle les revenus primaires.
06:36 En tenant compte et de la redistribution et de ce qu'est l'INSEE appelle les prestations
06:41 en nature, c'est-à-dire l'utilisation des services publics, on se retrouve de 1 à 3.
06:46 Donc effectivement, on est très loin d'une société inégalitaire.
06:50 Mais tu cites beaucoup Tocqueville.
06:52 Avec grand plaisir.
06:54 Ça me permet.
06:55 Très franc.
06:56 Je n'ai pas lu Tocqueville dans le texte, mais ça m'a donné envie de le lire.
06:59 Donc je vais peut-être le faire.
07:00 Et en tout cas, c'est très plaisant.
07:03 Et donc, paradoxe, dis-tu, identifié par Tocqueville, à mesure qu'elles se réduisent,
07:09 les inégalités deviennent plus insupportables.
07:12 Oui.
07:13 Alors ça, c'est Tocqueville qui l'a mis en évidence.
07:15 Il est connu pour ça.
07:16 Et puis je crois que Raymond Aron l'a repris ensuite dans ses travaux.
07:18 Les sociétés démocratiques.
07:20 En fait, qu'est-ce qui fait la différence entre une société d'ancien régime et une
07:23 société démocratique ? C'est que dans l'ancien régime, mon destin, il est déterminé
07:28 de façon exogène.
07:29 Il est déterminé par Dieu, qui va choisir mon salut à la fin de ma vie.
07:32 Il est déterminé par le corps auquel j'appartiens, tiers états, etc.
07:37 La société démocratique, qui arrive avec les Etats-Unis et la France, c'est cette
07:41 idée que mon avenir repose sur moi-même.
07:44 Et donc, j'ai entre mes mains la capacité de réussir.
07:47 Ça a un côté négatif, j'allais dire.
07:50 C'est que ça fait peser sur les individus la responsabilité de leurs limites et de
07:54 leurs échecs.
07:55 Tout à fait.
07:56 D'où l'intérêt de la redistribution.
07:57 Le but du bouquin n'est pas de dire qu'il faut supprimer la redistribution.
08:00 C'est de dire qu'il faut la redistribution et il faut lutter contre la pauvreté et laisser
08:04 les riches tranquilles, pour le dire très très vite.
08:06 Notre objectif, ce n'est pas d'emmerder les riches, c'est de faire en sorte, au contraire
08:10 qu'il y en ait plus, d'aider les pauvres.
08:12 Ce n'est pas en empêchant la richesse qu'on empêche la pauvreté.
08:16 Mais dans ces sociétés, pour revenir à la question de Tocqueville, dans les sociétés
08:22 démocratiques où chacun a la possibilité de réussir sa vie, il y a a priori l'idée
08:28 que si mon voisin a réussi, dans la même société, il n'y a pas de raison que moi
08:32 non plus ne puisse pas réussir.
08:34 Et ce que Tocqueville dit, c'est que progressivement les gens vont avoir envie des mêmes choses,
08:38 ont avoir envie de la même consommation et qu'on va rapprocher de fait les conditions
08:43 et qu'on va avoir une égalité de droit.
08:44 Tocqueville ne dit pas qu'on doit aboutir à une égalité de fait.
08:48 C'est là où il n'est pas égalitariste et Ramon Haron non plus.
08:51 Or aujourd'hui, dans la lutte contre les inégalités, on est passé de cette logique
08:54 d'égalité des chances à une logique de "on doit réaliser l'égalité réelle de
08:59 fait".
09:00 On doit faire en sorte, non pas que les gens soient égaux, mais uniformes.
09:02 On doit faire en sorte que si mon voisin roule en Porsche, c'est scandaleux et qu'on devrait
09:06 l'empêcher parce qu'au fond c'est une offense très méfaite.
09:09 Oui, comme tout le monde ne peut pas rouler en Porsche, à ce moment-là, tout le monde
09:11 devra rouler en Clio.
09:12 Exactement.
09:13 Voilà.
09:14 Exactement.
09:15 Et ça, c'est cette idée que...
09:16 Avec un moteur que Tocqueville identifie et que tu reprends, qui est l'envie.
09:19 L'envie, absolument.
09:20 C'est le grand tabou, ça, dont on ne parle pas, en fait, dans l'ensemble de ces sujets,
09:25 notamment autour de la fortune de Bernard Arnault, etc.
09:29 Même quand tu fais une règle de trois, tu la disperses sur les 60 millions de Français,
09:33 ça ne change l'avis d'absolument personne, la fortune de Bernard Arnault.
09:36 Mais c'est ce moteur, c'est l'envie qui est un moteur, mais un moteur aussi de destruction
09:44 de la cohésion nationale.
09:45 Oui et non.
09:46 En fait, je crois que les inégalités, en tant que telles, sont un problème pour la
09:54 solidarité nationale, pour la cohésion nationale, mais dans les pays les plus pauvres, dans
09:59 les pays où il y a des gens qui sont extrêmement pauvres et des gens qui sont extrêmement
10:02 riches.
10:03 Ce n'est pas le cas chez nous.
10:04 Moi, je crois qu'aujourd'hui, en tout cas, ce que j'essaie de montrer, c'est que ce qui
10:06 fracture la société, c'est beaucoup plus notre obsession de lutter contre les inégalités.
10:11 Pourquoi ? Parce que quand on lutte contre les inégalités, on maintient les gens entre
10:14 deux bornes.
10:15 La lutte contre les injustices, c'est de faire en sorte qu'il y ait un plancher.
10:20 Les inégalités, c'est deux bornes, un plancher, un plafond.
10:23 Pour réussir à faire un plancher, à maintenir les gens entre deux bornes, il y a deux outils
10:29 principaux.
10:30 Le premier, c'est la fiscalité.
10:31 On taxe tous les gens qui dépassent.
10:32 Et le second, c'est la réglementation.
10:34 Donc, on va choisir pour vous quelle est la bonne école pour vos enfants, par exemple,
10:38 parce que de cette manière, on a un traitement égalitaire.
10:40 Je pense que fondamentalement, ça ne peut pas marcher.
10:44 Mais ça peut encore moins marcher quand les services publics sont défaillants.
10:47 Et quand les services publics sont défaillants, ceux qui le peuvent, ils sortent du système
10:51 public.
10:52 C'est ce qu'on voit dans l'éducation.
10:53 Et donc, en fait, cette lutte contre les inégalités a abouti à une société qui est figée, une
10:58 société où les gens qui sont en bas de l'échelle, pour le dire très vite, voient qu'ils n'ont
11:02 pas d'espoir d'améliorer leur propre situation ou la situation de leurs enfants.
11:07 Et c'est ça, je crois.
11:08 Donc, c'est la faillite du service public qui, aujourd'hui, est beaucoup plus déstructurant
11:12 pour la société que le fait que Bernard Arnault soit très riche.
11:15 Alors, c'est facile.
11:16 C'est un bouc émissaire facile.
11:17 Mais je pense qu'on se trompe profondément de diagnostic quand on dénonce la richesse
11:22 ou les plus riches.
11:23 Et on peut y revenir.
11:24 J'ai un chapitre dans le livre où j'explique pourquoi, en plus, de mon point de vue, la
11:29 richesse de ces gens, ou qu'elle peut être stimulante pour l'économie, n'est pas illégitime.
11:33 Oui, alors on y reviendra parce que le seul désaccord qu'on peut avoir, c'est un désaccord
11:38 au sein du camp libéral.
11:39 C'est autour de l'héritage.
11:40 Ah, absolument.
11:41 Là, effectivement, l'impôt sur la mort.
11:43 Bon, mais je ne sais pas si on aura le temps d'aller jusque là.
11:47 La croissance des inégalités n'est pas le fruit du capitalisme, dis-tu.
11:52 Il a permis les progrès sociaux les plus considérables de l'histoire de l'humanité.
11:56 OK, mais c'est là où, je veux en venir aux 20 dernières années, on a l'impression que
12:00 le mouvement est stoppé.
12:01 On a l'impression qu'en fait, et notamment, tout cela s'est accéléré avec la politique
12:07 des banques centrales, l'argent gratuit, etc.
12:10 L'argent gratuit profite davantage, largement davantage à ceux qui en ont déjà.
12:16 Et donc, on a l'impression là d'un système qui se casse.
12:19 Tu ne le nies pas d'ailleurs sur les 20 dernières années.
12:23 Alors, dans les pays développés.
12:25 Au niveau mondial, ce n'est pas le cas.
12:27 Parce que dans les 20 dernières années, c'est quand même la situation de la France qui
12:29 m'intéresse.
12:30 Absolument.
12:31 Je crois que, bon, je ne peux pas revenir sur les politiques monétaires parce que ce
12:37 serait un immense débat au sein des libéraux sur ce qu'est la bonne politique monétaire
12:41 et tout, qui dépasserait mes compétences.
12:42 Non, non, non.
12:43 Le premier fait, c'est que l'argent est devenu gratuit et que ceux qui pouvaient largement
12:47 s'en déter en ont très largement profité.
12:49 Absolument.
12:50 Plus inflation des actifs.
12:51 Si vous aviez de l'immobilier, si vous aviez des actions en bourse, vous en avez très
12:55 largement profité.
12:56 Absolument.
12:57 Mais là, on est sur les...
12:58 On va en fait arriver assez vite sur les questions d'héritage.
13:03 Mais parce qu'on est sur les inégalités de patrimoine plus que de revenus.
13:09 La question que je vous lève dans le livre, c'est de savoir, est-ce que ces gens qui
13:13 ont réussi à se constituer un patrimoine, qui après ont profité des politiques les
13:20 plus récentes, est-ce que la constitution de ce patrimoine a été illégitime ? Je
13:26 pense que ce n'est pas le cas.
13:27 Qui s'explique essentiellement par le fait que c'est une partie de la société qui s'est
13:33 inscrite dans les grandes transformations des 20 dernières années.
13:36 La mondialisation, la numérisation et en plus qui ont profité des tendances structurelles
13:41 qui est la paix et la croissance depuis 80 ans.
13:43 C'est vrai pour les grands milliardaires américains.
13:45 Erwan, je n'ai aucun problème avec ça.
13:48 Je ne crois pas que ce soit vrai.
13:50 Des bouquins entiers ont été écrits pour nos fortunes rentières à nous.
13:54 Alors, je pense que je serais un peu plus mesuré.
13:59 Dans le sens où il y a en France plus de reproduction sociale et plus de capitalisme
14:06 d'héritier que dans d'autres pays.
14:12 La question c'est comment on l'explique et d'où ça vient.
14:19 Est-ce que ça vient du fait que ces gens ont eu des comportements rationnels et dans
14:22 leur propre intérêt, ce qui n'est pas illégitime ?
14:25 Oui, il y a eu de spoliation de personnes, c'est ça que tu veux dire.
14:28 On est d'accord.
14:29 Est-ce que ça vient du fait qu'il n'y a pas assez de concurrence en France et que
14:32 la concurrence économique et sociale par le fait que notre système scolaire ne permet
14:36 pas aux gens les plus défavorisés ou aux classes moyennes inférieures de réussir
14:41 aussi bien que les autres ?
14:42 Je comprends.
14:43 Tu dis oui, effectivement, les riches peuvent représenter une société figée, mais parce
14:51 que la société dans son ensemble s'est figée du fait de cette obsession égalitaire.
14:57 Absolument.
14:58 Juste un mot sur le marché, après on va retourner, parce que la phrase est belle.
15:06 Donc tu dis non, ça n'est pas le fruit du capitalisme, bien au contraire.
15:10 Le marché est la seule institution qui intègre toute l'information connue à un moment donné.
15:16 Et même, je crois que c'est une phrase de Friedman, l'aptitude du marché à utiliser
15:23 la connaissance dispersée.
15:25 Je crois que c'est Hayek.
15:27 Ce qui est fascinant et ce que je trouvais absolument passionnant chez Hayek, c'était
15:34 justement cette conception qu'il a du marché.
15:37 Le marché, ce n'est pas parfait.
15:40 Le délit d'initié permanent.
15:41 Et en fait, ce n'est pas parfait au sens où ça permettrait d'avoir une société
15:48 stable, stabilisée et harmonieuse à jamais.
15:51 Le problème, c'est que ça ne peut pas exister.
15:55 Ceux qui ont essayé de le faire, ce n'est pas un hasard, ça finit systématiquement
15:59 dans la misère humaine et l'oppression politique.
16:01 Le marché, c'est cette institution parfaite au sens où elle intègre l'ensemble des
16:07 informations.
16:08 C'est le fameux exemple du crayon à papier.
16:13 Quand j'ai un crayon à papier entre les mains, il a un prix.
16:17 Et ce qui est intellectuellement fascinant, c'est que dans ce prix est révélé l'ensemble
16:25 de la valeur de travail qui a été mise dedans.
16:28 L'ensemble des intrants qui ont été utilisés.
16:30 L'ensemble de toute l'information qu'on peut connaître sur le fait que le pays producteur
16:36 du graphite est en guerre et donc le prix a augmenté.
16:40 Le fait que le distributeur est en grève et donc le prix a augmenté.
16:43 Qu'il y a une nouvelle entreprise qui s'est ouverte et donc le prix a diminué.
16:46 Moi consommateur, je ne le sais pas, mais le prix révèle tout ça.
16:49 Et le marché révèle tout ça.
16:50 Et c'est pour ça qu'il se renouvelle en permanence.
16:52 Le marché c'est d'abord une institution de transmission de l'information.
16:59 C'est ça, de transmission et d'échange d'informations.
17:01 Et face à ça, tu dis le mouvement spontané des individus, donc que crée le marché,
17:07 est un péril car il trouble l'ordre social déterminé par les promoteurs de l'égalité administrée.
17:14 Exactement.
17:15 Je crois que c'est toi cette phrase là.
17:16 C'est vrai ?
17:17 Elle est bien.
17:18 Oh là là.
17:19 "Le mouvement spontané des individus trouble l'ordre social déterminé par les promoteurs
17:25 de l'égalité administrée".
17:26 Et c'est pour ça qu'ils n'en veulent pas.
17:28 Exactement.
17:29 Parce qu'en fait, quand on a cette conception de l'idée d'une société entre deux bornes,
17:34 celui qui prend son indépendance, il remet en cause à la fois la situation des autres,
17:39 la situation qui lui était assignée, à tel point que certains ont des théoriciens de
17:44 l'obsession égalitaire, en tout cas des promoteurs de l'obsession égalitaire, défendent
17:47 l'idée qu'il faut mettre en place, qu'il faut réaliser l'égalité des places.
17:50 Et ils assument le fait de dire qu'il faut que les gens soient protégés à une place
17:56 sans perspective de mobilité sociale parce qu'il vaut mieux de la sécurité que de l'incertitude.
18:02 Et je crois que c'est ça.
18:03 Au fond, il y a une appréhension au risque et à l'incertitude qui est très forte et
18:08 qui est très divergente selon qu'on est plus ou moins libéral.
18:12 Et ce que je reproche au système scolaire notamment, c'est qu'il devrait être là
18:16 pour permettre aux gens d'avoir plus confiance en eux, leur apporter les outils et les bagages
18:21 pour affronter la compétition qui est très rude, la compétition sociale qui est très
18:25 rude.
18:26 Aujourd'hui, ce n'est pas le cas.
18:27 Et à nouveau, ça vient d'une défaillance du service public plus qu'une défaillance
18:30 du marché.
18:31 Et ce n'est pas le cas.
18:32 Et ça nous ramène à l'information.
18:33 C'est-à-dire que ce que tu expliques très bien, c'est que, à la limite, pourquoi pas,
18:37 on pourrait dire oui, pourquoi pas, une société de sécurité figée.
18:40 Sauf qu'en fait, ça ne se passe jamais comme ça.
18:43 Une société de sécurité figée devient, alors c'est une phrase de Jean Tirole, ce
18:48 qu'est aujourd'hui le système éducatif, c'est-à-dire un gigantesque délit d'initié.
18:52 Tu as les insiders proches du pouvoir qui ont l'information et qui profitent, et les
18:58 outsiders qui subissent.
18:59 Absolument.
19:00 Le système scolaire aujourd'hui, et c'est le fruit de dizaines d'années de défaillance,
19:08 le système scolaire est profondément injuste.
19:11 C'est-à-dire selon que vous naissez dans un quartier ou dans un autre, selon que vos
19:14 parents ont le capital financier ou culturel, parce que les statistiques montrent que les
19:18 enfants qui réussissent, ce sont les enfants des CSP+, donc des gens qui ont le plus d'argent,
19:23 et des enfants d'enseignants, parce qu'ils connaissent le système.
19:26 Et bien selon toutes ces considérations-là, vous n'avez clairement pas les mêmes chances
19:31 de réussite dans le système scolaire.
19:33 Et c'est au fond, c'est ce que je pense être l'un des principaux problèmes de la société
19:38 française aujourd'hui, parce que c'est une trahison de la promesse républicaine, qui
19:41 est de dire d'où que vous veniez, qui que vous soyez, la République vous ouvre des
19:45 opportunités.
19:46 Aujourd'hui, ce n'est pas vrai.
19:47 Et c'est une trahison aussi de la promesse démocratique, qui est que dans une société
19:53 démocratique, on doit pouvoir réussir par son mérite.
19:56 Je cite dans le livre Beaumarchais, à la fin du mariage de Figaro, il a quelques vers
20:02 qui moi me sont très importants, et qui dit, c'est Figaro qui dénonce en chantant, et
20:09 qui dit "par le sort de la naissance, l'un est roi, l'autre est berger, le hasard fit
20:13 la distance, l'esprit seul peut tout changer".
20:15 Aujourd'hui, on est dans une société, en tout cas la société française, où l'esprit
20:19 seul ne suffit pas pour tout changer, il faut avoir un capital culturel, un capital financier,
20:24 et là où le service public devrait avoir du sens, c'est pour compenser ça, pour permettre
20:31 à tous les jeunes d'où qu'ils viennent, d'accéder à ces chances de l'esprit.
20:36 Alors aujourd'hui, ce n'est pas le cas.
20:37 C'est même le contraire.
20:38 C'est même le contraire.
20:39 On va reconstituer une société de casse.
20:42 Absolument.
20:43 Moi je donne des exemples d'associations dont je me suis occupé de jeunes dans les
20:46 banlieues, qui ont énormément de talent, mais qui ont, on ne se rend pas compte, mais
20:51 qui n'ont pas l'information en fait.
20:53 Et cette information sur comment on peut réussir, comment on peut, les voies sont ouvertes,
20:57 y compris quand on travaille, et d'abord parce qu'on travaille, mais y compris quand on
21:00 travaille, ils ne le savent pas, et donc ils sont, j'apprends rien à personne, donc le
21:05 système d'orientation français est une catastrophe.
21:06 Société, donc l'obsession inégalitaire créée, atteinte au droit de propriété,
21:11 donc on l'a vu à travers la fiscalité quand même, se remettre parce que c'est une courbe,
21:16 la courbe des prélèvements obligatoires, juste je le dis d'un mot, parce qu'il faut
21:20 vraiment l'avoir en tête.
21:21 Macron, depuis qu'il est élu, a baissé les impôts, c'est indéniable, et pourtant,
21:26 le taux de prélèvement obligatoire aujourd'hui rapporté au produit intérieur brut n'a jamais
21:30 été aussi élevé en France.
21:33 Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que la machine fiscale aujourd'hui est devenue folle.
21:36 Ça veut dire que, à cause d'effets de seuil, etc., qui seraient complexes d'expliquer,
21:40 d'analyser, d'ailleurs, même l'INSEE a un peu de mal à analyser tout ça, la machine
21:45 avance par elle-même tellement aujourd'hui elle est puissante.
21:48 Donc, atteinte au droit de propriété, clientélisme, contrôle social, je voudrais y venir là.
21:53 La grande menace, écris-tu, c'est administrer les comportements individuels.
21:57 L'obsession égalitaire ne peut se réaliser qu'à travers une forme de centralisation
22:01 et de contrôle social.
22:03 Elle ne peut se traduire que par une forme d'ingénierie technocratique, c'est-à-dire
22:09 par le pilotage non seulement des groupes, mais également des êtres, pour leur dire
22:14 ce qui est autorisé et ce qui ne l'est pas.
22:16 Je trouve que tu vas loin quand même, là, tu y vas fort.
22:19 C'est la société Orwellienne, évidemment, que tu décris là.
22:22 On n'en est pas là, quand même, Erwann.
22:25 Oui, on n'en est pas là, mais en fait, ce que j'essaie de montrer, c'est qu'il y a
22:34 quelque chose qui m'interpelle profondément, c'est que les débats sur la dépense publique
22:39 et la fiscalité ne sont jamais posés sous l'angle de la liberté individuelle.
22:44 Or, d'abord sur l'impôt, quand on reprend les débats en 1914, de mémoire, quand tu
22:51 avais créé l'impôt sur le revenu, Joseph Cailliau, ministre des Finances, est interpellé
22:55 par les députés, mais virulemment, qui lui disent que la déclaration d'impôt, c'est
22:59 scandaleux, parce que c'est une atteinte à la vie privée des individus.
23:02 C'est juste après la première guerre mondiale, en fait.
23:04 Voilà, c'est à retrait.
23:05 Et ils disent que l'État n'a pas à savoir combien un couple gagne, comment il le dépense,
23:13 etc.
23:14 Aujourd'hui, on est à des années-lumières, et il nous semble absolument normal que l'État
23:20 utilise Google Images pour voir exactement comment on a organisé notre jardin, s'il
23:24 n'y a pas une petite cabane cachée, etc.
23:26 Et ensuite, en termes de dépenses publiques.
23:28 La dépense publique induit, par essence, le contrôle social.
23:35 Pourquoi ? Parce que c'est un principe démocratique, en fait.
23:39 Comme l'argent est prélevé sur d'autres citoyens, il est normal et légitime, d'un
23:43 point de vue démocratique, que l'administration vérifie la façon dont les bénéficiaires
23:47 utilisent cet argent.
23:48 Il ne s'agit pas, pour le coup, normalement, de donner des chèques en blanc, en disant
23:52 "Allez-y, voilà de l'argent qui a été pris sur vos concitoyens, faites-en ce que
23:57 vous voulez, c'est la fête".
23:59 Donc, une entreprise qui est aidée, ou une entreprise qui bénéficie d'une subvention,
24:04 il est normal, démocratiquement, qu'elle rende des comptes et qu'il y ait un agent
24:07 de l'administration qui vienne lui dire "Attendez, comment vous avez dépensé ici ?"
24:10 Un citoyen qui touche des aides, c'est également normal.
24:14 Alors, ça peut être absolument légitime.
24:16 On peut décider qu'il faut aider les gens, effectivement, et c'est souvent, et dans
24:20 un certain nombre de cas, c'est très utile.
24:22 Par contre, on ne peut pas oublier que ça a des conséquences en termes de liberté
24:28 et de contrôle social.
24:29 Et aujourd'hui, on a du contrôle social dans tout.
24:32 Il suffit de voir le nombre de formulaires SERFA qu'on doit remplir à longueur de journée.
24:37 Il y a eu cette histoire, aujourd'hui révolue, mais du RSA conjugalisé, où, à un moment,
24:44 les contrôleurs rentraient dans la salle de bain pour voir s'il y avait bien deux
24:47 brosses à dents et pour voir si le couple était un couple qui vivait, effectivement,
24:53 ensemble et si ce n'était pas une fausse déclaration puisque ça modifiait le montant
24:57 du RSA qui était perçu.
24:58 Et des exemples comme ça, on en connaît tous, on vous demande exactement de justifier
25:03 un ticket de métro parce que vous l'avez passé en frais, etc.
25:07 Et du point de vue de l'administration, c'est normal et du point de vue démocratique,
25:10 c'est légitime.
25:11 Mais on en arrive à des aberrations et ces aberrations, elles sont portées par le fait,
25:17 comme tu le disais, que la fiscalité ne cesse de croître et que la dépense publique ne
25:20 cesse de croître.
25:21 Et en plus de tout ça, les services publics, à l'inverse, la qualité des services publics,
25:25 à l'inverse, ne cessent de décroître, en tout cas, dans un certain nombre de secteurs.
25:29 Et ce que tu dis aussi, c'est que ce contrôle social amène aussi forcément de la dénonciation
25:36 entre voisins.
25:37 Enfin, chacun, justement, s'est pillé sans vie.
25:40 Pourquoi il y a droit ? Pourquoi je n'y ai pas droit ? Enfin, du ressentiment.
25:43 Et là, c'est l'idée de nation à un moment qui commence à…
25:49 Mais c'est-à-dire, ça rejoint ce qu'on disait tout à l'heure, c'est-à-dire qu'en
25:51 plus, cette dynamique de prélèvement et de contrôle s'inscrit dans une société
25:56 qui soit de fait n'est plus en croissance ou s'est convaincue qu'elle ne pouvait
26:01 plus croître, eh bien, on arrive dans une logique où tout ce que l'autre peut gagner
26:06 mépris en fait.
26:07 Et donc, c'est ce que je dis, c'est ce qu'on citait tout à l'heure, c'est
26:11 la guerre des miettes.
26:12 On se bat aujourd'hui pour les miettes.
26:13 On voit… Je reprends l'image du gâteau, connu, c'est pour redistribuer, on a deux
26:20 choix, soit on fait des parts plus petites, et donc, tu veux plus gros, ils bouffent sur
26:24 ma part, soit on limite le nombre de convives et donc on va dénoncer l'immigration économique
26:30 en disant « mais attendez, si on fait venir des gens, ils vont nous piquer notre emploi
26:32 ». Et déjà qu'il n'y en a plus, on n'en veut pas.
26:34 Et tout ça parce qu'on s'est inscrit dans cette logique de réflexion malthusienne
26:38 et la combinaison de l'obsession égalitaire et de la conception malthusienne de l'économie
26:43 font, je crois, beaucoup pour aujourd'hui la frustration économique et sociale.
26:46 Tu le résumes dans une tête de chapitre, « éthique de renoncement, esprit de rationnement,
26:51 la redistribution est profondément malthusienne et pessimiste ». On est au bout, on n'a
26:55 pas eu le temps de parler de l'héritage, on n'a pas eu le temps de parler du regret
26:59 que tu as moi aussi du Macron de 2015 qui disait « les jeunes ne doivent avoir qu'un
27:05 rêve, devenir milliardaires ». Je ne sais pas s'il oserait le répéter aujourd'hui.
27:09 Et je voulais juste finir parce que je ne connaissais pas non plus cette phrase d'Ernest
27:14 Renan, que je n'ai pas plus lue que Tocqueville.
27:16 Donc je te remercie.
27:17 Autour de l'idée de Nation, je trouve cette phrase magnifique.
27:21 Donc qu'est-ce que la Nation ? Un plébiscite de tous les jours, le consentement, le désir
27:26 clairement exprimé de continuer la vie commune.
27:30 C'est la grande conférence de Renan en 1881.
27:33 Et ce qui est très intéressant, ce qu'il faut la lire, c'est une dizaine de pages
27:37 je crois.
27:38 Et ce qui est très intéressant c'est qu'avant il dit « est-ce que la Nation c'est une
27:40 histoire ? Oui mais non.
27:42 Est-ce que c'est une langue ? Oui mais non.
27:44 Ce qui fait la Nation c'est cette envie qu'on a collectivement de bâtir un avenir commun.
27:49 Et aujourd'hui je pense que c'est ça qui est en train de se déliter.
27:52 Là on est au cœur du truc.
27:54 Le désir clairement exprimé de continuer la vie commune.
27:58 Voilà, donc allez lire ça.
28:01 L'obsession égalitaire.
28:02 Erwan Lenohan.
28:03 Et puis l'année prochaine on se retrouvera pour s'écharper sur l'héritage.
28:08 Avec plaisir.
28:09 Et nous on se retrouve la semaine prochaine.
28:11 Bonne semaine à vous.
28:12 [musique]