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Ali Baddou reçoit Bénédicte Savoy, professeure d’histoire de l’art à l’Université technique de Berlin. Autrice de "Restituer le patrimoine africain" avec Felwine Sarr, pour son nouveau livre À qui appartient la beauté ? aux éditions la Découverte.

15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (9 Février 2024)
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Transcription
00:00 15 minutes de plus et j'ai le bonheur ce matin de recevoir une historienne de l'art,
00:04 elle est professeure à l'Université technique de Berlin, ancienne titulaire de la chaire
00:09 internationale Histoire culturelle des patrimoines artistiques en Europe du XVIII au XXème siècle.
00:15 Elle est la co-auteure avec Féluine Sarr d'un rapport qui a fait date et qui était consacré
00:21 à la restitution du patrimoine africain.
00:24 Un rapport qui a, on peut le dire, changé la vision que nous avions de cette situation
00:30 et qui lui a valu d'être nommée dans la liste des 100 personnes les plus influentes
00:35 au monde du magazine Time.
00:37 Un rapport qui a ouvert la voie à la restitution d'œuvres volées, spoliées au Bénin, bientôt
00:43 à la Côte d'Ivoire.
00:44 Elle publie « À qui appartient la beauté ? » aux éditions La Découverte, un livre
00:48 formidable.
00:49 Bonjour Bénédicte Savoie.
00:50 Bonjour Ali Baddou.
00:51 Et bienvenue.
00:52 Comme chaque semaine, on va commencer par une expérience de pensée.
00:56 Il faut s'imaginer là où vous habitez, à Berlin, devant l'un des plus beaux musées
01:01 d'Europe.
01:02 On est au Neues Museum.
01:04 Et on va au Neues Museum comme on va au Louvre pour voir la Joconde.
01:09 Là, c'est pour voir le buste de Nefertiti.
01:12 C'est une œuvre incroyable.
01:15 Reine d'Égypte, épouse d'Akhenaton.
01:17 On est face à ce buste.
01:20 Qu'est-ce que vous voyez quand vous le regardez, Bénédicte Savoie ?
01:25 Quand je le regarde, d'abord, je disparais.
01:28 Et je crois que tous ceux qui la regardent disparaissent face à son rayonnement, à
01:32 sa beauté, à toute son histoire d'icône de la beauté.
01:35 Et en même temps, pour ce qui me concerne, parce que c'est mon métier, je vois son
01:38 absence.
01:39 Je vois son absence à l'endroit où elle n'est plus, c'est-à-dire à Tell el-Amarna,
01:45 en Égypte.
01:46 La plus grande ville près de Tell el-Amarna s'appelle Alminia.
01:49 Et là, l'absence de Nefertiti est une présence maximale puisqu'elle est partout, partout
01:54 en bustes en plâtre un peu ratées, surdimensionnées, en graffitis sur les murs, etc.
01:59 C'est une pièce qui a été, donc, racontez-nous, en 1912, qui a été trouvée, volée ?
02:08 Non, non, non, elle est sortie légalement en 1912.
02:11 L'Égypte n'est pas un pays autonome.
02:13 Tout ce qui est sous la terre appartient à la France, on peut dire, au service des
02:16 Antiquités d'Égypte, qui est un service français, et ce qui est au-dessus de la terre
02:19 appartient en gros à l'Angleterre, les routes, l'hydraulique, etc.
02:23 Et les Français, à ce moment-là, essayent de sauver le plus possible, selon le narratif
02:28 du sauvetage sous terre, en compétition avec les Anglais qui mouillent tout avec leur système
02:33 hydraulique, etc. et appellent beaucoup d'archéologues du monde entier.
02:36 Et pour récompenser ces archéologues qui font des dépenses considérables pour trouver
02:40 des pièces remarquables, on les laisse sortir les pièces qu'ils ont trouvées.
02:44 Et donc tout à fait légalement, fin 1912, début 1913, Nefertiti, avec l'autorisation
02:49 des Français, quitte l'Égypte pour Berlin.
02:52 Rien ne sert de la décrire, il faut la voir.
02:55 Et j'employais le mot « voler » pour signifier un anachronisme sur lequel on va
03:00 revenir, un anachronisme volontaire.
03:02 À qui appartient la beauté, Bénédicte Savoie ? C'est une question vertigineuse,
03:07 c'est le titre de votre livre et c'est une question qu'on se pose rarement quand
03:12 on est face à une œuvre d'art.
03:14 On peut posséder la beauté.
03:15 En réalité, les musées, qui sont les endroits où on est le plus souvent, à part la vie
03:20 normale, en contact avec des éléments de beauté maximaux qui sont mis en scène par
03:30 les musées pour être beaux, cette beauté-là, en fait les musées ne nous racontent jamais
03:35 comment elle est arrivée là.
03:36 Ils insistent, ils réduisent les pièces à leur beauté, à l'expérience esthétique
03:41 qu'on peut avoir et très rarement ils nous racontent que, en effet, parfois dans
03:45 des situations de domination coloniale ou de « protectorat », ces pièces ont quitté
03:50 les pays dans des conditions historiques que les musées et les institutions préfèrent
03:55 ne pas rappeler.
03:56 Donc la question de la beauté est celle des musées et la question de l'appartenance
04:01 soit de cœur, soit légale, est une question qu'il convient à mon avis de bien plus
04:05 discuter quand on est au musée.
04:07 Parce que la beauté n'appartient à personne et l'enjeu de cet ouvrage que vous publiez
04:13 c'est de penser les déplacements d'objets.
04:15 Quand je disais que c'était une expérience de pensée, c'est-à-dire que ce sont des
04:19 objets qui ont été trouvés au cours de fouilles archéologiques, d'expéditions
04:24 savantes, de spoliations, d'acquisitions, de donations, il y a une lecture politique
04:30 de ces événements à chaque fois qu'on se trouve devant une œuvre.
04:34 En français, spoliations, pillages, ça fait référence à une période très précise,
04:39 celle de l'occupation ?
04:40 Le terme de spoliations en français est lié aux années 40, à l'occupation nazie
04:45 de la France.
04:46 Mais si on sort du contexte français, le terme de spoliations est utilisé par exemple
04:50 en Italie pour parler de Napoléon, de Bonaparte, des saisies révolutionnaires et impériales
04:55 comme on les appelle en France.
04:56 On les appelle même les conquêtes artistiques en France.
04:58 Et le vocabulaire qu'on emploie pour parler de ces choses-là est toujours un vocabulaire
05:04 qui encapsule des perspectives, celle du spolier ou celle du spoliateur.
05:08 Il y a toujours un propriétaire.
05:10 Si on revient à Nefertiti et à ce buste, comment est-ce qu'aujourd'hui les Égyptiens
05:16 perçoivent sa présence à Berlin ? Ils réclament le retour de ce buste en Égypte, aujourd'hui
05:22 indépendante, souveraine ?
05:23 Le buste est réclamé depuis longtemps et c'est important de dire qu'il n'y a pas
05:27 une voix des Égyptiens.
05:29 Les Égyptiens c'est comme les Français, c'est un peuple, une situation polyphonique
05:35 avec des dirigeants politiques qui ont peut-être d'autres avis.
05:38 Ce qui m'a paru très intéressant en me rendant sur le site où a été trouvé le
05:43 buste de Nefertiti, c'est de voir à quel point par exemple ce buste est lié au moment
05:48 de libération de ce qu'on a appelé les printemps arabes et notamment pour les jeunes
05:51 femmes qui voient dans Nefertiti le symbole de la libération des femmes en Égypte.
05:55 C'est inattendu.
05:56 Donc ces revendications souvent dépassent largement la question de la seule œuvre d'art.
06:00 Ce sont des revendications très souvent politiques.
06:03 Pourquoi parler de translocation patrimoniale ? Le barbarisme peut étonner nos auditeurs
06:09 ! Mais pourquoi cette expression plutôt que conquête artistique, vous le disiez tout
06:13 à l'heure, cette expression qui est autrement aberrante mais qu'on emploie souvent en France ?
06:18 Parce que translocation patrimoniale c'est d'abord un terme en effet hérissé, ce n'est
06:24 pas très facile à dire.
06:25 Ça veut dire qu'on a essayé de trouver un mot qui ne comporte pas ces perspectives
06:32 du spolié ou du spoliateur, c'est-à-dire qui permet de penser les différentes perspectives
06:37 sur ces questions.
06:38 Et c'est compliqué parce qu'en effet, quand on parle en France de conquête artistique
06:42 révolutionnaire, on est tout de suite dans la pose du vainqueur, de celui qui écrit
06:45 l'histoire.
06:46 Et c'est important sur ces questions-là, puisqu'elles sont complexes, et que leur
06:50 complexité est justement leur intérêt, de réussir à trouver un vocabulaire, une
06:54 terminologie qui permet d'attraper les choses des différents points de vue, sans gommer
07:00 la violence qui a pu avoir lieu, notamment dans les contextes coloniaux où les pièces
07:05 ont été prises souvent comme des trophées de guerre, tout simplement.
07:07 Parce que c'est une histoire de la violence, votre livre raconte une face cachée du patrimoine
07:13 avec ses œuvres qui n'ont pas été rendues.
07:17 La question de leur appartenance, je le disais, elle est importante.
07:20 La question de prendre soin d'une œuvre, elle est également utilisée comme argument
07:26 dans de très nombreux musées du monde pour ne pas rendre des objets qui ont été, par
07:32 exemple, acquis pendant la conquête coloniale, parce qu'ils ne pourraient pas être bien
07:39 conservés dans les pays qui les réclament.
07:41 C'est un argument qu'il faut prendre au sérieux.
07:43 En effet, la plupart des musées d'Europe ou d'Occident, et en général les musées,
07:49 prennent soin.
07:50 C'est leur objectif.
07:51 Ils prennent soin, mais leur autre objectif, c'est de rendre immortels.
07:52 C'est-à-dire de faire en sorte que les pièces qu'ils ont survivent à plusieurs
07:57 générations.
07:58 Et souvent, pour les faire survivre, il faut les isoler, ne pas les montrer, les garder
08:02 dans le noir, les gonfler de pesticides, etc.
08:08 Donc en fait, leur conservation, les soins que vous évoquiez à l'instant, d'un
08:13 certain point de vue, c'est aussi les ôter à la vie, les sortir des circuits, des écologies
08:17 de savoir, de pratique et d'autres domaines.
08:21 Et cet argument de "on est les meilleurs, on sait mieux conserver que les autres"
08:25 a duré pendant un moment, mais aujourd'hui, 100 ou 150 ans après le grand moment d'arrivée
08:30 des pièces du monde entier dans nos musées, autour de 1900, là, 100-120 ans après, la
08:34 plupart des régions d'origine sont aussi dotées d'institutions très solides et
08:38 l'argument ne tient plus.
08:39 Et d'ailleurs, vous avez contribué assez largement à détruire cet argument.
08:44 Autre expérience de pensée, Bénédicte Savoie, on est en 2021 à l'aéroport de
08:50 Cotonou au Bénin, un avion vient d'atterrir avec à son bord des passagers assez inhabituels,
08:57 ceux qu'on appelle les trésors d'Abomey, le nom du royaume d'Abomey, des tonnes d'éléments
09:03 du patrimoine culturel béninois, ils viennent de France.
09:06 Racontez-nous ce qui se passe et pourquoi ce moment-là est historique de tous les
09:11 points de vue, à la fois du côté français, mais aussi du côté des Béninois, évidemment.
09:16 Surtout du côté des Béninois, d'abord, j'aimerais revenir sur l'idée d'une
09:20 expérience de pensée.
09:21 Au moment où les caisses sont déchargées sur le tarmac de l'aéroport de Cotonou,
09:25 c'est plus qu'une expérience de pensée, c'est une expérience physique, c'est une
09:29 expérience de retour physique d'un patrimoine dans un pays d'Afrique qui est le premier
09:34 pays d'Afrique au sud du Sahara qui obtient d'une ancienne puissance coloniale une restitution.
09:39 Après avoir lutté pour obtenir cette restitution.
09:41 Jusqu'à aujourd'hui, 2024, le Bénin, le petit Bénin, est le seul pays qui a réussi
09:46 ça.
09:47 C'est extraordinaire.
09:48 Et l'impact de ce retour est un impact considérable.
09:51 Les pièces, d'abord, ont été accueillies avec une ferveur inattendue, puisque nous
09:55 autres, ici en Europe, avions entendu depuis l'école primaire ou la maternelle que les
09:59 Africains ne s'intéressent pas à leur patrimoine, qu'ils ne savent même pas que c'est de
10:02 l'art, etc.
10:03 Et pour la jeunesse béninoise, et quand on dit la jeunesse béninoise, c'est en fait
10:09 toute la population puisque dans ces pays d'Afrique extrêmement jeunes, c'est une
10:13 manière de reprendre, de réembrasser son propre passé et de se remettre en pouvoir
10:20 d'en parler, de le connaître.
10:22 Et c'est un événement tout à fait majeur.
10:24 Et c'est une démarche qui d'ailleurs a fait des petits, puisque ensuite de très
10:29 nombreux pays se sont inscrits dans cette démarche, la Côte d'Ivoire par exemple,
10:34 le Sénégal, le Ghana.
10:36 On est en 1978, Bénédicte Savoie, on est en 1978 et on écoute le directeur général
10:43 de l'UNESCO.
10:44 Ressortir au pays qui l'a produit telle œuvre d'art ou tel document, c'est permettre
10:52 à un peuple de recouvrir une partie de sa mémoire et de son identité.
10:57 C'est faire la preuve que dans le respect mutuel entre nations se poursuit toujours
11:04 le long dialogue des civilisations qui définit l'histoire du monde.
11:09 Merci.
11:10 Amadou Matarbo, pourquoi est-ce que c'est important d'entendre cette archive ?
11:14 C'est extrêmement important de rappeler, de toujours rappeler que le processus de restitution
11:18 engagé aujourd'hui en Europe et qui a été suivi comme vous le disiez, du côté africain
11:24 par le Sénégal, la Côte d'Ivoire et d'autres pays, a été suivi en Europe aussi par d'autres
11:29 pays, notamment en Allemagne.
11:30 Et c'est toujours important de rappeler que cette initiative est une initiative née
11:35 des indépendances africaines.
11:37 Ce n'est pas une idée de jeune chef d'État européen qui en 2017-2018 a eu le projet
11:44 nouveau de restituer.
11:45 Non, depuis les indépendances, depuis 1960 et en particulier dans les années 70, l'ONU,
11:51 l'UNESCO se mettent en ordre pour convaincre les musées de prêter au moins à l'époque,
11:56 de prêter au moins quelques pièces aux pays qui en ont été dépossédés.
12:00 Et c'est un majeur échec puisque les musées européens, à ce moment-là, eux-mêmes s'organisent
12:07 de manière pratiquement militaire contre la restitution.
12:11 Et ce qu'on vit aujourd'hui, c'est le retour du boomerang, pour ainsi dire, le retour d'Amadou
12:15 Matarbo qui est encore en vie d'ailleurs.
12:17 Il a 102 ans.
12:18 Il a 102 ans.
12:19 Il est au-delà de Dakar et c'est extraordinaire de voir que les choses se font.
12:21 Et ce qui est assez extraordinaire, c'est à quel point un rapport pour le coup peut
12:25 changer l'histoire.
12:26 Il y a quelque chose de très fort.
12:29 C'est que cette question, elle se pose évidemment pour le patrimoine africain avec des objets
12:34 rituels, quotidiens qui ont été transformés en autre chose.
12:37 Et vous vous interrogez aussi sur ce qui se passe quand on prend un objet du quotidien,
12:41 qu'on le met dans un musée.
12:42 Tout à coup, ça devient une œuvre d'art ?
12:43 Un objet du quotidien ou un objet d'église.
12:46 Un tableau d'église, vous le mettez dans un musée, il devient le support de la religion
12:49 des arts.
12:50 Il quitte le domaine du sacré.
12:52 Dans les pièces qui ont été prises dans les conditions coloniales, souvent ce ne sont
12:55 pas des objets du quotidien, bien sûr, mais beaucoup d'objets de pouvoir.
12:58 Ça, c'est très important.
13:00 Des sceptres, des trônes, des tuniques qui donnent du pouvoir.
13:04 Et prendre les objets de pouvoir des autres, c'est aussi leur prendre le pouvoir.
13:08 Et rendre les objets de pouvoir, c'est rendre le pouvoir, mais pas un pouvoir militaire,
13:13 c'est rendre le pouvoir du verbe pouvoir.
13:15 Pouvoir se reconnecter à soi-même, par exemple.
13:17 Et pouvoir être un sujet, tout simplement, et non plus une victime.
13:22 C'est assez fascinant parce que c'est une question qui se pose aujourd'hui à
13:26 propos des trésors royaux du Bénin, par exemple, sur lesquels vous revenez dans votre
13:30 livre, mais qui se pose également pour la frise du Parthénon, donc pour la Grèce.
13:35 C'est des questions qui se posent pour beaucoup, beaucoup de choses qui nous semblent
13:40 évidentes et appartenir aux grands musées occidentaux où elles sont exposées.
13:45 Comment est-ce qu'on résout ce problème-là, Bénédicte Savoy ?
13:48 On le résout en parlant.
13:49 En parlant ?
13:50 On ne résout sûrement pas en tabouisant ce sujet.
13:53 Et ces grandes machines muséales que vous évoquez, le British Museum, le musée du
13:58 Louvre, les musées de Berlin et autres, ce sont des machines qui effacent le moment
14:02 de la venue.
14:03 Ils font comme si ces pièces étaient arrivées un jour en hélicoptère.
14:05 Et quand on connaît, quand on parle des moments de venue, pour l'opinion publique
14:11 internationale, de manière quasiment automatique, se pose la question de leur juste lieu.
14:16 Dernière question, la morale de l'histoire.
14:17 La loi de l'art, c'est la loi du plus fort ?
14:19 Oui, mais c'est aussi la loi de la longue durée.
14:24 Et le plus fort, souvent, est patient.
14:25 En tout cas, j'invite vraiment tout le monde à lire.
14:28 À qui appartient la beauté ? C'est le livre, Bénédicte Savoy, que vous publiez
14:32 aux éditions La Découverte.
14:33 C'est absolument passionnant.
14:35 Merci d'avoir été l'invité de France Inter ce matin et je vous souhaite une excellente

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