La France est-elle le paradis des inégalités ou, au contraire, l'un des pays qui les combat le mieux ? La tonalité du débat public plaide pour la première hypothèse, les statistiques plutôt pour la seconde. Et comment expliquer l'écart entre les deux ?
Pour en avoir le coeur net « Élémentaire » invite Philippe Aghion, professeur d'économie au Collège de France et Olivier Galland, sociologue directeur de recherche émérite au CNRS dans une émission intitulée « La France est-elle vraiment inégale ? ».
Année de Production : 2023
Pour en avoir le coeur net « Élémentaire » invite Philippe Aghion, professeur d'économie au Collège de France et Olivier Galland, sociologue directeur de recherche émérite au CNRS dans une émission intitulée « La France est-elle vraiment inégale ? ».
Année de Production : 2023
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00:00 [Musique]
00:15 – Bonsoir et bienvenue dans "Élémentaire", l'émission de Public Sénat
00:18 qui essaye de donner de la profondeur de champ et de la perspective
00:21 aux éléments de l'actualité.
00:23 Le grand historien François Furey disait de la France
00:26 qu'elle est le pays qui a la passion de l'égalité.
00:29 Et en effet, ces dernières années, ça a pris le tour d'une revendication
00:33 de plus en plus aiguë contre la montée des inégalités.
00:37 On l'a vu à travers toute une série de manifestations,
00:39 les Gilets jaunes.
00:40 On l'a vu aussi dans la radicalisation du programme des partis de gauche.
00:44 On l'a vu enfin dans les travaux scientifiques,
00:47 les travaux académiques d'économistes, de sociologues,
00:50 je pense en particulier aux travaux de Thomas Piketty.
00:53 Alors, qu'en est-il vraiment de l'égalité en France et de l'inégalité ?
00:59 Est-ce que, c'est le titre que nous avons donné à cette émission,
01:01 est-ce que la France est vraiment un pays inégal ?
01:05 Et pour nous aider dans cette tâche,
01:06 pour essayer de comprendre ce sujet de l'inégalité,
01:11 un économiste de renom, Philippe Aghion, bonsoir.
01:13 – Bonsoir.
01:14 – Vous êtes professeur notamment au Collège de France.
01:17 Vous êtes l'auteur de toute une quinzaine d'ouvrages et de rapports.
01:20 Mais bref, vous êtes l'un des économistes français les plus réputés,
01:25 internationalement même, j'ajouterais.
01:27 Et puis un sociologue, également de renom, Olivier Galland, bonsoir.
01:31 – Bonsoir.
01:31 – Vous avez été longtemps directeur de recherche au CNRS,
01:33 vous vous intéressez à la jeunesse,
01:35 mais vous êtes aussi intéressé aux inégalités.
01:38 Vous avez notamment écrit "Une sociologie des inégalités".
01:41 Et je voudrais qu'ensemble, nous abordions trois sujets.
01:43 D'abord, la réalité.
01:45 Est-ce que nous sommes un pays vraiment inégal ?
01:48 Est-ce que les inégalités s'aggravent ?
01:50 Ensuite, la perception des inégalités.
01:54 Est-ce qu'il y a un hiatus entre l'inégalité réelle
01:57 et l'inégalité perçue par les Français ?
02:00 Et enfin, l'action, qu'est-ce qu'on peut faire
02:03 pour essayer de réunifier la perception et la réalité des inégalités ?
02:08 Mais on va commencer avec la réalité, avec vous Philippe, si vous le voulez bien.
02:11 Un récent rapport de l'INSEE, en prenant en compte à la fois
02:16 les impôts et les taxes sur les revenus, les prestations sociales
02:21 et les services gratuits, comme par exemple l'école.
02:23 Donc en prenant ensemble, l'ensemble de la machine à redistribuer
02:28 montre qu'on passe au départ d'une inégalité.
02:32 Les plus riches sont 18 fois plus riches que les plus pauvres.
02:35 Mais après les prélèvements des taxes, après les services gratuits,
02:38 après les prestations, on passe de 18 fois plus riches à 3 fois plus riches.
02:43 Donc on divise par 6 les inégalités.
02:46 Est-ce que c'est ça la réalité française ?
02:48 Est-ce que c'est un pays qui est en fait, comme le disait Alain Minc,
02:51 le paradis de la machine égalitaire ?
02:54 Alors c'est une question très intéressante,
02:55 parce que c'est vrai qu'on est un pays très redistributif.
02:58 L'impôt redistribue beaucoup.
03:00 Donc c'est un fait.
03:02 Après impôt, l'inégalité est relativement faible
03:06 et elle n'a pas tellement augmenté depuis 20 ans ou 30 ans.
03:09 Donc on ne peut pas dire que la France est un pays, après impôt,
03:12 en termes de revenus, très inégalitaire et où les inégalités auraient augmenté.
03:17 Donc ça c'est un fait.
03:18 Donc cette étude est tout à fait pertinente
03:21 et d'autres études qui avaient donné le sentiment que la France est inégalitaire
03:24 parce qu'elle ne prenait pas en compte justement la redistribution et les prestations.
03:29 Donc ça c'est un point.
03:30 Mais c'est également un pays, en même temps, où il y a du corporatisme.
03:36 On a encore des grands corps qui datent de l'ancien régime.
03:39 Les grandes écoles, un étudiant des grandes écoles,
03:42 on dépense plus par étudiant, 2 fois plus ou plus que 2 fois plus,
03:45 qu'un étudiant de l'université.
03:47 Et il y a les grands corps.
03:50 Donc il y a encore des corporations qui datent d'il y a très longtemps.
03:53 Donc c'est un pays, sous un certain angle, la redistribution très égalitaire,
03:56 mais sous d'autres angles, très inégalitaire.
03:59 Et puis il y a aussi un aspect très important,
04:00 c'est qu'en termes de mobilité sociale, on en reparlera tout à l'heure,
04:03 mais je veux quand même le mentionner.
04:04 – Je vous arrête un instant. Non, non, on va en parler tout de suite.
04:07 Parce qu'il y a un autre rapport de l'INSEE,
04:09 en effet il y a deux façons de percevoir les inégalités,
04:10 en dehors du point que vous avez soulevé.
04:12 Il y a les revenus, la photographie des revenus,
04:14 et puis il y a comment dans le temps évolue, d'une génération à l'autre,
04:19 la perspective de promotion sociale, disons.
04:22 Il y a un rapport récent de l'INSEE qui montre que les trois quarts des enfants
04:27 progressent en classe de revenus par rapport à leurs parents,
04:30 et même 12% d'entre eux passent de la classe des revenus la plus faible
04:35 à la classe des revenus la plus haute.
04:37 Donc une progression spectaculaire.
04:39 Autrement dit, on est très loin de l'image qu'on pouvait avoir eue,
04:42 notamment parce qu'il y avait eu des élections internationales
04:44 qui montraient que la France était peu mobile.
04:46 On a plutôt l'impression d'une France dans laquelle la promotion sociale,
04:49 la mobilité sociale, en tout cas la mobilité des revenus, est une réalité.
04:52 C'est votre analyse ?
04:54 – Alors là, il faut que je regarde de près,
04:55 parce que moi j'avais fait une étude moi-même avec Stéphanie Stancheva
04:58 et Maxime Gravouille et un autre co-auteur,
05:00 où nous avions nous regardé la mobilité des revenus,
05:02 c'est avec des données fiscales individuelles,
05:05 et nous n'avions pas trouvé qu'il y avait beaucoup de mobilité des revenus.
05:07 Donc je suis très quand même curieux de voir cette étude,
05:09 en quoi elle est différente de ce que nous avions fait.
05:11 Donc moi j'avais trouvé une mobilité des revenus qui n'était pas extraordinaire.
05:16 Et ce qui était intéressant également,
05:17 c'est qu'on avait regardé au moment où François Hollande avait augmenté les impôts,
05:21 et on avait montré que les augmentations d'impôts de François Hollande
05:23 n'avaient eu aucun effet sur cette mobilité des revenus.
05:26 Donc ça c'est intéressant, c'est-à-dire que si on veut accroître
05:29 la mobilité des revenus ou la mobilité sociale, il y a deux choses.
05:31 Il y a la mobilité de vos revenus entre, disons, le début et la fin de votre carrière,
05:36 et puis il y a la corrélation entre votre revenu et le revenu des parents.
05:39 Ça c'est ce qu'on appelle la mobilité sociale, d'accord ?
05:41 Et la France a quand même un gros problème de manque d'ascenseur social.
05:45 C'est beaucoup plus… et ça on le voit en termes de revenus,
05:47 mais on le voit aussi en termes occupationnels.
05:49 C'est important de savoir également, est-ce que si je suis fils d'ouvrier ou fils de…
05:53 quelles sont mes chances d'arriver à Polytechnique ?
05:56 Et là, l'évolution n'est pas très positive.
05:59 Alors peut-être qu'on y reviendra.
06:00 Donc sur la mobilité…
06:01 – Non, non, non, on n'y reviendra pas.
06:02 – C'est une image quand même assez contrastée.
06:04 On ne peut pas dire que la France est un grand pays de mobilité sociale.
06:07 Voilà, en tout cas on peut faire mieux sur la mobilité sociale.
06:09 On peut discuter sur la mobilité de revenu.
06:11 Nous, nous n'avions pas trouvé qu'elle était très grande.
06:13 Il faudra que je regarde en détail l'étude dont vous parlez.
06:15 Mais en tout cas en termes de mobilité, d'occupationnel,
06:21 on peut faire beaucoup mieux en France.
06:22 Voilà, on pourra regarder peut-être les ressorts de cette mobilité sociale.
06:25 – Et vous, vous considérez, si je vous ai bien lu, depuis de nombreuses années,
06:29 puisque vous vous expliquez au fond que ce qu'on doit faire,
06:32 c'est la destruction créatrice,
06:34 l'économie doit progresser en se transformant positivement.
06:38 Et vous avez, dans les travaux que j'ai lus,
06:41 vous expliquer qu'au fond, pour analyser les inégalités,
06:44 plutôt que de regarder la photographie de l'instant T,
06:47 il est beaucoup plus important de regarder la trajectoire ascensionnelle.
06:51 – Voilà, et c'est important pour les individus et les entreprises.
06:53 Par exemple, aux États-Unis, il y a une mesure,
06:54 on dit voilà, il y a les fortunes 500,
06:56 les 500 entreprises les plus performantes.
07:00 Aujourd'hui, il y a 20 ans, voyez, est-ce que c'est les mêmes ou pas les mêmes ?
07:04 Aux États-Unis, il y a beaucoup plus de renouvellement,
07:08 on dit "turnover" dans le terme anglo-saxon, que chez nous.
07:12 Les plus riches ou les entreprises qui réussissent le mieux aujourd'hui
07:15 sont différentes de celles qui ont réussi le mieux il y a 30 ans ou 40 ans.
07:18 C'est moins le cas chez nous.
07:20 Donc ça veut dire qu'il y a davantage de destruction créatrice,
07:23 c'est-à-dire d'innovation, de nouveaux innovants
07:25 qui remplacent d'anciennes entreprises, il y a plus de ça.
07:28 Et ça, c'est un moteur de la mobilité sociale.
07:30 Donc un des grands moteurs de la mobilité sociale,
07:32 c'est l'innovation et la destruction créatrice.
07:33 On en manque en France, on pourrait faire beaucoup mieux sur ce plan-là.
07:37 – Il y a un point sur lequel le débat s'est cristallisé récemment,
07:41 il y a encore eu une étude de l'Institut des politiques publiques
07:45 qui montrait, c'est l'impôt, qui montrait l'impôt des plus riches,
07:48 qui montrait que l'impôt est progressif en France jusqu'aux milliardaires
07:53 et qu'à partir des milliardaires, il devient dégressif.
07:56 Progressif, ça veut dire que plus vous avez de revenus
07:59 et plus vous êtes imposés.
08:00 À partir des milliardaires, vous l'êtes moins.
08:02 Et ça cristallise le débat parce que certains disent
08:05 "mais vous regardez l'arbre, vous regardez la forêt".
08:08 La France est globalement un système fantastiquement progressif,
08:13 sauf pour eux, et certains mêmes contestent l'existence de cette dégressivité.
08:18 C'est quoi la vérité si elle existe ?
08:20 – Alors la vérité, c'est qu'on a quand même un système très progressif.
08:24 Beaucoup de gens voudraient remettre, disons, un impôt sur la fortune
08:28 ou taxer le capital davantage, on taxe le capital au maximum.
08:30 Moi, j'étais tout à fait pour la flat tax,
08:32 le passage à la taxation à 30% des revenus capital,
08:35 j'ai beaucoup poussé pour ça,
08:36 et pour supprimer l'ISF sur le capital mobilier,
08:39 donc moi, pour se mettre au diapason des autres pays européens,
08:42 notamment Scandinave.
08:43 D'accord, donc je pense qu'en France, on taxe au maximum,
08:46 on ne peut pas augmenter,
08:48 donc c'est pour ça que je ne pense pas que l'impôt soit le levier principal maintenant,
08:51 je ne dis pas qu'il faut les réduire,
08:52 mais je ne pense pas que l'impôt,
08:54 que augmenter les impôts soit le moyen de générer davantage de mobilité.
08:57 Alors ce qui se passe sur le plan des impôts, c'est juste un point,
09:00 c'est qu'effectivement, tout en haut de la distribution des revenus,
09:05 on peut faire des holdings familiales en France très facilement,
09:09 on peut faire en sorte qu'on ne paie que l'impôt sur les sociétés
09:12 et pas l'impôt sur le revenu,
09:13 on paie l'impôt sur les sociétés, c'est 25%, au lieu de payer 50%, etc.
09:18 C'est vrai que tout en haut, les gens ont la possibilité de faire ça,
09:21 les holdings familiales.
09:22 Très curieusement, aux États-Unis, c'est plus compliqué de le faire,
09:25 donc moi, j'ai proposé qu'on s'aligne sur le système américain,
09:29 vous voyez, les analystes, c'est un pays qui marche très bien,
09:30 c'est un pays capitaliste, il y a des distributions créatrices,
09:33 c'est le paradis du capitalisme,
09:34 et bien pourquoi on ne s'alignerait pas sur la taxation des holdings américaines ?
09:38 – Vous me donnez une transition avec la seconde partie
09:40 qu'on va regarder maintenant avec Olivier,
09:43 vous n'interdisez pas d'intervenir,
09:45 parce que je me dis, au fond, il y a un hiatus entre la perception,
09:49 on a le sentiment d'un hiatus entre un pays qui est globalement égalitaire
09:53 et un pays qui est perçu par ses habitants comme assez injuste.
09:57 Un baromètre récent du ministère des Solidarités montre
09:59 que 75% des Français estiment que la société française est plutôt injuste,
10:05 et en 20 ans, ce score a progressé de 10 points.
10:09 Donc, est-ce que c'est parce que les très très riches sont mal imposés
10:15 qu'on a cet écart entre la réalité et la perception ?
10:20 Quels sont les facteurs qui expliquent cet écart entre la réalité d'un pays
10:23 qui est parmi les plus égalitaires du monde
10:25 et la façon dont il est vécu par ses concitoyens ?
10:28 – Les plus égalitaires du monde, il faut un peu nuancer.
10:30 – Les moins inégalitaires, disons.
10:32 – On est quand même en dessous des pays scandinaves.
10:35 Mais c'est vrai que les Français…
10:38 Alors Tocqueville l'avait dit avant le furet,
10:41 les Français ont la passion de l'égalité.
10:43 Et son argument d'ailleurs c'était qu'à mesure que l'égalité progresse,
10:48 ça exacerbe cette passion pour l'égalité.
10:50 Dans la société d'ancien régime, il n'y avait pas de passion pour l'égalité
10:54 parce que tout simplement les places étaient totalement figées.
10:58 Mais alors, c'est vrai que la France se distingue quand même d'autres pays.
11:02 Et de ce point de vue-là, sur ce plan-là,
11:04 et de ce point de vue-là, la comparaison France-États-Unis
11:07 est absolument fascinante.
11:08 Parce que les États-Unis, c'est une société effectivement très inégalitaire,
11:13 où il y a même un effondrement relatif des revenus de la classe moyenne.
11:18 Donc c'est vraiment une explosion des inégalités aux États-Unis.
11:23 En France, on ne voit pas du tout ça.
11:24 Alors certes, les 1%, les ultra-riches, effectivement, sont devenus plus riches.
11:31 Donc il y a une augmentation de l'inégalité du côté des ultra-riches.
11:35 Mais si on regarde les 90% ou les 99%, là c'est plutôt la stabilité qui domine.
11:42 Le rapport interdécile, bon ça reste stable.
11:45 L'indice de Gini, ça reste stable.
11:47 Donc voilà, c'est plutôt la stabilité.
11:49 – L'indice interdécile, je dis ça pour ceux qui nous écoutent,
11:52 c'est quand on distingue 10 classes de revenus.
11:56 – Les 10% les plus riches, les 10% les plus pauvres.
11:59 – Et le coefficient de Gini, c'est le coefficient qui mesure l'inégalité
12:03 au fond entre les pays, au sein des revenus.
12:05 – C'est l'écart à l'égalité globale.
12:07 – Voilà, et c'est un indicateur qui est plus sensible
12:09 aux valeurs centrales de la distribution.
12:11 C'est pour ça qu'il est un peu différent de ce que dit Piketty.
12:13 Lui, Piketty, il est obsédé par les 1%.
12:16 Mais bon, voilà.
12:17 – Et il est plus relié à la mobilité sociale d'ailleurs.
12:19 Les pays où il y a plus de mobilité, il y a moins de Gini.
12:21 – Absolument.
12:22 Mais alors, je pense que là, il y a un facteur culturel, si vous voulez,
12:25 qui est très profond.
12:27 Et là, moi, j'avais lu un petit livre absolument fascinant
12:30 de l'historien Jacques Le Goff, qui avait écrit un petit bouquin,
12:34 vraiment que je vous conseille de lire, qui est formidable,
12:36 qui s'appelle "La Bourse et la vie",
12:39 et qui était un peu sur le rapport à l'argent
12:41 dans la société française du Moyen-Âge.
12:44 Et ce que montre ce livre, c'est que la France,
12:48 société de vieille tradition catholique,
12:51 au fond a une détestation de l'argent, une détestation des riches,
12:55 qui existent encore aujourd'hui.
12:57 Je pense que Bernard Arnault est le personnage le plus détesté de France,
13:02 alors qu'il serait probablement dans d'autres pays,
13:04 célébré comme un grand entrepreneur qui…
13:07 – Et pour la création d'emplois et la création de richesses.
13:10 – Et puis qui transmet l'excellence française dans le monde entier.
13:14 Non, mais en France, il est détesté.
13:16 Et le Goff montre que dans la société française du Moyen-Âge,
13:22 le prêt à intérêt était condamné par l'Église,
13:26 d'ailleurs c'est ce qui fait que les Juifs se sont spécialisés
13:30 dans cette activité, ce qui a contribué ensuite à l'orostracisme,
13:35 mais plus largement, même le commerce était suspecté.
13:40 Donc voilà, en France, et ça c'est un trait culturel,
13:43 je pense qui est resté assez profondément ancré dans la conscience collective.
13:48 Et donc en France, on a une méfiance instinctive à l'égard de la réussite économique.
13:54 Et ça, on le voit tous les jours.
13:56 – Des économistes, je reviens à un point qu'a soulevé Philippe Aillon tout à l'heure,
13:59 des économistes ont écrit un petit livre qui s'appelle "La société de défiance",
14:03 dans lequel ils expliquent qu'il y a trois types de sociétés,
14:07 deux qui fonctionnent et une qui ne fonctionne pas.
14:10 La société ultra-libérale américaine,
14:12 dans laquelle l'individu a le sentiment qu'une chance lui est donnée, l'ascension.
14:18 Ou la société social-démocrate ultra-égalitariste des pays scandinaves,
14:23 dans lequel tout le monde est traité de la même façon.
14:26 Et nous, nous sommes dans une société étatico-corporatiste,
14:30 dans laquelle en fait, c'est ce que disait Philippe Aillon tout à l'heure,
14:33 selon qu'il y a 150 systèmes de retraite,
14:37 autant de systèmes d'assurance maladie,
14:39 selon que vous avez des assurances complémentaires, etc.
14:41 Au fond, un système dans lequel l'État est très puissant,
14:43 mais dans lequel les catégories sociales sont très fragmentées,
14:47 et si vous êtes assis dans un bus,
14:49 si vous demandez à votre voisin s'il va avoir la même retraite que vous,
14:52 alors que vous avez eu à peu près les mêmes revenus,
14:54 selon son parcours professionnel, etc.
14:56 Ce ne sera pas le cas.
14:57 Donc personne, tout le monde, regarde l'autre
15:00 comme un adversaire qui s'en est mieux tiré que lui.
15:02 – Absolument, c'était effectivement l'argument
15:05 de ce petit livre formidable d'Algan et Cahuc,
15:09 et ça reprend ce que disait Philippe…
15:11 – Est-ce que vous considérez que c'était un facteur de ce hiatus ?
15:14 – Oui, certainement, certainement.
15:16 Mais il y a aussi des facteurs culturels que j'évoquais,
15:20 et je crois que cette, si vous voulez,
15:24 c'est un peu cette méfiance à l'égard de la réussite
15:27 qui a été transmise par, au fond…
15:30 parce qu'elle n'existe pas du tout dans les sociétés protestantes.
15:34 On se rappelle tous de ce livre majeur de Max Weber
15:39 sur l'esprit protestant et le capitalisme,
15:45 parce que dans ces pays protestants,
15:48 la réussite économique est vue finalement
15:51 comme une glorification de Dieu, et voilà, donc elle est valorisée.
15:57 Et je crois que ça, en France,
16:00 ça a été un peu recyclé finalement par le marxisme,
16:04 cette défiance à l'égard de la réussite,
16:07 à l'égard de ceux qui réussissent, à l'égard des entrepreneurs.
16:10 Ça a été recyclé par le marxisme qui a dominé la pensée intellectuelle
16:14 pendant de longues années en France,
16:17 et qui fait qu'on a tendance aussi à lire la société de façon binaire,
16:22 de façon binaire et comme un jeu à sommes nulles.
16:26 Donc pour progresser, il faut que les pauvres prennent aux riches.
16:32 Voilà, et on n'imagine pas ce que dit Philippe,
16:34 on n'imagine pas du tout que la société soit une société d'innovation
16:39 qui fasse progresser le revenu global de façon à mieux le redistribuer.
16:43 Nous, on est dans une société de partage de richesses
16:48 et dans une société de jeux à sommes nulles.
16:51 – Alors si ce qu'on vient de dire est vrai,
16:55 c'est-à-dire si les facteurs culturels sont décisifs,
16:58 si la structure de la société pèse sur la représentation
17:02 qu'on se fait des inégalités et de l'égalité,
17:06 la transformation qui est devant nous n'est pas simple,
17:09 et je voudrais qu'on en dise un mot, autrement dit,
17:11 est-ce qu'il y a une façon ou pas de rendre la perception des inégalités
17:18 et leur réalité plus cohérente, de combler ce fossé
17:26 entre la façon dont on vit et la façon dont on a un sentiment de vivre ?
17:30 On peut le faire de deux manières,
17:31 on peut accroître encore l'égalité dans ce pays
17:35 ou on peut essayer de travailler sur la représentation.
17:37 Si on commence par accroître l'égalité dans ce pays, Philippe,
17:41 est-ce qu'il y a des choses que la France pourrait faire
17:45 et qu'elle ne ferait pas et qui réconcilierait davantage
17:48 les Français avec son modèle que ça n'est le cas aujourd'hui ?
17:51 Écoutez, moi je crois que certains ont toujours pensé
17:54 qu'il y avait un arbitrage entre être plus innovant ou plus égalitaire,
17:58 plus innovant ou plus inclusif, qu'on choisit l'un ou l'autre.
18:02 Les États-Unis seraient plus innovants et donc moins égalitaires
18:04 et l'Europe serait plus égalitaire et moins innovante.
18:07 Moi je crois qu'on peut devenir à la fois plus innovant et plus inclusif,
18:11 et c'est que les Danois ont très bien compris.
18:13 Par exemple, vous faites une réforme de l'éducation,
18:15 vous faites une réforme éducative comme il y en a eu dans différents pays
18:19 pour qu'une éducation de qualité soit mise à la disposition de tout le monde.
18:23 Là on essaie de réformer l'école,
18:24 eh bien on vous offrait davantage d'innovateurs
18:27 parce qu'on sait que l'innovation,
18:28 eh bien il n'y a que les enfants de riches qui deviennent innovateurs
18:31 parce qu'ils apprennent à la maison.
18:34 Mais quand il y a des bonnes réformes éducatives
18:36 comme il y en a eu en Finlande dans les années 70
18:38 ou en Portugal très récemment,
18:41 eh bien ça permet à beaucoup plus de gens de devenir innovants.
18:43 Donc ça veut dire que vous devenez plus innovants,
18:45 mais plus inclusifs puisque beaucoup plus de gens accèdent à la formation.
18:48 La concurrence c'est un autre outil.
18:50 Si j'ai une bonne politique de concurrence,
18:52 je permets la destruction créelle,
18:53 je permets à de nouveaux innovants d'arriver.
18:55 Ça fait que ça encourage l'innovation,
18:58 qui a été très découragée par les GAFAM d'ailleurs,
19:00 et c'est pour ça que la croissance a décru aux Etats-Unis.
19:02 Vous mettez de la concurrence,
19:04 ça permet à de nouveaux entrants innovants d'arriver.
19:07 Ça, ça va vous rendre plus innovants,
19:09 mais également on sait que ça va stimuler la mobilité sociale.
19:13 Voilà encore quelque chose.
19:14 Et la troisième, c'est la flexi-sécurité danoise.
19:16 Tu perds ton emploi au Danemark,
19:18 pendant deux ans tu reçois 90% de ton salaire,
19:20 on t'aide à rebondir sur un nouvel emploi.
19:22 Eh bien une flexi-sécurité,
19:23 ça permet aux entreprises d'avoir la flexibilité
19:26 à l'embaucher au licenciement,
19:27 donc ça permet la destruction créelle,
19:28 mais ça protège beaucoup les individus.
19:30 Quand tu perds ton emploi au Danemark,
19:31 Alexandra Roulet, ma collègue,
19:33 a montré que ça n'a aucun impact négatif sur la santé
19:36 à la différence des Etats-Unis,
19:38 comme l'ont montré Hankeis et Angus Deaton.
19:39 Voilà, tu fais ces trois choses-là, ces trois piliers-là,
19:42 eh bien tu peux à la fois devenir plus innovant et plus inclusif.
19:45 Et moi je pense que c'est la voie danoise qui est la bonne.
19:47 – On va vous accuser, vous l'imaginez bien, de libéralisme.
19:50 Autrement dit, on va vous dire…
19:51 – Non, les Danois ne sont pas purement libéraux,
19:53 ils sont des bons sociodémocrates.
19:54 – Non mais on va vous dire, mais il y a la question du revenu,
19:56 il y a la question du travail,
19:58 comment est-ce que vous faites pour améliorer tout de suite
20:00 les revenus des salariés les plus pauvres,
20:03 pour combler le sentiment d'inégalité
20:05 qui est leur en termes de pouvoir d'achat ?
20:07 – Tu leur donnes la possibilité,
20:08 tu sais qu'ils sont protégés, ils sont pris en main,
20:10 on ne les laissera jamais sur le bord de la route.
20:12 Ils auront toujours les moyens de se former,
20:13 ils auront toujours les moyens des allocations de chômage généreuses,
20:16 mais pour se former, et ils savent qu'ils peuvent rebondir,
20:19 et ils savent que leurs enfants arriveront à quelque chose,
20:22 que si tu mets l'effort, eh bien tu peux y arriver,
20:24 et qu'on te donne les moyens d'y arriver.
20:25 Je crois que c'est ça, je crois que le désespoir,
20:27 c'est que des familles maintenant sentent
20:28 que leurs enfants feront moins bien qu'eux,
20:30 et qu'il n'y a aucune chance d'y arriver.
20:32 Moi je vais beaucoup dans des lycées de ZEP,
20:34 et les enfants me disent "mais nous on ne peut pas y arriver",
20:36 on leur explique même,
20:37 moi j'ai ma dentiste qui a été au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie,
20:42 elle était super douée, elle est hyper bonne,
20:44 on lui expliquait qu'il n'y avait aucune chance qu'elle y arrive,
20:46 qu'elle n'essaye même pas, on leur explique ça,
20:48 les profs expliquent ça aux enfants, c'est dramatique.
20:50 – Donc votre hypothèse c'est que si on veut combler le fossé
20:54 entre l'argentation et le réel,
20:56 – L'ascenseur social.
20:56 – Il faut que la mobilité sociale soit plus grande
20:58 et qu'on donne des perspectives d'ascension à chacun des jeunes citoyens
21:02 plutôt qu'une société figée.
21:04 – On devient plus innovant et plus inclusif.
21:06 – Il y a un point clé là-dedans, c'est l'éducation,
21:09 vous l'avez d'ailleurs cité en premier,
21:10 il y a une enquête, la dernière enquête qui a fait scandale,
21:13 l'enquête PISA conduite dans tous les pays de l'OCDE
21:16 qui mesure la performance scolaire, la performance académique des pays.
21:18 – Chaque fois elle fait scandale.
21:19 – Elle fait scandale à chaque fois parce que les résultats de la France…
21:21 Mais là, une fois encore j'ai été frappé par une chose
21:24 qui nous concerne dans les étudiants qu'on a aujourd'hui,
21:26 c'est que la France est le pays dans lequel la corrélation
21:30 entre la catégorie sociale à laquelle appartiennent vos parents
21:34 et votre performance scolaire est la plus forte.
21:36 L'école de Jules Ferry a fabriqué, enfin le pays de Jules Ferry
21:40 a fabriqué finalement une école bien plus reproductrice des inégalités
21:46 que dans des pays voisins.
21:47 – Absolument, absolument.
21:48 J'y reviendrai mais juste un mot au départ sur le fait que,
21:52 vraiment l'école c'est absolument fondamental.
21:55 Beaucoup de choses en tous les cas se jouent à l'école.
21:58 Et il faut bien avoir en tête que les jeunes enfants qui arrivent à l'école,
22:02 ils arrivent déjà avec des inégalités cognitives, ils n'arrivent pas à égalité.
22:07 Et donc l'école a un rôle à jouer très important
22:10 pour réduire ces inégalités cognitives initiales.
22:14 Et c'est très difficile, c'est très difficile.
22:16 Et si on ne le fait pas très tôt, c'est pour ça qu'on a raison
22:19 de mettre le paquet sur le primaire, parce que si on ne le fait pas très tôt,
22:24 après ça devient de plus en plus difficile de les réduire.
22:27 Alors c'est vrai, l'école française est mal placée de ce point de vue-là.
22:31 Alors pourquoi ?
22:33 Parce que je crois qu'elle est restée sur un modèle complètement sclérosé.
22:38 Complètement sclérosé.
22:39 C'est une énorme machine bureaucratique, extrêmement centralisée,
22:44 qui laisse très peu d'initiatives au local.
22:48 Et lorsqu'on regarde ce que dit le rapport de l'OCDE,
22:51 je l'ai lu en détail, le rapport de l'OCDE,
22:54 sur les systèmes éducatifs qui réussissent.
22:56 Ils ont quoi ? Ils ont plusieurs qualités.
23:00 D'abord, ils associent tous les acteurs à la réussite.
23:03 Les parents, on les fait participer,
23:06 on les tient au courant très régulièrement des progrès
23:09 ou des problèmes de leurs enfants.
23:11 Les élèves eux-mêmes, avec du tutora entre élèves.
23:15 Les professeurs, avec du mentora entre professeurs.
23:19 Donc ça c'est le premier point.
23:20 Deuxième point, l'évaluation.
23:22 Il faut de l'évaluation.
23:23 Et troisième point très important, l'autonomie.
23:27 Tous ces systèmes éducatifs qui réussissent le mieux,
23:30 sont des systèmes éducatifs qui ont promu l'autonomie.
23:33 Et ça va très loin.
23:34 Ça veut dire que les principaux des établissements scolaires,
23:38 imaginez ça en France,
23:40 recrutent et peuvent licencier les profs.
23:43 Donc vous voyez, bon.
23:45 Alors en France, ça paraît absolument impossible.
23:47 - On a du chemin.
23:49 Cette émission s'achève.
23:51 Je ne suis pas sûr qu'on ait fait totalement le tour du sujet,
23:53 mais c'est normal.
23:54 En revanche, j'espère qu'on a aidé ceux qui nous ont écoutés
23:57 à comprendre un peu mieux pourquoi la France,
24:00 qui est somme toute plutôt moins inégalitaire
24:04 en dehors de la Scandinavie
24:05 que la plupart des pays occidentaux,
24:07 n'est pas du tout perçue comme telle.
24:09 Vous avez montré les pistes qui l'expliquent
24:11 et les pistes aussi pour essayer de résorber ce y a-t-il.
24:14 Je vous en remercie.
24:17 J'espère que vous serez entendus
24:19 et que nous aurons de moins en moins cette propension
24:22 à être malheureux qui nous caractérise.
24:25 Vous pouvez revoir cette émission sur publicsena.fr,
24:30 qui est la plateforme de cette chaîne.
24:33 Et puis nous, nous nous revoyons pour la prochaine émission.
24:37 Merci de nous avoir suivis et bonsoir.
24:39 [Musique]