Emmanuel Macron a salué ce vendredi 5 janvier lors d'un hommage national la mémoire de l'ex-président de la Commission européenne Jacques Delors, décédé le 27 décembre, qui a "réconcilié véritablement la France avec l'Europe" et "l'Europe avec son avenir".
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00:00 Le 27 décembre dernier s'est interrompu son chemin.
00:06 Un chemin de vie qui ne s'est jamais conformé dans aucun des tournants du siècle, aux habitudes
00:18 ni aux attendus.
00:19 Oui, la vie de Jacques Delors fut faite de chemins de traverse, loin des routes peuplées
00:29 et des itinéraires connus.
00:30 Vie de défrichage courageux, d'intuition visionnaire, de travail, de compagnonnage.
00:39 Vie de chemin et de courant qui sinue dans les ruelles de Ménilmontant, football sur
00:46 les terrains vagues et par les argots, qui passe par les sillons des champs de Corrèze,
00:52 de Paris, ces lieux d'action et de décision, de Clichy, de Bruxelles, de tant de capital
00:59 de notre Europe, puis de Paris et sa rue Saint-Jacques.
01:02 Ces chemins tracent un parcours de méritocratie républicaine, de grands-parents paysans
01:13 à une mère chapelière, un père employé de la Banque de France, qui lui donne ce goût
01:18 de l'effort.
01:19 Sur ces chemins, comme une boussole, sa foi de servant de messe qui l'ouvre à son prochain
01:30 et qui instille en lui le sens du devoir avant le goût du pouvoir.
01:35 Et cette parole grave de son père, mutilé de la grande guerre, lourdement invalide,
01:48 il faut réconcilier.
01:49 Alors, des flancs du Massif central jusqu'aux marches de l'hémicycle européen, Jacques
01:57 Delors ne se lassa jamais d'explorer pour réconcilier, en éclaireur, de frayer des
02:07 alternatives, de bâtir des ponts, marchant toujours vers cet horizon immuable qui comptait
02:13 pour lui par-dessus tout la dignité humaine.
02:18 Là résidait sa conviction profonde, nourrie par ses cercles de pensée catholique, inspirés
02:26 d'Emmanuel Mounier.
02:28 Entre la dictature des masses et l'impérialisme de l'individu, il existe une autre voie,
02:35 celle de la personne, avec sa liberté d'engagement, sa responsabilité à l'égard de la société
02:43 et oui, il existe cette voie humaniste européenne, la sienne.
02:50 Le combat de Jacques Delors consista d'abord à réconcilier avec elle-même une société
02:58 bloquée, par le syndicalisme au sein de la CFTC puis de la CFDT.
03:07 La politique n'avait jamais compté parmi ses passions de jeunesse.
03:13 Les pronostics du Tour de France, les tournois de basket, le jazz à plein volume, le LOSC,
03:22 Dieu, oui, mais pas la politique.
03:26 Ses projets d'adolescents étaient peuplés de haute couture, de journalisme, de septième
03:31 art et les responsables politiques apparurent d'abord à ses yeux comme les fautifs de
03:36 la débattre de 40, dans la douleur, la honte cuisante de voir son pays jeté sur les routes.
03:42 Mais le destin est patient.
03:46 Alors ses talents de conciliateur, rapidement, font de lui un responsable remarqué, apprécié.
03:58 Petit à petit, Jacques Delors gravissait les échelons à la Banque de France où il
04:03 était entré comme rédacteur en même temps qu'il s'affirmait dans son syndicat.
04:08 Le soir, à la lueur des lampes, après ses journées à la Banque, il ouvrait ses polycopiés
04:16 et ses manuels, étudiait les théories des plus grands économistes, conquérant l'un
04:21 après l'autre les concours internes.
04:23 Bientôt représentant au Conseil économique et social, il attira l'attention de Pierre
04:30 Delors, commissaire général au plan, qui le prit avec lui, rue de Martignac.
04:37 Il fallait réconcilier, encore, concilier ses aspirations de gauche avec celles d'un
04:45 gaullisme qui, après 1968, cherchait à se régénérer.
04:49 Choisir le premier ministre, Chabandelmas, en 1969, plutôt qu'une gauche qui paraissait
04:57 défaite pour longtemps, construire avec lui ce projet d'une nouvelle société, puis
05:03 continuer comme premier conseiller social de Martignan.
05:06 Car c'est dans ce giron qu'il trouva le mieux à développer, à ce moment-là, ses
05:12 convictions.
05:13 Moderniser la société, replacer la justice au cœur du travail, développer une politique
05:20 contractuelle à base de négociations collectives pour permettre à ceux qui n'avaient pas
05:27 eu la chance d'étudier de continuer à apprendre, leur vie durant.
05:30 Il participe en première ligne à la création de la formation professionnelle continue.
05:36 Réconcilier toujours.
05:39 Réconcilier les Français avec leur travail, leur montrer qu'il est aussi un chemin de
05:44 dignité de la personne et d'émancipation.
05:47 Par le savoir, la formation tout au long de la vie, pour que le labeur quotidien ne
05:54 soit pas le lieu de la servitude des forces morales et physiques, mais de leur accroissement,
06:00 de leur épanouissement.
06:01 Réconcilier davantage.
06:05 Jacques Delors adhère au parti socialiste des Assises de 1974, en pleine ouverture,
06:14 afin de l'aider à opérer son grand basculement vers l'économie sociale de marché, à
06:19 construire une force politique d'alternance crédible.
06:21 Et comme il accompagnera le mouvement des transcourants, dix ans plus tard, dans ce
06:29 même refus des querelles de clans.
06:32 Avec Rocard, Chapuis et plusieurs autres, Jacques Delors était de ce sang-neuf qui
06:38 venait irriguer la rose de 1974, y apporter sa propre veine syndicale et chrétienne,
06:45 y insuffler l'élan d'un réformisme nouveau.
06:48 Jacques Delors ne croyait pas aux grands soirs.
06:54 Il croyait aux aubes patientes, à la négociation au long des jours, au dialogue social, par-delà
07:05 les oppositions politiques.
07:06 Sonne 1981, l'année de la victoire de son camp, l'année du grand souffle, l'année
07:16 des bourrasques économiques aussi, alors que l'inflation gronde, que le franc vacille
07:21 et doit être dévalué par deux fois.
07:23 Ministre de l'économie et des finances, Jacques Delors tient bon.
07:28 Il lance contre l'inflation des mesures difficiles, mais efficaces.
07:33 Il ose la fin de l'indexation des salaires sur les prix, accompagne les grandes nationalisations
07:38 du gouvernement Moroa, assume le tournant de la rigueur et ses restrictions budgétaires.
07:42 Quand l'année suivante, il perd son fils tant aimé, le journaliste Jean-Paul Delors,
07:53 drame intime et déchirant, il fait face.
07:57 Puis en sa femme Marie, son pilier, en sa fille Martine, sa fierté, en sa petite-fille
08:09 Clémentine, sa joie, la force de tenir bon.
08:14 La semaine suivante, il est de retour au Conseil des ministres, ravagé, mais présent toujours.
08:24 Car la France connaît alors des jours difficiles.
08:29 La guerre des deux roses divise le socialisme et entre deux chemins le pays hésite.
08:34 Au crépuscule des Trente Glorieuses, les sceptiques de l'Europe tentent de convaincre
08:40 le président Mitterrand de s'éloigner des contraintes et les visiteurs du soir frappent
08:44 à la porte de l'Elysée, chargé de noirs présages.
08:47 Jacques Delors est là, encore, main dans la main avec Pierre Moroa et se bat comme
08:55 un lion avec quelques autres pour défendre sa vision européenne de l'économie, défaire
09:00 les cassandres, maintenir la France dans le projet commun.
09:04 Ce fut là, sans doute, l'une de ses plus grandes œuvres de réconciliation, celle
09:12 de 1983.
09:14 Réconcilier dans ce moment décisif le socialisme de gouvernement avec l'économie sociale
09:22 de marché, réconcilier véritablement la France avec l'Europe.
09:28 Rendre possible l'idéal européen en ne cédant rien au réel, en s'y confrontant.
09:34 En 1985, la présidence de la Commission européenne est vacante.
09:43 C'est la candidature de Jacques Delors, alors maire de Clichy, et fort de son mandat
09:50 passé de député européen, qui est retenue.
09:54 Tant de décennies après la grande guerre, le fils d'un poilu corézien va tenir entre
10:05 ses mains le projet d'un continent.
10:07 À son tour, il va devoir faire vivre le pardon et la promesse que demandait Hannah Arendt.
10:16 Le pardon pour pouvoir reconnaître le passé, la promesse pour pouvoir regarder l'avenir.
10:22 Réconcilier les peuples désormais, pour qu'aucune vie ne soit plus jamais fauchée,
10:31 mutilée par l'aveuglement des hommes.
10:33 Et réconcilier l'Europe avec son avenir.
10:39 Le visage de l'Europe d'aujourd'hui, Jacques Delors a contribué à le dessiner,
10:47 trait par trait, avec la confiance et le soutien constant du président Mitterrand et du chancelier
10:53 Kohl, une décennie durant.
10:55 De notre Europe, disait-il, elle nous appartient, autant que nous lui appartenons, et il nous
11:04 appartient de poursuivre.
11:06 Héritage sur lequel veillent, inlassablement depuis 30 ans, les trois instituts auxquels
11:13 il a donné son nom.
11:14 La libre circulation des personnes et des biens, des services et des capitaux.
11:20 Le marché unique et son acte unique reposant sur un immense travail d'harmonisation avec
11:26 tous les acteurs de la société civile.
11:28 L'Europe du dialogue social réconciliant patronat et syndicat.
11:32 L'union économique et monétaire.
11:34 L'euro dont il pose les bases.
11:37 La banque centrale européenne qu'il fait aboutir en mobilisant tous ses talents de
11:41 négociateurs.
11:42 L'Europe de la croissance et de la solidarité qui ne laisse personne sur le côté, soutient
11:48 les régions les plus défavorisées par des programmes d'aide et de cohésion.
11:51 Une Europe consciente de la nécessité de s'élargir et s'approfondir simultanément,
11:58 qui conçoit l'intégration par la convergence graduelle d'accords d'association en programme
12:04 d'aide massif.
12:05 Une Europe désireuse de se réformer pour conserver des institutions efficaces, garder
12:12 sa liberté d'intégration et d'action.
12:15 Une Europe qui pressent l'impératif d'une triple soutenabilité économique, sociale
12:23 et environnementale, enjeu de souveraineté majeure de notre siècle.
12:27 Une Europe de la culture aussi, celle des races, de Kant, de Stendhal et de Zweig, pour
12:34 laquelle il inventa les programmes Erasmus, afin que nos jeunesses se connaissent, apprennent
12:39 à comprendre, plus que la langue de l'autre encore, sa pensée.
12:43 Une Europe unie dans sa diversité, réunifiée, balayant les vestiges du rideau de fer, accueillant
12:54 l'Allemagne de l'Est dès le lendemain de la chute du mur, pavant la voie de la réunification
12:58 avec les pays d'Europe centrale, orientale et baltique.
13:02 Rarement, notre Europe n'aura tant progressé.
13:09 Et avec ses équipes, ses compagnons de route, plusieurs des dirigeants ici présents pour
13:15 lui rendre hommage, et sous le regard de plusieurs dirigeants d'Europe, je remercie pour leur
13:24 présence aujourd'hui à nos côtés.
13:25 Il aura fait avancer comme peu d'autres notre continent.
13:31 Jacques Delors, durant ces années, est partout, se démultiplie, va trouver chaque Etat membre.
13:41 Au rythme de 180 voyages par an, il écoute, parlemente, négocie, convainc, engage des
13:48 bras de fer, invente des compromis et des concessions nécessaires, parle aux puissants
13:52 du monde, grand parmi les grands, huitième membre du G7, inspirateur et aiguillon des
13:57 chefs d'Etat et de gouvernement, leur interlocuteur et leur conscience.
14:02 Modernité toujours actuelle de son triptyque, la compétition qui stimule, la solidarité
14:10 qui unit et la coopération qui renforce.
14:13 Une Europe plus souveraine, plus unie, plus forte, qui trouve là son identité.
14:21 Jacques Delors n'aura jamais été président de la République française.
14:31 Le 11 décembre 1994, il dit non au rendez-vous de l'élection présidentielle, droit dans
14:44 les yeux de 12 millions de Français qui espéraient un oui.
14:48 Dans ses paroles, dans ses silences, se devinaient des blessures tues et une fidélité absolue
14:59 à ses idéaux.
15:00 La destinée collective primant sur le destin individuel, le sens du devoir au fond, le
15:09 mener une fois encore à l'écart des chemins où on l'attendait.
15:15 Et ce sens du devoir accompli que célèbre l'Aude à la joie de Schiller dont Beethoven
15:23 tira sa 9e symphonie et l'Europe son hymne, ce sens du devoir accompli, ces paroles, Jacques
15:31 Delors les connaissait par cœur.
15:33 Alors quelques mois plus tard, dans son bureau du Berlaymont à Bruxelles, ses mains qui
15:43 avaient forgé l'Europe, écrit l'histoire, signé des traités décisifs, rapproché les
15:51 peuples, ses mains ont refermé leur dossier et remis de l'ordre autour d'elle.
16:01 Soigneusement, comme elle faisait toute chose, elles ont rassemblé ses objets familiers.
16:08 Quelques exemplaires de l'équipe, sa première lecture matinale depuis toujours, une lampe
16:17 de mineur, une médaille d'honneur de la négociation, souvenir de l'une des grèves les plus dures
16:23 de l'histoire syndicale à laquelle il avait mis fin.
16:26 L'affiche du film Citizen Kane d'Orson Welles et une grande photographie de Jean Monnet.
16:36 Tout cela, Jacques Delors l'emportait avec lui.
16:41 Mais il laissait quelque chose de plus grand, d'indéplaçable, d'intangible.
16:51 Une empreinte française et européenne.
16:56 La possibilité d'une sociale démocratie d'émancipation, la possibilité d'une Europe
17:06 unie, celle de Schengen, d'Erasmus, de Maastricht, soudée par des valeurs communes, de compostelle
17:13 au Balkan, de l'Atlantique à la mer Noire.
17:16 Et la force de transformer l'espoir en histoire.
17:22 Mais je me suis trompé.
17:29 Le 27 décembre dernier, son chemin ne s'est pas interrompu.
17:37 Non.
17:39 Jacques Delors nous a juste passé le relais.
17:42 Et beaucoup d'entre vous ici avaient pris la suite et continué par vos combats à la
17:50 tête de nos institutions européennes, de vos gouvernements, de vos États ou dans d'autres
17:57 pays à le poursuivre.
17:58 Ce chemin, son chemin, se poursuit.
18:03 Un chemin difficile, chemin de crête, qui s'éloigne des facilités et des faux-semblants,
18:13 toujours en déséquilibre, et qui tient la nation et l'Europe, la force économique
18:20 et la justice sociale, le réel et l'idéal ensemble, enfin réconciliés.
18:29 Oui, tel fut le chemin intranquille de ce grand Français, de cet honnête homme européen.
18:42 Jacques Delors.
18:45 Vive l'Europe, vive la République, vive la France.
18:53 *soupir*