Dominique Mastelli, psychiatre, responsable de la cellule d'urgence médico-psychologique mise en place après l'attentat de Strasbourg

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00:00 Ce matin, Alice, on discute évidemment de l'actualité, mais on se souvient de l'attentat de Strasbourg.
00:05 C'était il y a tout juste cinq ans l'attentat terroriste de Shérif Sheiket, tué cinq personnes, onze autres étaient blessées.
00:12 Cette année, cet anniversaire arrive à deux mois du procès des complices présumés de Shérif Sheiket.
00:16 Alors quelles traces restent encore aujourd'hui de cet événement ?
00:19 On en parle ce matin avec le psychiatre Dominique Mastelli.
00:22 Bonjour, merci d'être avec nous.
00:23 Bonjour Alice.
00:24 Sans être des victimes directes, il y a des centaines d'Alsaciens qui restent marqués par cet attentat,
00:29 des gens qui ont été barricadés, on entendait tout à l'heure Philippe,
00:31 qui ont entendu les hélicoptères ou simplement qui se sont inquiétés pour leurs proches.
00:36 Cinq ans plus tard, c'est quelque chose qui continue de nous rassembler.
00:39 Oui, effectivement, c'est quelque chose qui continue de nous rassembler parce que ça s'inscrit dans une mémoire collective.
00:43 Vous parlez des centaines, en fait ce sont des milliers de personnes qui étaient ce soir à Strasbourg,
00:47 c'était le marché de Noël, ça s'appelle les impliqués.
00:50 Chacun d'entre nous, on a été impliqué par cet événement, on y a gardé une trace.
00:54 Certains d'entre nous vont en faire un souvenir et d'autres vont en faire un traumatisme.
00:58 Alors à propos de souvenirs, on va tout de suite écouter Michel qui était là ce soir-là.
01:03 À Strasbourg, oui effectivement dans la capitale alsacienne.
01:05 Michel bonjour, on vous accueille, bienvenue sur France Boule Alsace.
01:07 Bonjour.
01:08 Bonjour Hubert, bonjour à toute l'équipe.
01:10 Alors Michel, je vais juste vous demander de vous éloigner peut-être un tout petit peu de votre téléphone
01:13 parce que c'est un peu saturé, on a du mal à vous entendre.
01:16 Michel, racontez-nous ce 11 décembre 2018, où étiez-vous ?
01:20 Avenue de la Marseillaise, c'est là Michel, je sortais à 20h15 d'un café d'histoire.
01:29 D'accord, donc Avenue de la Marseillaise en plein centre-ville de Strasbourg.
01:34 Comment vous avez appris la nouvelle et qu'est-ce qui s'est passé ensuite pour vous ?
01:41 À l'arrêt de bus, il n'y avait plus du tout de liaison de la CTS.
01:47 L'affichage ne donnait rien et tout le personnel, tous les gens, tous les voyageurs qui attendaient
01:53 disparaissaient après des communications téléphoniques.
01:56 Je me demandais bien ce qui pouvait se passer.
02:00 Et puis évidemment, les sirènes, on entendait dans le lointain vers le centre de la ville
02:07 et tous les véhicules avec gyrophares qui rejoignaient l'hôtel du préfet.
02:13 Et j'ai été réfugié dans l'abri des taxis.
02:17 Je me suis retrouvé à côté de deux jeunes filles qui avaient un smartphone sur lequel
02:22 apparaissaient des images effrayantes de la rue des Grandes Arcades, où il y avait un
02:35 homme par terre qui avait été touché et qui saillait beaucoup.
02:40 Michel, vous avez discuté avec ces deux jeunes filles avec qui vous étiez ?
02:45 Qu'est-ce que vous avez dit ce soir-là ?
02:47 Elle venait d'un pays d'outre-mer.
02:50 Il y avait en face de moi une interprète allemande du Parlement européen.
02:57 D'accord Michel, on l'entend en tout cas, ses souvenirs sont là.
03:02 Vous avez été marqué par le bruit que tout cela faisait évidemment, les images aussi
03:09 que vous avez pu voir sur le smartphone de ces deux personnes avec qui vous étiez ce
03:13 soir-là.
03:14 On poursuit la conversation.
03:15 03 88 25 15 15, c'est d'où le souvenir du 11 décembre 2018.
03:19 Dominique Mastelli, c'est vrai que ces bruits, des sirènes, des choses très concrètes
03:22 comme ça qui ont marqué nos sens, ça, ça reste encore aujourd'hui ?
03:25 Vous le voyez, cet auditeur, il a un souvenir très précis de ce qui s'est passé.
03:30 Parce que les événements comme ça ont tellement une force émotionnelle qu'elles impriment,
03:35 qu'elles gravent les choses dans notre mémoire.
03:37 On sait tous où on était.
03:38 On sait tous ce qu'on faisait.
03:40 On sait tous ce qu'on a ressenti.
03:41 On sait tous quel sens a été stimulé à ce moment-là.
03:43 Est-ce que c'est le bruit ? Est-ce que c'est une image ? Est-ce que c'est une odeur ?
03:46 Ça se fait de la mémoire.
03:48 La mémoire, c'est un truc compliqué qui à la fois nous permet d'apprendre quelque
03:51 chose à chaque événement et permet de faire le tri.
03:53 Et bien vous voyez que ce travail de mémoire, c'est un travail de commémoration, c'est
03:57 celui qui va avoir lieu aujourd'hui.
03:58 Il est collectif, il nous rassemble, il se partage.
04:01 Et puis il y a des mémoires individuelles où chacun sait individuellement.
04:04 Ça va inscrire une histoire de chacun dans une histoire de tous les Strasbourgeois.
04:08 Vous étiez en charge, vous, de la cellule d'urgence médico-psychologique qui a été
04:12 mise en place juste après l'attentat, dans les minutes qui ont suivi.
04:15 Vous aviez suivi plus de 1000 personnes aujourd'hui.
04:18 Vous continuez à accompagner certains de ces patients ?
04:20 Oui, comme je vous le disais, des milliers de personnes impliquées, des centaines de
04:24 personnes touchées ou impactées et encore aujourd'hui, des personnes qui sont devenues
04:29 malades, qui ont été traumatisées, qui relèvent encore de soins, qui n'ont pas pu se relever
04:33 de cet événement.
04:34 Ça s'était gravé tellement profond, ça a cassé quelque chose, ça a brisé ou peut-être
04:40 atteint une faille qui préexistait.
04:42 Aujourd'hui, certains d'entre eux n'ont toujours pas pu retravailler, n'ont pas pu
04:44 reprendre une vie commune, n'ont pas pu reprendre une vie sociale.
04:48 Quelque chose s'est brisé ce jour-là.
04:49 Combien de personnes, à peu près, que vous continuez d'accompagner ?
04:52 Oui, aujourd'hui, ce sont peut-être quelques dizaines de personnes qui sont encore suivies.
04:57 Vous voyez que c'est comme un grand entonnoir.
05:01 Une ville touchée, des milliers de personnes impliquées, des centaines de personnes touchées
05:07 et à la fin, des personnes qui continuent à être suivies et qui sont malades.
05:11 C'est le travail des cellules d'urgence médico-psychologiques qui interviennent avec le SAMU, vous l'avez
05:16 dit, dans les minutes qui suivent, de prendre en charge ces personnes au plus tôt, car
05:20 on sait que plus elles sont prises en charge tôt, mieux elles sont prises en charge, et
05:24 plus on va éviter ces évolutions dramatiques.
05:28 Et avec le procès qui arrive, est-ce que vous avez des nouvelles personnes qui viennent
05:31 vous voir ?
05:32 Oui, en effet.
05:33 Chaque événement qui réactive cette mémoire.
05:36 Vous voyez, cette personne a réactivé des émotions qui étaient quasiment celles qu'elle
05:40 avait eues ce soir-là.
05:41 Ça, c'est normal, c'est physiologique.
05:43 Une image vient, une sensation vient.
05:45 Vous imaginez bien, comme dans un procès qui va durer cinq semaines, toutes les personnes
05:50 qui ont été appliquées de très près, voire même qui ont été endeuillées, qui
05:52 ont été touchées, elles vont être réactivées et elles vont se ressentir, avoir de nouveau
05:57 certaines émotions qu'elles avaient eues à ce moment.
05:58 Donc il y avait des gens qui n'étaient jamais venus vers vous avant, qui là, commencent
06:03 à venir vers vous avec cette proximité, avec la date du procès ?
06:06 Oui, c'est un peu étonnant, c'est un peu difficile à comprendre de l'extérieur,
06:10 mais effectivement, nous avons des demandes de certificats médicaux, d'intervention,
06:14 de prise en charge même, pour des personnes qui, à cette occasion-là, sont remises,
06:18 nous on appelle ça la réactivation ou la reviviscence.
06:20 C'est-à-dire qu'on ne se souvient pas de l'événement comme l'a fait votre auditeur.
06:25 On revit cet événement et ça relève des fois d'une prise en charge ou spécialisée.
06:29 Vous évoquez les hommages, ils seront nombreux aujourd'hui, notamment ce soir, 18h30 au
06:33 PMC de Strasbourg, organisé par l'association des larmes au sourire, et puis il y a aussi
06:37 cette cérémonie officielle, place de la République, à 9h ce matin, en présence
06:40 notamment du garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti.
06:42 Caroline Paul, vous êtes la reportère du 6/9, vous êtes actuellement place de la
06:46 République, vous avez croisé Eliane Trezan, elle chantera tout à l'heure à 9h ?
06:49 - Eh oui, effectivement, à partir de 9h30, alors le dispositif sur la place de la République
06:54 est assez imposant, il y a du barriérage évidemment, dispositif de sécurité oblige,
07:00 et Eliane elle est déjà là, c'est l'une des premières choristes à être arrivée,
07:04 son bus est arrivé en avance, figurez-vous, Eliane elle a 13 ans.
07:07 Eliane, tu vas chanter tout à l'heure, tu fais partie du collège de la Providence,
07:13 et c'est dans quel cadre que tu vas chanter ? C'est une chorale, c'est un groupe de
07:16 chant ? - Une chorale ?
07:18 - Oui, une chorale, qui porte un nom ? - C'est la chorale de l'atelier de la chanson.
07:22 - Le professeur est déjà là, toi tu es déjà là, c'est parfait, tu vas pouvoir
07:26 chanter toute seule peut-être, tout à l'heure ?
07:28 - Non, moi je suis dans le chœur.
07:30 - Oui, dans le chœur, donc ils vont te rejoindre évidemment, un concert hommage, avec deux
07:35 chansons, c'est ça ? Tu peux nous donner les titres ?
07:37 - Il y a « Strasbourg, mon amour », et aussi « Pour ceux qui tombent et ceux qui restent
07:41 ». - Et vous avez répété ça j'imagine pendant
07:45 quelques semaines ? - Oui, beaucoup.
07:46 - Ça vous a donné l'occasion aussi d'en reparler, de l'attentat qui avait eu lieu
07:50 à Strasbourg ? - Oui, on en a beaucoup parlé aussi, puisque
07:55 avec la chanson « Strasbourg, mon amour » aussi, ça concerne l'attentat qu'il y a
07:59 eu en 2018.
08:00 - Ça fait partie effectivement des sujets qui sont abordés aussi au collège avec la
08:06 jeunesse.
08:07 - Et on entendra donc la voix d'Éliane, ce sera à 9h ce matin depuis la place de la
08:10 République pour cette cérémonie officielle hommage aux victimes, 5 ans après le 11 décembre
08:14 2018.
08:15 - Et Dominique Mastelli, c'est important ce genre d'événement pour aussi transmettre
08:19 la mémoire, l'apaiser aussi ? - Oui, c'est transmettre une mémoire, c'est
08:23 l'apaiser, vous l'avez dit, on change son souvenir, on le retravaille, on le remodèle.
08:28 Et vous l'avez dit, c'est un travail de commémoration.
08:30 Commémoration ça vient du latin « commemorare », se souvenir ensemble.
08:34 Ça raconte bien qu'un événement comme ça, je vous l'ai dit, il y a une mémoire
08:37 individuelle, une mémoire collective, et ces commémorations, elles sont là pour tisser
08:41 des liens et fabriquer quelque chose de commun, qui permet, parce qu'il est partagé, de
08:45 l'atténuer et de continuer son chemin.
08:48 - Là, aujourd'hui, il va y avoir aussi un moment d'échange des victimes avec d'autres
08:52 victimes d'autres attentats à Paris par exemple, on appelle ça des « grands témoins ».
08:56 Est-ce que c'est important ces moments d'échange à l'approche du procès ?
09:00 - Alors, vous voyez bien que, je vous l'ai dit, commémoration c'est être ensemble.
09:04 Pouvoir dire, partager des expériences qui sont à la fois totalement individuelles et
09:10 qui peuvent être reconnues chez quelqu'un d'autre, c'est une façon d'être ensemble.
09:13 C'est une façon de dire qu'à ce moment-là, ce jour-là, où on a été seul au monde,
09:17 où on a été séparé du reste de nos frères humains, comme dirait un peu le poète, eh
09:21 bien, on rejoint la communauté des humains.
09:23 On est de nouveau tous ensemble, il n'y a plus de division.
09:26 Cette ville, vous savez, moi j'étais à Nice, et j'ai vu la division de la ville
09:29 de Nice après cet attentat, qui était fracturée.
09:32 Eh bien, à Strasbourg, le soir même, il y avait Robert Herrmann, ceux qui intervenaient,
09:36 mais il y avait aussi tout un chacun qui était là, il y avait une communion.
09:40 La ville n'avait jamais été solidaire, n'avait jamais été aussi ensemble, comme
09:43 si à ce moment-là, elle se rappelait qu'elle avait une histoire passée commune, un présent
09:47 commun pour préparer quelque chose qui allait nous garder ensemble.
09:51 – L'attentat de Nice du 14 juillet, c'est 86 victimes.
09:55 Nous, sur France Bleu Alsace, on se souvient de ce 11 décembre 2018, des 5 victimes, des
09:59 11 blessés.
10:00 Philippe, bonjour.
10:01 – Bonjour Philippe.
10:02 – Bonjour Alice, bonjour Hubert.
10:03 – Depuis tout juste à ça, mais…
10:05 Philippe, vous faisiez quoi ce 11 décembre 2018 ?
10:07 – Justement, ce matin en me réveillant, c'est vous qui m'avez remis tous ces souvenirs
10:11 en place.
10:12 Je rentrais par la route des Romains et j'étais arrêté par un barrage de police et j'ai
10:19 pu rentrer chez moi à Christophe Feim, donc j'étais à l'abri.
10:22 Et c'est le lendemain matin, en retournant à mon travail, que j'ai eu l'angoisse,
10:27 j'avais eu une angoisse parce que, étant dans un lieu public avec des salles de réunion
10:32 et tout ça, je cherchais derrière chaque porte.
10:35 Derrière chaque porte, je pensais qu'il était, puisqu'il était encore en fuite.
10:38 – Pendant 48 heures.
10:40 – Oui, c'était cette angoisse que j'avais et on n'était pas rassuré, pas du tout,
10:46 et chaque personne qui passait, on ne savait pas qui c'était.
10:50 – Et Philippe, on entend votre émotion ce matin, est-ce que vous continuez à venir
10:54 au marché Noël de Strasbourg ou c'est trop compliqué ?
10:57 – Écoutez, c'est prévu aujourd'hui d'y aller.
11:00 – Ok.
11:01 – Je me suis dit d'y aller et je termine en souhaitant à toutes et tous une belle
11:05 fête de fin d'année.
11:06 Et une chose pour le racing, l'année dernière on avait la galère, on avait la galère,
11:12 alors que tous, on pense et on croit en racing, c'est ça le plus important.
11:16 – Merci beaucoup Philippe.
11:17 – On est 10e cette année, alors qu'on vit tôt de chaque à chaque qui passe.
11:21 – Oui, la vie continue, merci beaucoup Philippe d'être venu nous parler ce matin.
11:25 Dominique Mastelli, on entend ces souvenirs réactivés par Philippe, pour les victimes
11:32 on imagine ce que ça doit être, ce que ça va être aussi pour le procès, comment est-ce
11:36 que vous les préparez à cette imminence du procès qui arrive, à ce retour de sous
11:40 ces souvenirs ?
11:41 – La réponse est quasiment à votre question, comment vous les préparez, on ne peut pas
11:45 les préparer, mais on peut être avec.
11:48 C'est un moment où il ne faut pas être seul, la famille va se regrouper, les individus,
11:53 les proches, ceux qui ont partagé d'autres attentats vont être ensemble, et ceux qui
11:56 étaient là, et moi il y a des personnes que j'ai croisées ce jour-là que je ne connaissais
11:59 pas avant, que notre équipe, que les affirmés, les psychologues continuent à accompagner,
12:04 et continuent à accomplir, y compris pendant les commémorations, et y compris pendant
12:08 les procès ou les événements difficiles.
12:10 – Merci beaucoup Dominique Mastelli d'être venu nous en parler ce matin.
12:13 – J'ai une toute petite question à vous poser, Philippe nous disait, c'est vous
12:16 qui m'avez remémoré ce douloureux souvenir, il doit nous dire merci ou on doit s'excuser
12:22 plutôt ? Est-ce qu'il faut s'en souvenir encore 5 ans après ?
12:24 – Alors ça rappelle votre immense responsabilité, c'est vrai que c'est vous qui nous rappelez
12:29 notre mémoire, mais c'est en même temps vous qui nous permettez de l'inscrire.
12:32 Et je trouve que la réaction de l'auditeur de Truche, elle est super, il nous raconte
12:36 en même temps quelque chose qui a été réactivé, qui est douloureux, et il nous raconte en
12:40 même temps que sa vie elle a continué, qu'il y a des choses belles, qu'il y a des bonnes
12:43 nouvelles, que le Racing a gagné, enfin vous voyez, évidemment en fonction de l'endroit
12:46 où on est, c'est pas pareil, pour une famille de victimes, aujourd'hui ce ne sera pas 7
12:50 jours, c'est pas le Racing qui va compter, mais pour tous les autres, vous nous racontez
12:54 que la vie continue, qu'elle continue à écrire des pages, et qu'en fait le présent
12:57 n'est qu'une préparation de ce qui se passera demain.
12:59 Et notre métier, c'est d'aider les personnes qui à un moment peuvent être arrêtées
13:02 dans leur histoire, à continuer cette histoire.
13:04 – Merci.
13:05 – C'est donc moment de commémoration ce matin, cérémonie à 9h, place de la République,
13:09 merci beaucoup Dominique Masséli d'être venu nous en parler ce matin.

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