• il y a 11 mois
Ali Baddou reçoit Michelle Perrot, historienne spécialiste de l'histoire des femmes, professeure émérite d’histoire contemporaine à l'Université Paris Cité, pour son livre « S’engager en historienne » paru le 18 janvier aux éditions du CNRS.
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00:00 France Inter, Alibadou, 15 minutes de plus.
00:08 Et c'est parti pour ce nouveau rendez-vous avec tous les vendredis des intellectuels,
00:12 des chercheurs, des scientifiques et pour vous inviter à une expérience de pensée
00:17 en prise avec les enjeux de notre époque.
00:19 15 minutes peut-être pour provoquer un déclic dans nos esprits et ce matin j'ai le bonheur
00:23 d'être avec Michel Perrault.
00:25 Bonjour.
00:26 Bonjour Alibadou.
00:27 Et bienvenue.
00:28 C'est un honneur de vous recevoir.
00:29 On va parler de vos travaux d'historienne, de cet engagement en historienne qui a changé
00:34 l'histoire comme discipline.
00:36 On vous doit des travaux pionniers sur l'histoire des femmes, notamment des ouvriers, des prisonniers,
00:41 des engagements politiques.
00:43 Mais le principe de ces 15 minutes de plus, c'est de commencer par une expérience de
00:46 pensée, Michel Perrault.
00:48 S'engager en historienne, c'est le livre que vous venez de publier chez CNRS Éditions.
00:53 Cette expérience de pensée, j'aimerais que vous nous guidiez.
00:56 Imaginons qu'on est dans votre tête, dans votre peau, Michel Perrault.
01:00 On est en 1939, vous avez une dizaine d'années, vous avez vu un monde disparaître.
01:06 La maison de votre enfance, celle où vous vivez avec vos parents, est occupée par les
01:10 Allemands.
01:11 Qu'est-ce que le mot d'histoire, d'histoire avec un grand H, veut dire pour l'enfant,
01:16 le témoin que vous êtes à ce moment-là ?
01:18 Beaucoup de choses vécues.
01:20 Pas dans mes lectures.
01:22 Je lisais des contes.
01:23 C'était très important.
01:25 Ou le livre de la jungle de Rudyard Kipling.
01:28 Mais l'histoire, je l'ai vue.
01:31 Je l'ai vue d'abord dans le quartier de la rue Saint-Denis, où mes parents avaient
01:36 leur magasin de cuir.
01:38 Et en 1936, front populaire, les ateliers de confection qui sont là, sont occupés.
01:45 Occupés par des jeunes filles qui dansent, chantent et qui donnent une image extrêmement
01:50 positive.
01:51 C'est le quartier vivant, c'est l'idéal.
01:53 Extrêmement vivant.
01:54 Populaire, idéal, absolument.
01:56 D'autre part, je voyais aussi l'histoire à mon contour de Poitou, où j'allais
02:03 chez mon arrière-grand-père et où j'ai vécu Munich en 1938 et la déclaration de
02:09 guerre en 1939.
02:10 Après, mon grand-père est mort, lui aussi avec la guerre.
02:13 Donc, j'ai beaucoup de souvenirs.
02:16 J'ai beaucoup de souvenirs de cette époque.
02:18 Ça m'a beaucoup marqué.
02:19 Vous avez évoqué la maison occupée par les Allemands.
02:24 À Montmorency, au retour de l'Exode, maison qu'il a fallu faire des démarches humiliantes
02:33 pour la faire évacuer.
02:34 Parce qu'elle était occupée par les Allemands.
02:37 Et comme mon père, très colérique, il ne fallait pas qu'il y aille parce que ça
02:43 aurait été dangereux.
02:44 C'est votre mère qui s'y est collée, avec vous.
02:46 Avec moi, voilà.
02:47 Évidemment, je me souviens beaucoup de tout ça.
02:51 On pourrait faire un long récit de mes souvenirs de guerre, car j'en ai beaucoup.
02:57 Mais ce qui est frappant, justement, quand on est dans la peau de la petite Michelle
03:00 Perrault, c'est que cette histoire avec un grand H, ce qui se passe avec le monde
03:05 qui disparaît et ce passé dans lequel vous avez été immergé, celui de la France du
03:11 19e siècle, sur lequel vous travaillerez plus tard, vous faites une dépression anorexique.
03:15 Est-ce que vous sentez dans votre peau l'histoire ? Vous l'avez ressenti de manière physique
03:21 ? Oui, parce qu'on avait un grand sentiment
03:24 de culpabilité.
03:25 J'étais dans un collège religieux, tenu par des religieuses.
03:30 Et l'idée, c'était que si nous avions perdu la France, la guerre, c'est que nos
03:36 parents n'avaient pas fait assez d'enfants.
03:39 Et on était beaucoup de filles uniques.
03:41 Moi, j'étais fille unique.
03:42 Et puis, qu'on n'avait pas été assez bien, assez généreuse, etc.
03:46 Donc, même manger devenait un problème.
03:49 On se sentait coupable de manger, alors qu'il y avait des prisonniers, etc.
03:56 Donc, évidemment, tout ça coïncide avec mon adolescence.
03:59 Et l'angoisse de l'adolescente s'est portée sur la culpabilité de la guerre.
04:05 Et Michelle Perrault, vous dites que l'expérience de la Seconde Guerre mondiale, c'est sans
04:09 doute ce qui a fait naître en vous, je vous cite, le désir.
04:12 D'histoire.
04:13 Autre expérience de pensée, justement, Michelle Perrault.
04:16 Qu'est-ce que ce mot d'histoire signifie pour l'historienne que vous devenez, après
04:20 avoir fait des études, une vingtaine d'années plus tard ? C'est une manière de comprendre
04:25 des choses qu'on a vécues et qu'on ne comprend pas ?
04:27 Oui, je souscris entièrement ce que vous venez de dire, bien sûr.
04:32 L'histoire est un instrument de compréhension, de pénétration des mondes du passé et du
04:39 monde présent.
04:40 Parce que comment comprendre le présent si on n'a pas aussi des vues sur le passé ?
04:46 C'est détricoter un petit peu l'actualité avec les fils du passé.
04:53 Et c'est le paradoxe, parce que le passé, justement, n'est pas passé.
04:56 Vous citez cette phrase de Marc Bloch, l'immense historien, « l'histoire est un regard
05:00 qui est enraciné dans le présent ». Et dans votre itinéraire, dans votre vie, Michelle
05:04 Perrault, c'est vrai qu'il y a l'engagement contre la guerre d'Algérie, il y a 68 à
05:08 Sorbonne, il y a l'histoire des mouvements ouvriers, celle des prisonniers, et puis
05:11 les femmes.
05:12 Votre regard d'historienne, il accompagne l'ère du temps, c'est une expression
05:19 que vous employez aussi ?
05:20 Oui, quand Pierre Nora m'a demandé de raconter mon histoire d'historienne, j'ai pris
05:25 ce titre « l'ère du temps » parce que je pense que je suis très perméable à l'ère
05:30 du temps.
05:31 Peut-être que ça empêche d'être créateur, d'ailleurs, créatrice, mais peu importe,
05:35 c'est autre chose.
05:36 Et du coup, l'ère du temps influe sur mes sujets de recherche.
05:40 Mais ça peut paraître paradoxal, on se dit que l'historien c'est au contraire celui
05:43 qui a le recul, celui qui peut avoir un regard distant.
05:47 On est toujours le produit de son temps.
05:49 On est toujours le produit de son temps, mais quand on fait de l'histoire, on a des méthodes,
05:55 on a la rigueur, on a le désir de comprendre le vrai.
06:00 Par conséquent, ça ne veut pas dire penser dans les sujets qu'on choisit.
06:06 Penser, c'est penser contre soi, ça a été dit souvent.
06:09 Donc, c'est très important de distance garder.
06:13 Ce qui fait que l'actualité influe peut-être sur les choix, et particulièrement dans les
06:21 années 70, je décide avec d'autres de faire l'histoire des femmes, ça vient du
06:27 mouvement de libération des femmes.
06:29 Vous êtes la première à faire un cours sur l'histoire des femmes, ou l'une des
06:32 toutes premières, en tout cas pionnière, vous avez fait ce séminaire.
06:37 Qu'est-ce que vous répondez à ceux qui vous disent que vous êtes devenu spécialiste
06:41 de l'histoire des femmes parce que vous êtes femme, parce que vous étiez féministe ?
06:45 Peut-être, je leur dirais qu'à l'origine, ils ont peut-être raison, peut-être en effet.
06:50 Mais faire l'histoire des femmes, c'est faire une histoire comme les autres.
06:56 Comme les autres, je veux dire avec la rigueur qu'on apporterait à n'importe quel sujet
07:03 d'histoire.
07:04 Mais bien entendu, ça va demander d'autres sources, un autre regard, une autre problématique.
07:11 A la limite, c'est apporter quelque chose de plus.
07:14 Et c'est rendre quand même, quand on imagine que l'humanité, pendant si longtemps, on
07:22 a oublié de parler des femmes quand même.
07:24 C'est faux ! C'est extraordinaire !
07:25 Du travail des femmes, Michel Perrault ! Les femmes ont toujours travaillé et ça n'était
07:30 pas un objet d'étude.
07:31 Travaillent à la maison, travaillent évidemment à l'usine où elles ne sont pas les bienvenues
07:35 d'ailleurs non plus.
07:36 Oui.
07:37 Autrement dit, il y a une invisibilisation des femmes dans tous les domaines.
07:43 Dans le domaine public où elles ne sont pas ou très peu et dans le domaine privé, alors
07:48 là qui est le domaine de l'ombre.
07:49 Mais alors comment est-ce qu'on fait Michel Perrault pour voir ce qui est invisible ? Puisque
07:54 vous avez travaillé sur les marges, sur les bandes de délinquants, on les appelait les
07:59 apaches à l'époque, sur les marginaux, les exclus de l'histoire, les prisonniers.
08:04 Eh bien c'est poser d'autres questions.
08:07 Par exemple, s'agissant des marginaux, c'est se poser le grand problème de comment fonctionne
08:13 un État, comment fonctionne le pouvoir.
08:15 Problème que Michel Foucault avait évidemment beaucoup mis à l'honneur en quelque sorte.
08:20 Et puis pour l'historien, c'est trouver d'autres sources, regarder les documents
08:26 autrement en posant de nouvelles questions.
08:29 Et à partir du moment où vous cherchez quelque chose, les choses arrivent aussi.
08:34 On s'aperçoit qu'on avait laissé dans l'ombre des quantités de documents qu'on
08:40 n'avait pas valorisés.
08:41 Vous diriez « tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé ? »
08:43 Un petit peu.
08:44 C'est une phrase de Pascal, mais vous avez travaillé sur ces différents sujets.
08:51 Vous êtes engagé aussi, et notamment sur la question de l'IVG.
08:55 Là en l'occurrence, c'est l'un de vos combats.
08:57 Mercredi, les députés de la commission des lois ont approuvé l'inscription dans la
09:01 constitution de la liberté garantie pour une femme d'avoir recours à une IVG.
09:06 89 jours, jour pour jour, 89 ans jour pour jour, après la promulgation de la loi Veil,
09:14 c'est une victoire Michel Perrault ?
09:16 Oui, c'est une victoire.
09:18 Victoire de Gisèle Halimi, de Simone Veil et du mouvement de libération des femmes.
09:22 J'allais dire de nous toutes, qui avons milité là.
09:26 Et c'est très important.
09:28 Je pense en effet que si c'est inscrit dans la constitution, ça donne quelque chose
09:33 de plus solide, j'espère irréversible.
09:36 Et comme il faut toujours se méfier des backlashs, des retours en arrière, c'est
09:42 une garantie.
09:43 Donc je le souhaite.
09:44 Beaucoup.
09:45 Écoutez, une garantie, nous pouvons l'espérer.
09:48 Il y a quelque chose d'assez fort quand on vous lit, c'est que vous dites que l'histoire
09:52 c'est ce qui arrive.
09:53 C'est l'événement.
09:54 Vous en parlez à propos de mai 68, c'est-à-dire ce qu'on n'a pas pu anticiper, ce qui
09:59 était absolument imprévisible.
10:01 Au fond, le bon historien, c'est celui qui fait éclater les cadres de pensée, ou qui
10:06 ne trouve plus les cases pour ranger tel ou tel objet.
10:09 Oui, l'historien, c'est un petit peu tout ça.
10:13 C'est celui qui, d'un côté, prend le sens du temps, emmagasine le temps.
10:19 Le temps, c'est absolument fondamental.
10:22 Mais qui ne se prive pas, au contraire, de regarder le présent.
10:26 Les deux vont ensemble.
10:28 Comprendre le présent, c'est connaître le passé.
10:32 Et la connaissance du passé peut nous éclairer dans notre compréhension du présent.
10:38 Il y a une erreur que j'ai faite, ce n'est pas 89, mais évidemment 49 ans que la loi
10:42 Veil était promulguée.
10:44 Vous posez une question sur la société.
10:47 Des questions qui résonnent encore aujourd'hui quand on voit le besoin de punir et le niveau
10:51 de surveillance qui s'exerce de plus en plus sur nos sociétés.
10:55 Vous avez travaillé avec Michel Foucault et Robert Badinter.
11:00 Et vous vous demandez comment une société punit-elle ce qu'elle estime être des délinquants,
11:04 des criminels ?
11:05 Comment une société définit-elle les délinquances ?
11:09 La délinquance est une notion relative.
11:12 En dehors de quelques-unes, tuer par exemple, homicide bien sûr, féminicide maintenant,
11:18 le mot même est très important.
11:21 Mais dans beaucoup de domaines, les délinquances sont définies par la société.
11:27 Il y a des sensibilités qui varient.
11:29 Par exemple, en ce qui concerne, mettons les coups sur les femmes, les violences faites
11:35 aux femmes, on y est devenu heureusement de plus en plus sensible, de même sur les enfants.
11:41 Autrement dit, il y a des niveaux de délinquance qui changent.
11:46 Il faut conjuguer à la fois une demande de justice, nous avons besoin de justice, et
11:56 d'un autre côté, quand on punit, on met des gens en prison.
11:59 C'est évidemment une contradiction profonde, citoyenne.
12:03 Les prisons aujourd'hui sont submergées.
12:07 Jamais il n'y a eu autant de monde en prison.
12:10 L'organisation des prisons n'a pas suivi ce nombre, dont la condition des gens qui
12:18 sont en prison est terrible.
12:19 Ça peut contribuer d'ailleurs à la radicalisation.
12:23 Donc il y a là quelque chose auquel il faut penser, à la fois en termes de justice humaine
12:31 et de justice politique aussi.
12:32 Vous êtes née en 1928, vous aimez l'époque dans laquelle nous vivons ?
12:36 Oui, parce qu'elle est la mienne, et que je n'en aurais pas d'autre de toute façon.
12:43 Donc elle me passionne, j'ai envie de savoir ce qui va se passer, je regrette de ne pas
12:49 pouvoir savoir ce qui se passera après moi, mais c'est comme ça.
12:53 Ceci dit, je fais aussi beaucoup de critiques sur l'époque dans laquelle nous vivons,
12:59 et toujours.
13:00 Est-ce qu'il y a des leçons de l'histoire, dernière question Michel Perrault ?
13:03 Il y a un apport de l'histoire pour comprendre le présent, mais l'histoire n'est pas
13:11 une morale.
13:12 L'histoire aide à nous faire notre conscience de citoyen, mais elle ne nous donne pas vraiment
13:20 des leçons de morale.
13:21 Il faut se méfier par ailleurs de tous ceux qui prétendraient sortir la morale de l'histoire.
13:27 Merci infiniment Michel Perrault d'avoir été l'invité de 15 minutes de plus et
13:31 de France Inter ce matin, s'engager en historienne, c'est absolument passionnant,
13:35 c'est une manière de prolonger cette ère du temps et cet essai d'égo-histoire auquel
13:41 vous vous étiez prêté il y a quelques années avec Pierre Norra, c'est dans les
13:45 grandes voies de la recherche la collection de CNRS Éditions.
13:48 Je vous souhaite une excellente journée et merci encore.
13:51 Et moi je vous remercie.

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