• il y a 11 mois
À 8h20, Sylvain Tesson est l'invité du Grand Entretien. Il publie "Avec les fées" (Les Equateurs), dans lequel il narre son voyage poétique le long de la côte atlantique. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-jeudi-11-janvier-2024-5926120

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00:00 Sylvain Tesson, bonjour ! Et bienvenue sur Inter ! Les faits dont on va parler, ce ne sont pas les faits de la science ou du journalisme,
00:07 F-A-I-T-S, non, ce sont les faits, F-E-E-S, les faits de notre enfance. Vous avez entrepris un long voyage en bateau, à la voile,
00:16 le long de la côte atlantique, de l'Espagne à l'Ecosse, en passant par la Bretagne, l'Irlande et l'Angleterre,
00:21 pour aller chercher les faits. Attendre la panthère des neiges à être à l'affût ne vous suffisait plus,
00:28 Sylvain Tesson, il vous fallait partir à la recherche d'une idée, d'une croyance, d'une image ?
00:34 Oui, d'une qualité du réel et de la réalité. De deux choses l'une, soit on décide d'être un auteur, un écrivain,
00:45 de la déploration du monde, des ruines, des décombes, de tout ce qui ne va pas. Mais je me suis dit que moi j'allais mettre le mouvement,
00:53 le voyage au service d'autre chose, de la tentative d'aller capter tous les reflets de la beauté partout où ils se trouvaient.
01:02 Et là, en l'occurrence, j'ai choisi la géographie du littoral celtique, tous ces promontoires qui de la Galice jusqu'au Shetland,
01:11 en passant par la Bretagne, la Cornouaille, le Pays de Galles, l'Irlande, l'Ecosse, dessinent ce que j'appelle l'arc celtique.
01:18 Vous êtes allé à la recherche de la beauté, dites-vous. Ça ne vous empêche pas de déplorer le monde actuel également dans certaines lignes de ce livre.
01:25 Vous êtes allé à la recherche de la beauté, mais peut-être aussi à la recherche de votre enfance.
01:29 Vous posez d'ailleurs cette question très belle, pourquoi les faits de mon enfance ont disparu ?
01:36 Oui, parce que l'enfance c'est la patrie de l'espoir que tout ressemblera toujours aux rêves.
01:44 Il y avait un poète un peu oublié qui s'appelait Paul Faure, au début du XXe siècle, qui disait "je vois des faits partout".
01:51 Ça c'est un mot d'enfant. L'enfant voit des faits partout. Pourquoi quand on devient adulte on ne voit pas des faits partout ?
01:57 On sait pourquoi, parce que tout à coup le souci est inoculé en vous.
02:02 Vous vous mettez à regarder votre montre et à voir des tas de problèmes, et vous devenez un adulte et les faits reculent.
02:08 Alors moi je me suis dit, il y a certainement un moyen de retrouver cette possibilité de voir les faits partout,
02:14 mais pour ça il faut une géographie propice. Et le littoral de l'Atlantique, le littoral celtique, le promontoire,
02:21 est une géographie propice pour qu'elles apparaissent.
02:23 Vous avez Sylvain Tesson, une magnifique définition de ce qu'est une fée, je vous cite "c'est une qualité du réel révélée par une disposition du regard".
02:33 Il y a une façon d'attraper le monde et d'y déceler le miracle.
02:38 Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d'un être,
02:44 le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de bête, là sont les fées.
02:50 On regarde le monde avec déférence, elles apparaissent. Soudain, un signal.
02:55 La beauté d'une forme éclate, je donne le nom de fée à ce jaillissement.
03:01 Oui, je ne donne pas le nom de fée à une petite présence surnaturelle avec une baguette magique et un tutu.
03:07 - Celle-là, vous ne l'avez pas vue ? - Non, celle-là, je ne l'ai jamais crue.
03:12 En revanche, ce que vous venez d'évoquer, j'y crois profondément, il y a un exercice du regard qui n'est pas toujours facile.
03:19 Parce qu'encore une fois, la préoccupation, une certaine laideur et de soi-même et du monde
03:25 vous écartent de cette révérence permanente que moi j'aime adresser au réel.
03:31 Et je crois que cet exercice-là, il faut s'y plier.
03:35 Moi, j'ai conduit ce voyage à la voile avec mes deux amis sur le pont de mon voilier.
03:42 Je l'ai conduit, inspiré par un magnifique conseil que Renner Maria Rilke donne aux jeunes poètes,
03:52 dans les lettres à un jeune poète, il lui dit "si jamais le monde ne te convient pas, pense d'abord à changer ton regard sur le monde".
04:01 Et je trouve cette phrase extraordinaire, parce que si on part armé de cette nécessité de changer son regard sur le monde
04:07 et d'aller traquer dans les interstices de la géographie tout ce qui peut vous émerveiller,
04:13 alors à ce moment-là, on a une chance de rencontrer les faits.
04:16 - Mais sans doute, c'est ce qui explique d'ailleurs votre succès, livre après livre, Sylvain Tesson,
04:19 c'est-à-dire que je pense que vous nous apprenez à mieux regarder les choses, à mieux regarder la nature,
04:25 à changer notre regard sur le monde.
04:27 Mais ceci dit, vous envisagez le risque de trop regarder, vous l'écrivez de manière assez drôle, vous dites
04:33 "la contemplation a son revers, sur les promontoires atlantiques, la rêverie pouvait virer au narcissisme,
04:39 on risquait de tourner cuistre, je mérite ce genre de paysage, une plaine d'argent digne de mes pensées".
04:46 Le risque du narcisse romantique contemplant la mer, vous pensez avoir réussi à l'éviter ?
04:50 - Ça, j'en sais rien, parce que si je vous disais que oui, j'associerais la vanité au narcissisme.
04:56 Alors franchement, ça ferait beaucoup quand même pour un seul homme et de si bon matin.
05:00 Non, ce que je crois, c'est que quand on est sur un promontoire tel que ce où le bateau me laissait,
05:08 puisque en fait l'histoire c'est que je disais à mon ami skipper Benoît Leteron, je lui disais
05:13 "laisse-moi au Dolmen ici, je vais faire 20 km à pied, tu me reprendras au Ménire, un peu plus haut sur la lande".
05:18 Ce que je pense que j'ai réussi à faire, c'est pour essayer de ne pas être trop ridicule,
05:25 c'est de m'imprégner de la leçon que vous donne la nature et surtout le ressac atlantique sur les falaises de l'Ouest,
05:35 c'est que vous êtes moins qu'une mouette, vous avez derrière vous un arrière-pays qui constitue
05:40 la mémoire de milliers d'années d'histoire, vous avez devant vous la promesse du soleil couchant
05:45 qui appelle à l'aventure et sous les pieds vous avez 200 mètres de vide.
05:49 Alors avant de devenir un narcisse ou un vaniteux, il faudrait quand même vraiment avoir beaucoup d'énergie.
05:55 Autant aller de l'avant quand on est sur le bord de la falaise.
05:59 Sylvain Tesson, dans ce livre, vous dites aussi votre amour des paysages français,
06:02 pas besoin de partir à des milliers de kilomètres pour vivre le dépaysement, la sidération, la féerie,
06:09 il suffit d'aller en Bretagne.
06:10 Oui, mais il y a un vrai miracle. D'ailleurs c'est une même patrie, toute cette ribambelle de promontoires
06:16 dont vous avez énuméré les noms de la Galice au Shetland, c'est le même pays, c'est un milieu naturel
06:23 qui n'est pas très large, peut-être 3 ou 4 kilomètres de large entre la mer et l'arrière-pays,
06:29 c'est grosso modo toute la bande, tout le ruban, le couloir qui est sous l'influence de l'iode.
06:36 Et là vous avez la rencontre des éléments, vous êtes sur un vieux socle granitique,
06:40 hercynien disent les géographes, qui est battu par les vents de l'ouest, il y a la lumière,
06:46 il y a cette pliure qui est le littoral, donc c'est un intermédiaire, c'est un endroit qui n'est plus
06:52 tout à fait la terre, qui n'est pas encore la mer, et parce que vous êtes dans cette zone de transition,
06:59 là il y a la possibilité de la féerie.
07:01 - Vous le mettez dans votre panthéon, tout en haut, c'est-à-dire que vous avez beaucoup voyagé,
07:07 vous avez vu le monde, et vous mettez cette côte, et vous mettez notamment ces côtes françaises,
07:12 même si c'est tout un pays de la Galicie au Shetland, comme vous dites,
07:15 comme les plus beaux paysages que vous ayez vus de votre vie.
07:18 Ça m'a fait penser à Jean-Dormeçon qui disait "J'ai fait le tour du monde, j'ai vu des merveilles
07:22 en Grèce, en Italie, partout dans le monde, et à la fin le plus bel endroit c'est la Corse".
07:26 - Je crois qu'on tombe amoureux de certains paysages.
07:29 Je crois qu'il en va des paysages comme des visages.
07:32 Je crois d'ailleurs que le paysage est le visage du monde,
07:35 et on a peut-être même intérêt à essayer de tomber amoureux d'un paysage.
07:40 Le paysage d'abord ne s'en va pas, à moins de glissements de terrain.
07:44 Il ne peut pas y avoir de déconvenues amoureuses avec un paysage,
07:48 et moi je suis tombé amoureux alors que pourtant j'avais tourné le dos à la mer.
07:52 J'étais allé vers le cœur du continent eurasiatique,
07:55 et j'ai trouvé cette espèce de disposition trigonométrique,
07:59 pour utiliser un mot de géomètre, extraordinaire,
08:02 entre le soleil, l'iode et le granit.
08:05 Et c'est cette rencontre-là qui fait mon point d'équilibre.
08:08 - Vous vous êtes tombé amoureux d'un paysage, vous vous êtes aussi tombé amoureux d'un visage.
08:12 On va en parler de l'amour dans un instant, parce que vous qui parlez rarement de l'amour dans vos livres,
08:16 là il apparaît l'amour dans le visage d'une femme.
08:19 Mais avant il parle de l'époque.
08:21 - Oui, il parle de l'époque, parce que votre éblouissement, votre émerveillement face à la nature,
08:26 s'accompagne d'une critique de l'époque, que d'aucuns pourraient caractériser de conservatrice.
08:32 Vous écrivez par exemple « Au siècle XXI, l'ère du temps diffusait la glose,
08:36 le changement est impératif, l'innovation notre salut.
08:40 Par contre-coup, tout signe vertical, arbre, clocher, calvaire de Notre-Dame-du-Val
08:45 semblait en sursis et recevait notre admiration, ce qui tient attire.
08:50 Et encore, la perfection c'est l'inamovible.
08:53 Ce qui bouge, ce qui change, ce qui évolue, au fond vous n'aimez pas ça, Sylvain Tesson ?
08:58 Il n'y a que les paysages éternels, le roc, le granit, les menhirs et l'océan,
09:02 qui sont importants pour vous ?
09:04 - Quand vous êtes sur un voilier de 15 mètres, en plus moi je suis quand même un marin très amateur,
09:09 heureusement j'avais un capitaine qui me donnait les bons ordres,
09:12 et je savais quoi faire quand il me les donnait.
09:14 Quand vous êtes sur un bateau entre les écueils des mers celtiques,
09:17 les courants, le vent, ce chatoiement, ce sentiment permanent,
09:21 vous appréciez la beauté de ce changement organique et maritime,
09:26 mais vous vous en méfiez quand même.
09:28 Et à ce moment-là, quand le bateau me déposait dans une crique, une cale ou un port,
09:34 et que je retrouvais la solidité de l'ancrage, de la falaise,
09:38 avec la fécondation du paysage par toute la légende arthurienne, celtique,
09:45 la rencontre du catholicisme qui a mis les faits dans le calice,
09:50 qui a réussi ce mariage extraordinaire entre le paganisme forestier et le dogme chrétien,
09:56 et qui a donné la matière de Bretagne,
09:58 tout ça me plaît davantage, parce que j'ai l'impression que la solidité du monde,
10:04 ce qui reste, ce qui demeure, ce qui se tient, tout ce que vous venez d'énumérer,
10:08 le clocher, le ménhir, le mur ou l'arbre,
10:11 tout ça viendra au secours de notre propre désordre.
10:15 On n'a pas besoin de l'apologie des vagues et du ressac, nous les hommes.
10:20 On est déjà suffisamment désordonnés comme ça.
10:22 - Oui. Expliquez-nous la thèse que vous avez imaginée sur l'origine mystérieuse des ménhirs.
10:27 - Le ménhir, on sait ce que c'est le ménhir, parce qu'on a tous lu Astérix et Obélix,
10:32 c'est le ménhir qui est une sorte de pilier qui vient confirmer la beauté d'un paysage.
10:39 J'ai beaucoup essayé de comprendre pourquoi les peuples mégalithiques,
10:44 qui il y a des milliers d'années, avaient voulu souligner la beauté de la verticalité
10:50 par l'érection des ménhirs. Pourquoi ?
10:53 Pourquoi cette énergie ? Alors moi je me dis que c'est peut-être le sentiment précisément de l'homme
10:58 qui craignant ce désordre dont je parlais, cette espèce de mouvance absolue de la vie,
11:06 cette éphémérité, cette brièveté des choses, cette inconsistance de l'être humain,
11:10 voulait marquer quelque chose qui tienne.
11:14 Gaston Bachar qui est un philosophe lui disait autre chose, une thèse amusante,
11:20 peut-être un peu psychologique, il disait que c'est parce que l'homme a voulu montrer
11:24 son propre été de se dresser. Alors il a montré que les pierres aussi se dressaient.
11:29 On peut beaucoup rêver sur le littoral atlantique.
11:34 En tout cas les ménhirs vous éloignent du monde immonde,
11:38 gouverné par la stupidité des machines et la méchanceté des masses.
11:42 Oui, moi je crois que c'est ça le recours à la fée, le recours au mouvement.
11:47 Enfin vous dites que la fée elle a perdu le combat au XXIe siècle.
11:50 Bien sûr, bien sûr, parce que moi je suis très lucide et puis je ne vais pas commencer
11:53 à faire la pom-pom girl de la féerie en disant qu'on a gagné.
11:57 Qu'est-ce que vous voulez ? Je ne peux pas me réjouir des audiences de la fée.
12:02 Même dans mon matin intérieur. Moi je suis triste parce que la fée a reculé,
12:08 la fée a disparu sous le coup de la machine, de la soumission à la statistique,
12:14 de l'extraordinaire évolution du monde dans cette roue que vous connaissez tous,
12:20 qu'on peut déplorer, que moi je déplore d'ailleurs profondément,
12:24 mais que j'arrête de déplorer tout haut parce que si vous voulez...
12:28 - Vous n'arrêtez pas, vous continuez. Le portable, ce petit dieu noir dans nos poches.
12:34 - Oui mais je transforme ma déploration en mélancolie, en chagrin.
12:38 - Vous y gagnez en qualité de vie ?
12:41 - Je ne sais pas mais j'y gagne en tout cas en motif, en certitude que je fais bien
12:45 de prendre la route et de demander au mouvement ce que la contemplation
12:49 de mon époque contemporaine que je n'aime pas ne me procure pas.
12:53 Bien sûr, moi je préfère m'aventurer, aventurer ma vie sur les mers et sur le bord des falaises
13:01 plutôt que de continuer à me rendre compte du désastre.
13:04 Qu'est-ce que j'appelle le désastre ? C'est ce que vous venez d'évoquer,
13:06 les machines, la technique, la statistique, l'immense mouvement grégaire,
13:12 la réussite de l'homme en fait. Nous sommes 8 milliards d'êtres humains,
13:15 nous serons 10 dans quelques temps, nous avons parfaitement réussi.
13:18 Alors évidemment, nous nous auto-infligeons des problèmes.
13:21 On n'est pas tous heureux et il y a beaucoup de malheurs, certes.
13:24 Mais d'un pur point de vue biologique, tout va très bien.
13:28 Nous serons 10 milliards et nous avons vaincu la partie.
13:32 Alors moi je préfère aller vers les faits, c'est-à-dire celles qui sont faibles.
13:35 - Cette époque que vous n'aimez pas, vous dites, qui vous procure du chagrin,
13:39 vous n'aimez rien, vous ne savez rien dans cette époque.
13:42 Qu'est-ce que vous pensez de l'intelligence artificielle par exemple ?
13:44 Pour vous c'est le cauchemar absolu ou il y a des vertus, il faut y voir des vertus
13:48 pour la médecine, pour les entreprises, ou non ?
13:52 Vous allez vite, vite vous cacher et vous recroqueviller avec vos faits.
13:57 - Je ne sais même pas si je vais m'infliger la nécessité d'en penser quoi que ce soit.
14:04 Un robot ne m'intéresse pas.
14:06 Tant que l'intelligence artificielle ne sera pas capable de se suicider,
14:11 c'est-à-dire de me prouver qu'elle a une conscience d'elle-même,
14:14 elle ne m'intéresse pas. Tant que je n'aurai pas épuisé toute la merveille
14:19 que procure en moi la contemplation d'un paysage, la lecture
14:26 de l'extraordinaire aventure arthurienne, ces chevaliers qui traversent la forêt
14:31 pour chercher l'amour et l'aventure, comment est-ce que je vais m'intéresser
14:34 à une puce algorithmique ? Non, je ne veux pas être gauvier.
14:38 Je préfère l'immense et le beau que la puce.
14:41 - On passe au standard intermédiaire. Bonjour, vous nous appelez de Paris.
14:45 - Oui. - Et nous vous écoutons.
14:48 - Je vous appelle parce que j'ai été licencié il y a six mois.
14:53 Je galère dans les transports pour suivre une formation INEP.
14:57 Je trouve que la vision est un peu confortable. - On ne vous entend pas.
15:02 - On se repose un peu sur l'individu. Voilà, ça y est.
15:06 Et pourquoi se reposer-t-elle que sur l'individu et pas sur le collectif
15:10 et pas sur l'entraide ? Voilà, j'ai dit.
15:13 - Une vision confortable centrée sur l'individu,
15:17 telle serait la vôtre, Sylvain Tesson, plutôt qu'une autre, plus collective.
15:23 Que répondez-vous à Mehdi sur ce point ?
15:26 - Je comprends très bien la tension que souligne Mehdi,
15:31 c'est-à-dire la question qui est posée d'ailleurs à tout individu.
15:35 Que faut-il faire de son aventure existentielle ?
15:39 Est-ce qu'il faut se mettre au service de l'autre ?
15:42 Est-ce qu'il faut se contenter de soi-même ?
15:45 Je vais forcément, Mehdi, un peu prendre ma défense.
15:49 Je vais dire que je trouve que l'expérience individuelle que je vis,
15:54 et là vous avez raison, Mehdi, c'est vrai que je ne crois pas à la théorie collective,
15:58 je crois davantage à l'échappée individuelle,
16:01 cette expérience j'essaie de la partager quand même, puisque je fais des livres.
16:05 Certes, j'y trouve un plaisir, je trouve un plaisir à l'écriture,
16:09 mais je ne vais pas quand même en plus venir faire confesser
16:12 que je trouve un plaisir à écrire des livres.
16:15 Je ne peux pas pousser l'exercice de récipicence et de contrition
16:19 jusqu'à demander pardon parce que j'aime écrire.
16:22 Mais je trouve que mon écriture est une forme de partage de ce que je vis,
16:25 et peut-être d'occasion de dire à ceux qui criment, à ceux qui souffrent,
16:30 et croyez que j'en ai conscience,
16:32 même si je donne l'impression comme ça de bagnoder, de partir,
16:36 sans m'intéresser à mes semblables,
16:38 moi ce que je dis c'est que je donne des ingrédients, peut-être, très simples.
16:44 La théorie n'est pas inaccessible.
16:46 On peut tout à fait, en exerçant son regard, essayer de capter des choses.
16:51 Beaucoup de questions sur l'application de France Inter.
16:54 Nourdine, je trouve qu'il est assez facile quand même,
16:56 à partir d'un beau paysage, d'un littoral,
16:58 de s'imaginer quelque chose de merveilleux comme les faits,
17:01 mais quand on voit ce qui se passe en Ukraine et à Gaza,
17:04 la place de la fée devient quasiment impossible.
17:06 Qu'en pensez-vous, monsieur Tesson ?
17:08 Je ne crois pas, je ne suis pas d'accord avec ça.
17:10 Je comprends très bien qu'on puisse dire
17:12 « mais qu'est-ce que c'est que cette espèce de mec qui nous parle des fleurs et des flécolochettes,
17:17 alors que le monde souffre ? »
17:19 Certes, mais moi précisément, je m'intéresse,
17:22 j'ai eu ma part, après tout, de souffrance.
17:26 Et bien entendu, comme je raconte la beauté,
17:31 comme je suis persuadé que le passé nous révèle
17:36 des échos merveilleux qui peuvent nous grandir,
17:39 on a l'impression que je filme alors de mon époque.
17:42 Mais après tout, c'est peut-être de la modestie, moi,
17:46 qui fait que je ne parle pas de la part charitable.
17:50 On ne dit plus comme ça aujourd'hui, je crois qu'on dit solidaire.
17:53 Enfin, moi, j'ai appris à dire charitable.
17:55 On croit que je me fous de la part charitable, mais ce n'est pas vrai.
17:59 C'est peut-être que je la tiens dans une patrie discrète,
18:02 et que je ne parle pas de ce que je fais pour les autres.
18:05 - Enfin, vous aussi, la vérité, c'est que vous aussi, Sylvain Tesson,
18:08 c'est-à-dire que la dernière fois que vous êtes venu à ce micro,
18:10 c'était pour parler de l'Arménie.
18:12 Vous avez des engagements, vous avez parlé de l'Arménie,
18:15 vous avez même fait votre mea culpa dans un entretien au point
18:18 sur la Russie, sur l'Ukraine.
18:20 Ce que je veux dire, c'est que vous n'êtes pas non plus totalement
18:23 arraché au monde. Là, il se trouve que vous venez avec un livre
18:26 sur les faits, où vous parlez aussi de l'époque et du monde,
18:28 où vous donnez votre vision de ça.
18:30 Mais ce serait vous faire un faux procès que de dire
18:32 que vous êtes totalement en dehors du monde,
18:34 et juste à contempler les fées et les panthères.
18:36 - Oui, peut-être. Vous voyez, je me l'auto-administrerai moi-même.
18:38 - En revanche, il y a quelque chose que vous dites dans ce livre,
18:42 et c'est la première fois dont vous en parlez, c'est votre visage.
18:46 Dans une très belle page, on rappelle qu'en 2014, vous avez fait
18:49 une chute de 10 mètres à Chamonix, vous avez plusieurs fractures
18:52 au visage, et vous dites "Si j'étais partie chercher les fées
18:55 sur le rebord du monde, c'est aussi pour implorer secours
18:58 à la beauté diffusée dans le ciel celtique.
19:00 Elle me consolerait de l'affreuse disgrâce du visage
19:03 dont ma chute sur le sol avait fait de moi le porteur définitif."
19:07 C'est difficile de regarder ce visage-là ?
19:11 - Bien sûr, la paralysie faciale est quelque chose qui a une implication
19:15 intérieure, quasiment spirituelle d'ailleurs, assez terrible,
19:18 parce que tout à coup, vous regardez un miroir,
19:21 et il y a de quoi devenir assez misanthrope.
19:24 D'autant que moi, j'ai quand même été élevé, comme vous,
19:28 j'imagine, dans les canons hérités de l'agresse antique,
19:32 de l'esthétique symétrique. Pour moi, ce qui est beau,
19:35 c'est ce qui est symétrique. Alors évidemment, quand vous vous réveillez
19:37 et que vous voyez un portrait cubiste qui n'est pas un Picasso,
19:40 vous le déplorez un peu. Alors, je crois que ça a participé
19:44 à cette espèce de tentative éperdue de voir quelque chose
19:49 de plus beau. Et puis moi, j'aime beaucoup l'idée qu'il y a plus grand que moi,
19:53 il y a plus beau que moi, il y a plus intéressant que moi,
19:56 et c'est pour ça que je me jette dans le voyage, au fond.
19:59 Qu'est-ce que c'est qu'un voyage ? C'est simplement la certitude
20:02 que vous ne vous suffisez pas, et surtout pas à vous-même.
20:05 - La mort hante vos livres, Sylvain Tesson, vous cheminez avec elle
20:09 depuis l'accident dont parlait Léa à l'instant.
20:12 Le sujet de la fin de vie va faire l'objet d'une loi,
20:15 avec sans doute une évolution sur ce qu'on appelle l'aide active à mourir.
20:19 Michel Houellebecq, pour ne citer que lui, est farouchement opposé.
20:23 Quelle est votre position sur le sujet ?
20:26 - J'ai une sorte d'aversion à l'idée que la bureaucratie,
20:34 la technocratie, enfin peut-être disons les choses de manière moins critique,
20:39 mais la juridique, l'administration, puisse se préoccuper d'affaires métaphysiques.
20:47 Je trouve que quand le fonctionnaire d'État s'occupe de l'administration de la circulation,
20:51 c'est très bien, même s'ils ne réussissent pas toujours.
20:54 Enfin, ce sont des attributions. Mais la métaphysique, c'est pas possible.
20:58 On ne peut pas demander qu'un technicien politique s'occupe des affaires de la mort.
21:05 - C'est pourtant la réalité. - Oui, mais malheureusement.
21:09 - C'est la politique, c'est un administrateur, un technicien politique qui doit faire la loi,
21:17 et qui doit parfois, et notamment la dernière loi sur la loi Léonetti,
21:23 qui va plus loin sur les soins palliatifs aussi.
21:28 - Mais la disposition Léonetti, qui est déjà signée,
21:33 qui est de 2005, elle est parfaite, car elle ménage la chèvre et le chou.
21:39 La chèvre étant celui qui ne veut pas souffrir,
21:41 et le chou étant le religieux, le catholique, le chrétien,
21:44 puisque l'Europe est de source chrétienne,
21:47 qui n'a pas envie d'inoculer la mort volontaire.
21:52 Elle est parfaite, elle suffit.
21:54 Peut-être aussi que le problème de la loi, c'est le trop-plein de loi.
22:00 Il faudrait s'en tenir à ce qui existe déjà, et qui n'est pas mal.
22:04 - Suivez-vous le remaniement, l'arrivée de Gabriel Attal à Matignon ?
22:08 "Aux âmes bien nées, la valeur n'attend pas le nombre des années" ?
22:11 - Oui, moi j'aime beaucoup la jeunesse,
22:14 et que le conseil d'administration devienne une organisation de jeunesse me va très bien.
22:18 - Que le conseil des ministres devienne une organisation de jeunesse ?
22:21 - Oui, c'est formidable.
22:23 Moi je suis un ancien jeune,
22:25 et toute personne qui sort de l'adolescence pleine d'ardeur me plaît beaucoup,
22:29 c'est merveilleux, et puis ce président quand même,
22:31 m'attend après de l'âge, il était temps quand même de rajeunir les troupes.
22:34 Non mais je suis un peu ironique, mais écoutez,
22:37 franchement je ne pense pas qu'on puisse émettre de rapport proportionnel
22:41 entre l'âge et la compétence.
22:46 Je ne sais pas, je me souviens que Nina Berberova est une écrivain
22:52 qui a écrit son premier livre à 84 ans,
22:55 mais Rimbaud a cessé d'écrire à 18,
22:58 alors je ne sais pas, sera-t-il Rimbaud, sera-t-il Berberova ?
23:03 - On va terminer sur l'amour, Sylvain Tesson.
23:09 Vous parlez d'une mystérieuse femme rousse dans ce livre,
23:13 peu importe la fin du monde, pourvu qu'on s'endormit amoureux.
23:17 - Oui, c'est peut-être ça ma rencontre finalement féérique,
23:22 c'est que j'ai cherché le Graal,
23:24 comme disent les chevaliers du cycle arthurien de Chrétien de Troyes,
23:29 du miraculeux XIIe siècle, qui est mon siècle le plus regretté,
23:34 le grand siècle c'est lui, c'est le XIIe,
23:36 et j'ai cherché le Graal et j'ai cru d'abord que le Graal était un mouvement,
23:41 et c'est pour ça que j'ai erré dans les stèpes du monde,
23:45 mais j'étais perdu, j'étais perdu,
23:47 si longtemps j'ai marché, j'ai cru que le mouvement allait tout m'apporter,
23:50 et j'ai enfin compris que ce n'était pas le mouvement le Graal,
23:53 ce n'était pas la quête le Graal, mais c'était la présence.
23:56 - Rousse ?
23:57 - Oui, rousse, c'est une très belle couleur,
24:01 c'est une couleur d'automne, c'est une sonate d'automne,
24:04 c'est la couleur du crépuscule, c'est donc la couleur d'une falaise de l'Ouest.
24:08 Si le soleil se couche, c'est qu'une fée peut apparaître.
24:12 - Merci Sylvain Tesson, avec les fées publiées aux éditions des Équateurs.
24:17 Merci encore d'avoir été à notre micro.

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