Comment est-ce qu’on mène l’enquête au sein d’un cartel méxicain ? Bertrand Monnet, spécialiste de l’économie du crime, répond aux questions des internautes sur les coulisses de « Narco Business », son enquête pour « Le Monde ». Une plongée au coeur du cartel de Sinaloa, spécialisé dans la production de fentanyl, une drogue quarante fois plus létale que l’héroïne, qui tue chaque année par dizaines de milliers ceux qui la consomment.
De la fabrication du fentanyl dans des ateliers clandestins au Mexique, au blanchiment des millions de dollars issus de sa vente, grâce à des sociétés fiduciaires, à Dubaï, Bertrand Monnet revient sur les étapes du « business model » de ce gang mexicain qui inonde les Etats-Unis de cette drogue terriblement addictive.
De la fabrication du fentanyl dans des ateliers clandestins au Mexique, au blanchiment des millions de dollars issus de sa vente, grâce à des sociétés fiduciaires, à Dubaï, Bertrand Monnet revient sur les étapes du « business model » de ce gang mexicain qui inonde les Etats-Unis de cette drogue terriblement addictive.
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00:00 Bonjour, je suis Bertrand Monnet, je suis professeur à l'EDEC.
00:02 Pendant deux ans, j'ai filmé l'un des plus puissants cartels mexicains.
00:05 Et avec toute cette matière, j'ai conçu la série "Narco Business",
00:08 produite et diffusée par le monde.
00:29 Cette enquête en trois épisodes raconte comment le cartel de Sinaloa
00:32 produit et vend le fentanyl, puis blanchit l'argent de la drogue.
00:37 Une drogue qui tue chaque année des dizaines de milliers de personnes aux États-Unis.
00:40 Vous avez été nombreux à nous poser des questions sur les coulisses de l'enquête,
00:46 sur nos méthodes de travail et sur la conception de la série.
00:49 Alors on a tout lu, tout rassemblé, tout trié.
00:52 Et on va essayer de répondre ici au maximum de questions.
00:55 C'est parti.
00:57 Première question.
00:58 Comment êtes-vous entré en contact avec les narco-trafiquants ?
01:02 Ça fait bientôt dix ans que je travaille sur le cartel de Sinaloa.
01:05 Au début, j'ai rencontré des gens qui n'occupaient pas une position hiérarchique importante
01:08 au sein de l'organisation.
01:09 Et puis petit à petit, je suis monté, entre guillemets,
01:12 jusqu'à quelqu'un qui occupe une position médiane,
01:14 qui s'appelle, on va l'appeler Eduardo,
01:16 et qui lui m'a présenté, il y a quelques années,
01:19 le neveu d'El Chapo Guzman, le chef historique,
01:21 qui aujourd'hui est sorti du cartel, mais qui me permet, par l'aura qu'il a encore
01:25 sur des gros bosses narcos, de rencontrer des gens importants au sein du cartel.
01:30 Alors rencontrer ces gens, c'est toujours très long, c'est très difficile,
01:33 il y a énormément d'échecs.
01:34 Pendant les premières années, je n'ai pu rencontrer personne.
01:37 Et puis petit à petit, les choses se sont détendues,
01:39 mais même aujourd'hui, il y a encore beaucoup, beaucoup de narcos
01:42 qui ne veulent tout simplement pas me rencontrer.
01:44 Quel est l'intérêt pour le cartel de se laisser filmer et de dévoiler ses pratiques ?
01:48 L'essentiel, les narcos du cartel n'ont aucun intérêt à me rencontrer
01:51 ni à se laisser filmer.
01:52 Ils le font uniquement pour se conformer à une demande
01:56 qui leur est faite par quelqu'un d'important au sein du cartel,
01:58 qui est le neveu d'El Chapo Guzman, le chef historique du cartel.
02:02 Donc c'est pour ça que l'essentiel de ces gens acceptent de me rencontrer.
02:05 Ce n'est pas contre leur gré, mais ce n'est pas non plus…
02:07 Ils ne le font pas volontiers.
02:09 D'autres bosses narcos, en revanche, eux, sont très contents de me voir
02:14 et de me laisser filmer. Pourquoi ?
02:15 Parce que El Chapo Guzman, leur chef historique, et son fils, désormais,
02:20 sont détenus aux États-Unis.
02:21 Et finalement, accueillir une caméra, montrer ce qu'ils font,
02:25 montrer quelque part leur puissance,
02:26 c'est une façon pour eux de faire un bras d'honneur aux États-Unis.
02:30 Ils me le disent.
02:31 C'est la raison pour laquelle certains clans acceptent de me montrer ce qu'ils font,
02:35 y compris les labos de Fontenille.
02:37 Comment faites-vous pour assurer votre sécurité ?
02:39 Et vous êtes-vous déjà senti en danger de mort ?
02:43 Ma sécurité, quand je suis dans le Sinaloa avec le cartel,
02:47 elle est assurée par les narcos eux-mêmes.
02:49 Je ne prends aucun risque.
02:50 Pourquoi ? Parce que je vais les rencontrer lorsqu'ils m'invitent sur leur territoire
02:53 et donc il ne peut absolument rien m'arriver.
02:55 Tout à coup, les punteros se portent à ma hauteur
02:58 et font signe de ne pas aller à la maison.
03:00 On est restés pour bien longtemps.
03:02 Quelqu'un nous a vendus.
03:07 Ceux qui prennent des risques sont les gens qui travaillent sur le territoire du cartel
03:14 sans y être invités, c'est-à-dire essentiellement des journalistes mexicains
03:17 qui sont des héros, qu'ils paient malheureusement très souvent du prix de leur vie
03:21 parce qu'eux n'ont pas cette possibilité que j'ai moi d'être accueillis par les narcos.
03:25 Pendant ce tournage, pour ces documentaires-là,
03:28 il y a eu un moment de tension que je n'ai pas filmé
03:31 parce que je ne pouvais pas sortir la caméra.
03:34 Juste après la première interview que je fais dans l'épisode 1
03:36 où je rencontre le chef des Sicarios, des tueurs d'un gros clan,
03:39 on a dû partir un peu précipitamment.
03:41 Nos téléphones devaient rester éteints pour qu'ils ne puissent pas être localisés.
03:45 On est partis et le conducteur du cartel avec qui j'étais, c'était la nuit,
03:49 il s'est perdu, on ne pouvait pas allumer nos téléphones, nos GPS
03:51 et on s'est retrouvé sur le territoire d'un autre clan qui n'était pas prévenu de ma présence.
03:55 Trois hommes sont sortis avec leurs armes,
03:57 ils ont vu un gringo, gringo pour eux égal policier américain, c'est ce qu'ils pensaient de moi.
04:02 Et puis tout de suite, le narco avec qui j'étais a expliqué la situation.
04:05 Ça s'est détendu, ils ont rangé leurs armes,
04:07 ils nous ont serré la main et ils nous ont indiqué la bonne route.
04:10 C'était le seul moment un peu de tension pendant ce tournage.
04:13 Y a-t-il des pressions des forces de police pour obtenir les images ?
04:16 Comment protéger les images ?
04:18 Sont-elles détruites une fois montées ?
04:20 Les services de police n'ont pas demandé à avoir les images.
04:25 Ils ne sont pas spécialement intéressés, je pense, par ces documentaires
04:28 parce qu'en fait, les services qui travaillent vraiment sur le cartel,
04:31 tout ce qu'on explique, ils le savent déjà.
04:33 L'ADEA, l'agence antidrogue américaine, les services mexicains,
04:37 tout ce qu'on montre dans les documentaires, pour eux, c'est connu depuis des années.
04:40 De toute façon, les images, tous les rushs des images sont détruits.
04:45 Nous n'avons conservé que des images qui sont totalement floutées
04:49 et que des voies qui sont totalement changées.
04:51 Et ces services de police sont des professionnels,
04:53 ils savent que nous sommes professionnels aussi
04:54 et que donc ça ne sert à rien de saisir ces images-là.
04:57 Pour vous qui êtes professeur,
04:59 est-ce que c'est plus facile de mener ce genre d'enquête par rapport à des journalistes ?
05:03 Mener ce type d'enquête pour moi, c'est beaucoup plus facile, je pense,
05:07 que pour un journaliste, parce que moi, je ne suis pas journaliste,
05:09 je suis professeur à l'EDEC, une grande école de management,
05:12 et j'ai du temps. Je suis chercheur.
05:14 Ça veut dire que je passe mon temps à rater à peu près 90% de ce que j'entreprends.
05:18 Des fois, ça marche, mais j'ai du temps.
05:19 Je peux aller dix fois au même endroit pour obtenir une information,
05:23 ce qu'un journaliste ne peut pas faire,
05:25 parce qu'un journaliste, il doit informer sur des sujets comme ça,
05:27 généralement dans l'urgence.
05:29 Et donc, lui, quand il part, il faut qu'il revienne avec l'information.
05:32 Moi, j'ai ce "luxe" d'avoir du temps,
05:34 donc c'est beaucoup plus facile pour moi de travailler que pour un journaliste.
05:38 Quel genre d'aide apporte le journal Le Monde dans votre enquête ?
05:41 Alors, cette enquête, c'est vraiment une co-réalisation entre l'EDEC,
05:46 moi, professeur à l'EDEC, et Le Monde, et notamment le service vidéo du Monde,
05:50 qui est absolument central dans la réalisation,
05:54 parce que l'enquête, c'est bien entendu que c'est important,
05:56 mais la mise en image, elle est centrale.
05:59 Pourquoi ? Parce qu'on a voulu faire des documentaires
06:01 qui soient vraiment explicatifs, vraiment didactiques,
06:04 donc qui aient toute une partie de réalisation,
06:06 mais aussi toute une partie de motion design, comme on dit, d'infographie,
06:09 qui est essentielle à la compréhension du lecteur.
06:12 C'est des heures, des heures, des heures de travail de toute une équipe.
06:15 Donc, Le Monde est évidemment absolument central dans la réalisation des docs.
06:19 Pourquoi est-ce que vous enseignez les arcades du narco-business en école de management ?
06:24 Alors, un prof de l'EDEC qui travaille sur le trafic de fontanille,
06:26 ça peut sembler un peu exotique.
06:28 Mais en fait, non, pas du tout.
06:30 Parce que les dizaines de milliards de dollars du cartel,
06:33 gagnés par les narcos en vendant ces drogues,
06:35 ils se retrouvent dans l'économie légale une fois qu'ils ont été blanchis.
06:37 Et moi, je forme de très brillants étudiants
07:00 qui vont se retrouver aux manettes de cette économie légale.
07:02 Et donc, ma mission, c'est de les informer sur la dangerosité de ce cancer,
07:07 qu'est l'argent sale, en leur expliquant d'où vient le problème, dès le départ.
07:11 C'est pour ça que je travaille sur le terrain,
07:13 pour essayer de comprendre comment ça fonctionne,
07:16 rapporter cette réalité en amphi, et leur enseigner.
07:19 Que sait-on aujourd'hui sur le rôle de la Chine dans ce trafic ?
07:23 Alors, le rôle de la Chine dans le trafic de fontanille, il est réel.
07:26 Mais on ne peut pas parler de la Chine en tant qu'État.
07:29 Le fontanille, c'est un médicament qui est importé illicitement par les narcos
07:33 et qui est transformé en cette drogue ultra-puissante.
07:36 Ce médicament importé, il vient effectivement de laboratoires chinois.
07:40 Comment se le procure-t-il ?
07:41 Il corrompt des gens au sein de ces laboratoires chinois
07:44 pour se procurer le produit illégalement.
07:46 Pour autant, est-ce que ça veut dire que l'État chinois en tant que tel
07:50 participe au trafic de fontanille pour empoisonner des dizaines de milliers d'Américains ?
07:54 Le trait me semble tout à fait excessif,
07:56 et en tout cas, moi, je ne peux absolument pas l'affirmer.
07:58 Que signifie une drogue 40 fois plus puissante que l'héroïne ?
08:01 Et comment cette puissance se mesure-t-elle ?
08:04 La puissance du fontanille, elle est dite 40 fois plus forte que celle de l'héroïne
08:09 par les autorités sanitaires américaines et canadiennes.
08:13 Ce n'est pas moi, je ne suis pas médecin addictologue qui ait pu mesurer cette dangerosité.
08:16 Ce sont les autorités des pays qui sont le plus touchés par le fontanille
08:20 qui estiment cette puissance du fontanille par rapport à l'héroïne qui est déjà surpuissante.
08:25 Il y a eu plus de morts de fontanille l'année dernière
08:28 que de morts en Vietnam, en Afghanistan et en Irak en commun.
08:33 Mais attention, la puissance du fontanille, elle varie selon les dealers.
08:38 Parce que le fontanille, il est très rarement consommé pur.
08:40 C'est-à-dire qu'on va mélanger du fontanille avec de l'héroïne,
08:42 avec de la cocaïne, avec d'autres médicaments,
08:45 et le dealer mettra plus ou moins de fontanille dans le cocktail, entre guillemets, qu'il vend.
08:49 Mais globalement, il est estimé par les autorités américaines et canadiennes
08:52 que le fontanille est 30 à 40 fois plus fort que l'héroïne.
08:55 Oui, malheureusement.
08:56 Prévoyez-vous de faire d'autres reportages du même genre ?
08:59 Oui.
09:02 Sous-titrage ST' 501
09:04 [Musique]
09:15 [Sous-titres réalisés par la communauté d'Amara.org]