Aujourd'hui dans le grand entretien, Ali Baddou reçoit Régis Debray, philosophe et écrivain, grand prix de Littérature de l'Académie française (2019) et auteur de "Bref" aux éditions Gallimard, en librairie le 22 février.
Retrouvez tous les entretiens de 8h20 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-du-week-end
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00:00 * Extrait de « France en terre » de Galimar *
00:07 L'invité du grand entretien ce dimanche est une figure incontournable et inclassable
00:12 de la République des Lettres.
00:14 Écrivain, philosophe, il a fondé la médiologie, auteur de plusieurs livres qui ont fait date,
00:20 il publie « Bref » chez Galimar.
00:22 Un recueil de micro-textes, quelques lignes, parfois à peine quelques mots, et c'est
00:27 malgré tout passionnant.
00:29 Venez chers auditeurs au 01 45 24 7000 ou sur l'application France Inter.
00:34 Bonjour Régis Dobré.
00:35 Bonjour Ali Baddou.
00:36 Et bienvenue, vous avez donc publié ce texte.
00:41 « Bref », c'est ce qui est dur, peu de temps.
00:44 « Bref », c'est ce qui peut être dit en peu de mots.
00:48 « Bref », ça veut dire aussi « j'ai pas de temps à perdre ». « Bref », c'est
00:51 un mot qui vous ressemble en fait Régis Dobré ?
00:53 Écoutez, il se trouve qu'avec l'âge, on se tasse et on s'allève.
01:00 Le corps se tasse, mais l'esprit en quelque sorte se désencombre, si vous voulez.
01:06 C'est-à-dire qu'on voit ce qui compte et on vire ce qui encombre.
01:10 Et donc, je dirais qu'on sourit finalement.
01:15 Il n'y a pas de pathétique.
01:16 Je dirais même que c'est peut-être en vieillissant qu'on devient jeune, si vous
01:21 voulez.
01:22 C'est-à-dire que…
01:23 - Expliquez-nous le paradoxe.
01:24 - Je veux dire que la vieillesse n'est pas un naufrage, comme disait Malraux, comme
01:32 on a dit à propos de De Gaulle, comme De Gaulle disait lui-même.
01:37 Je me demande si la vieillesse n'est pas un sauvetage.
01:40 Bon, il faut expliquer que j'ai passé 80 ans.
01:42 Mais enfin, si vous voulez, la vieillesse est un sauvetage parce qu'on va à l'essentiel.
01:52 Et je crois que quand on va à l'essentiel, on fait court.
01:56 Par exemple, je dirais que Macron, notre président actuel, est un peu jeune.
02:03 Donc il fait long.
02:04 Il fait long et il fait des allocutions interminables dont on se demande au fond ce qu'on va retenir,
02:11 dont on oublie un peu tout le lendemain.
02:13 Un peu immature, si vous voulez.
02:15 Alors que De Gaulle, vieux, en 5 minutes, il met fin à la crise du mois de mai et il
02:27 met fin à 30 ans d'histoire en une phrase.
02:34 Le moment où il part.
02:36 « Je quitte demain mes fonctions à midi ».
02:39 Je vous ai compris, c'est aussi une phrase qu'il a prononcée le général De Gaulle.
02:43 Et vous dites que la forme brève, dire quelque chose en quelques mots, c'est aussi l'un
02:49 des privilèges de celui qui est le chef.
02:52 Et parce que ça laisse planer l'ambiguïté, que ça lui permet de dire sans trop dire.
02:58 Que Napoléon, par exemple, a énormément usé de la forme brève.
03:03 Pourquoi ?
03:05 La commodité, si vous voulez, du bref, c'est l'ambiguïté.
03:10 C'est-à-dire, je vous ai compris, qu'est-ce que ça veut dire ? On ne sait pas trop.
03:15 Mais tout le monde est content.
03:18 Tout le monde croit avoir été compris.
03:22 C'est-à-dire qu'au fond, quand on est allusif, ça évite d'approfondir, si vous voulez.
03:28 Donc ça évite d'ennuyer.
03:30 Il y a un mot de Voltaire que j'aime beaucoup, le secret d'ennuyer est de vouloir tout dire.
03:36 Eh bien, il ne faut pas tout dire.
03:38 Il ne faut pas tout dire ?
03:39 Non, c'est-à-dire qu'il faut suggérer.
03:41 Il faut donner à penser, si vous voulez.
03:44 Mais l'auditeur ou le lecteur, si vous voulez, on évoque sans expliquer.
03:51 Donc le lecteur peut non seulement fantasmer, mais interpréter.
03:58 Autrement dit, il y a aussi une chose.
04:03 Quand le sujet est grave, il faut que ce soit un peu drôle, si vous voulez.
04:08 Rien n'est plus embêtant que le pompeux.
04:11 Ça, c'est vraiment Régis Debray qui est en train de parler.
04:14 Il faut que ce soit drôle.
04:16 Je pense que j'ai peut-être été beaucoup trop sérieux au début de ma vie.
04:21 J'ai fait des livres interminables que personne ne lit.
04:24 Mais dans l'un de ces grands livres dont beaucoup ont retenu que vous louiez vos seigneurs,
04:32 où vous parliez de Che Guevara, de Castro, vous dites « ces deux-là ne riaient jamais ».
04:37 En revanche, François Mitterrand, lui, avait cette faiblesse de s'abandonner parfois au rire.
04:43 Le chef ne rit pas.
04:45 Il déteste le gag.
04:47 Il déteste la drôlerie.
04:49 Qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui, Régis Debray, vous changez d'avis et vous acceptez d'être peut-être plus souriant que d'habitude ?
04:57 Je crois que peu à peu, l'astuce se mélange avec le sourire.
05:04 Il faut que le grave soit un peu drôle pour ne pas embêter.
05:10 Je trouve que c'est l'avantage de vieillir, c'est qu'on enlève toute la graisse.
05:17 On va au plus court et donc au plus nerveux.
05:23 Il n'y a pas ce pathétique, il n'y a pas cette sorte de prolixité un peu gratuite
05:32 où on dit trop de mots pour trop peu de sens.
05:35 Je trouve qu'on fait l'inverse.
05:37 Autrement dit, on maigrit et on fait bien.
05:41 Certitude de la jeunesse, indifférence de la vieillesse, ça va aussi avec l'âge mûr,
05:48 cette forme de distance qu'on prend par rapport à l'actualité.
05:52 Vous revenez souvent sur le sujet.
05:55 Quand on est vieux, finalement, on peut se permettre de ne rien suivre
06:00 et de ne pas répondre, par exemple, lorsqu'on vous interroge sur l'Ukraine ou sur toute autre question du jour.
06:07 Oui, disons qu'on a le droit de ne pas avoir des avis sur tout.
06:13 Je dirais qu'on ne se prend plus trop au sérieux.
06:20 Je ne dis pas qu'on est porté à faire des blagues,
06:22 mais en tout cas, on est porté à dire des choses sérieuses sans se prendre au sérieux.
06:29 Je crois que c'est une forme de modestie, si vous voulez, d'être concis.
06:36 D'abord parce qu'on ne veut pas embêter le lecteur et surtout, on veut lui donner des idées.
06:44 Je ne dis pas qu'il faut qu'il pense à notre place, mais on lui suggère.
06:49 C'est-à-dire qu'au fond, je crois que le bref est suggestif, si vous voulez.
06:57 C'est-à-dire qu'on évoque sans expliquer, on induit sans déduire, on séduit,
07:04 mais en tout cas, on n'est pas pontifiant.
07:08 - Mais on veut comprendre malgré tout.
07:10 Vous écrivez que le cours fait la nique aux copieux.
07:13 Vous dites également que l'astuce de l'allusif, c'est le plus par le moins.
07:18 - Ah oui, ça je crois beaucoup.
07:20 "Less is more", disaient les Américains.
07:23 Je dirais que plus on fait bref, plus une chose un peu elliptique fait naître un sentiment,
07:42 une curiosité et amène le lecteur à compléter, si vous voulez.
07:48 On pense que le lecteur va piger un mimeau et qu'au fond, il en pensera ce qu'il veut.
07:55 - Et c'est ce qui se passe.
07:56 - Il y a une forme de politesse dans le bref.
07:59 Alors c'est vrai qu'il y a un côté très militaire, il y a parfois un côté un peu martial.
08:06 C'est vrai que le pouvoir, quand il est militaire, aime à être concis, abrupt et un peu elliptique.
08:22 Il faut peut-être se méfier de ça.
08:24 Mais je trouve qu'il y a dans le bref une forme de respect.
08:27 Je vous donne une petite idée qui m'est passée par la tête.
08:31 Elle a l'air un peu baroque.
08:33 À vous de voir.
08:34 - À nous de voir, à nous d'interpréter, à nous d'essayer de comprendre ces aphorismes,
08:39 l'éloge de ce que vous appelez la brégée.
08:41 C'est aussi une réflexion sur la langue, sur notre époque.
08:45 Et ce qui est assez formidable, c'est que du coup, on n'est pas dans la punchline.
08:50 On n'est pas non plus dans le tweet Régis Debré.
08:53 On est dans quelque chose d'autre qui effectivement a trait avec l'ambiguïté.
08:59 Mais qu'est-ce que vous voulez au fond raconter lorsque vous faites l'éloge du bref ?
09:05 Vous connaissez parfaitement le pouvoir des mots.
09:07 Et vous avez travaillé d'ailleurs comme plume, par exemple, pour François Mitterrand.
09:12 Là, en l'occurrence, vous laissez deviner.
09:15 Vous laissez le lecteur abandonner à lui-même.
09:18 - Vous savez, il y a un sens de bonheur du crépusculaire comme ça.
09:23 C'est le maigre bonheur des fins de vie peut-être.
09:27 Mais en tout cas, on se replie à mesure qu'on ne s'étale plus.
09:36 Et on n'a plus honte d'être antipathique éventuellement, c'est-à-dire d'être un peu abrupt.
09:43 Je dirais qu'il y a moins de s'imagrer et il y a plus de dévergondage.
09:49 Moi, je trouve qu'il faut être un peu vieux pour se dévergonder, pour tout vous dire.
09:54 Et je trouve que le bref, c'est une façon de titiller,
10:00 c'est une façon aussi de recueillir ce qui subsiste en nous et de le livrer tout à trac.
10:10 En tout cas, je dirais qu'il y a moins de chiquet.
10:14 Il y a quelque chose de...
10:17 Ça demande du temps d'être naturel, vous savez.
10:20 On commence par faire de grands discours compliqués
10:26 et puis avec le temps, on se simplifie et on se met même à rire.
10:32 - À rire ?
10:33 - Je crois qu'il y a un mélange d'astuces et de rire qui vient.
10:37 Autrement dit, on ne se prend plus trop au sérieux.
10:41 C'est peut-être par là qu'on devient sérieux d'ailleurs.
10:44 Je ne sais pas.
10:45 Mais en tout cas, on s'aperçoit qu'on peut à la fois avertir et divertir,
10:55 qu'on n'est pas forcé d'être copieux ou tranchant.
11:04 Donc, ce sont des confessions un peu pudiques que je fais,
11:11 mais elles sont pour tout le monde.
11:13 Je pense que chacun peut s'y retrouver.
11:17 - Oui, mais il y a aussi des jugements.
11:19 Il y a des regards portés sur l'époque.
11:23 Il y a des jugements, par exemple, sur le jeune président,
11:28 qui est un malin, dites-vous.
11:30 Un jeune président qui intitule « Révolution » son programme d'adaptation en statu quo,
11:35 profil bas mais verbe haut, le Combiné conservateur.
11:39 Et ça, c'est l'ancien révolutionnaire qui le dit.
11:42 Qu'est-ce qui vous déplaît chez Emmanuel Macron, lorsqu'il emploie le mot de « révolution » ?
11:47 - Écoutez, il y a un moment, on ne fait plus de politique.
11:52 D'abord parce qu'elle fait rire.
11:53 Ensuite, parce qu'on ne voit plus trop les enjeux de l'agitation politique.
11:58 Et il est vrai que c'est tout de même drôle de voir un esprit assez rassis,
12:04 assez conservateur, parler « révolution ».
12:09 On se dit qu'il y a peut-être là du racolage.
12:13 Enfin, le mot « révolution » est devenu un cliché qui sert à trop de monde.
12:21 C'est démagogique.
12:24 Je pense que ce président est souvent démagogique,
12:30 ce qui veut être sympathique, donc révolutionnaire.
12:32 Ce qui n'est pas très sérieux.
12:34 - Vous portez aussi un jugement sur l'époque, à défaut de pensée cathédrale.
12:39 Dites-vous, on refait la nôtre à neuf, à Paris, et en vrai.
12:43 Elle est d'ailleurs quasiment reconstruite.
12:46 La flèche anciennement dessinée par Violet Leduc a été installée.
12:50 On est en train d'enlever les échafaudages.
12:52 Vous écrivez « bienheureux incendie ».
12:55 « Bienheureux incendie », ça va scandaliser, ça vous fait rire Régis Devray.
12:59 La croyance s'en est allée, mais la pierre en profite.
13:03 - Oui, je veux dire que la foi, la grande foi collective,
13:10 celle du Moyen-Orient, si vous voulez, n'est plus là, évidemment.
13:14 Et alors on prend intérêt, je dirais, non pas au contenu, mais à la forme.
13:20 Non pas à la foi, mais au monument.
13:23 Au fond, c'est un gain pour l'esthétique, c'est un gain pour le tourisme.
13:28 Et au fond, ça permet de recommencer, mais sur un mode plus léger,
13:36 ce qu'a été le christianisme.
13:39 Non, je trouve ça très bien, ça va rapporter de l'argent, d'abord.
13:44 Il va y avoir des touristes, puis ça va nous rappeler qu'on a été chrétien.
13:51 - Et on ne pense plus cathédrale. Qu'est-ce que c'est penser cathédrale ?
13:55 - Or, c'est penser pompeux, c'est penser grandiose, c'est installer, comme on dit.
14:05 Il y a aussi penser cathédrale, c'est penser en grand,
14:12 c'est avoir, je dirais, des pensées à l'échelle de l'histoire.
14:20 C'est sans doute pour nous un peu prétentieux, un peu présomptueux.
14:25 Donc on ne pense plus cathédrale, on pense aux jours qui passent.
14:29 Il y a une sorte de repli, si vous voulez.
14:33 Les grandes perspectives, ça me nuise.
14:38 - Dit celui qui a vécu avec Che Guevara et qui a connu de ses solitaires,
14:43 mus par des espoirs de foule.
14:46 Bonjour Michel !
14:47 - Oui, bonjour.
14:48 - Et bienvenue sur France Inter. Vous vouliez interroger, poser une question à notre invité Régis Debray ?
14:54 - Oui, bien sûr. Je voulais savoir quelle est la réaction de l'ancien compagnon de Che Guevara
14:59 en voyant les leaders du principal parti de gauche qui se disent de révolutionnaires
15:04 tenir des propos pro-Poutine et carrément antisémites aussi.
15:09 - Merci pour votre question Michel. Vous avez l'air étonné Régis Debray.
15:14 - Oui, écoutez, je ne veux pas du tout rentrer dans les polémiques politiques.
15:21 Encore une fois, si vous voulez, l'avantage de vieillir, c'est peut-être la distance qu'on prend avec l'actualité.
15:31 - La distance et l'indifférence ?
15:32 - Peut-être pas l'indifférence, peut-être la politesse.
15:36 - Alors parlons justement de pensée cathédrale.
15:40 Vous avez travaillé, vous avez écrit d'ailleurs sur l'un des événements qui va se produire mercredi prochain,
15:47 à savoir l'entrée au Panthéon du couple Manouchian.
15:52 Vous avez été cité par François Hollande il y a dix ans quand il leur rendait hommage et il disait ceci
15:58 "Régis Debray a eu les mots pour qualifier ces hommes ou ces femmes.
16:02 Ordinaire, ils ont accompli l'extraordinaire".
16:06 Vous avez été également à la remise de Légion d'honneur à Méliné-Manouchian par François Mitterrand à l'Elysée.
16:13 A quoi ça sert le Panthéon et est-ce qu'on a besoin de grands hommes et de grandes femmes ?
16:20 - Ça sert, si vous voulez, à faire mémoire.
16:26 Je dirais que ça permet aussi de voir qu'on ne fait pas mémoire des mêmes choses avec le temps, avec les millénaires.
16:35 Je dirais qu'au Moyen-Orient c'était le saint, le saint dans sa cathédrale.
16:41 Après ça a été le héros qui a fait la guerre.
16:46 Ça pouvait être aussi bien De Gaulle que Guevara si vous voulez.
16:53 Et maintenant c'est le juste, c'est-à-dire Badinter en l'occurrence.
16:59 On ne parle plus de guerre, on ne parle plus de foi, mais il y a quelque chose comme le siècle des Lumières,
17:10 qu'on dorsait je pense au livre d'Elisabeth Badinter.
17:15 - Sur lequel il a écrit avec sa femme.
17:18 - Et Badinter qui était à la fois, je dirais, un homme de cœur et un homme de colère,
17:26 car il faut voir les grandes colères de Badinter.
17:30 Mais elles étaient doublées après le retour à une certaine bonhomie,
17:36 et qui rendait l'homme très attachant.
17:39 En tout cas c'est certain que nous avons changé d'époque, alors on peut le regretter,
17:45 ce n'est plus la chrétienté, ce n'est plus la nation, c'est peut-être la justice.
17:52 - Vous l'avez bien connu Robert Badinter ?
17:54 - Oui, je l'ai connu, nous étions assez proches.
18:01 Je dis assez proches parce que le temps est venu,
18:05 et moi j'ai eu quelques ennuis de santé, lui aussi, et le Covid etc.
18:14 Mais nous avons été très complices,
18:19 nous avions formé un petit groupe avec Michel Serres et quelques autres.
18:26 - Laurent Fabius, autour de François Mitterrand.
18:29 - Exactement.
18:30 - Un groupe de libertaires.
18:32 - De libertaires peut-être pas.
18:34 - C'est le mot que vous employez dans l'ouée "sois nos seigneurs" pour vous décrire.
18:37 - Oui, ils ont de libéraux libertaires.
18:39 En tout cas on s'amusait beaucoup,
18:42 et je dirais qu'on a connu la camaraderie,
18:47 qui est un sentiment peut-être en voie de disparaître,
18:50 mais qui est très important je trouve.
18:52 - Il y a aussi un lien avec Robert Badinter,
18:55 c'est que vous avez traqué Klaus Barbie,
18:58 qui commandait la Gestapo,
19:00 qui est responsable de la rafle de la rue Sainte-Catherine à Lyon,
19:03 où le père de Robert Badinter a été arrêté, déporté, avant d'être assassiné,
19:09 qui était le tortionnaire de Jean Moulin.
19:11 Vous avez traqué Barbie en Bolivie avec les Klarsfeld,
19:14 ça n'avait pas marché.
19:15 En 1983 vous étiez chargé de mission à l'Elysée,
19:18 quand la France de François Mitterrand obtient l'expulsion de Barbie par le gouvernement bolivien.
19:23 Il sera jugé en France, on s'en souvient, en 1987.
19:27 Vous, vous étiez du côté de la justice, Régis Debré,
19:30 ou est-ce que vous auriez pu aller ailleurs,
19:36 à la violence par exemple ?
19:40 Vaste question.
19:42 La violence où d'abord ?
19:44 Contre une dictature ? Oui.
19:46 Contre une démocratie ? Non.
19:48 Donc soyons conscients du contexte, si vous voulez.
19:53 Mais il est vrai qu'il y avait un compte à régler avec Barbie.
20:00 Nous avons essayé avec Klarsfeld de régler ce compte, je dirais, à compte propre.
20:09 Alors, ça n'a pas marché, nous n'avions pas de moyens.
20:12 En 1972 ?
20:14 Il est vrai qu'ensuite, ça a été difficile l'expulsion de Barbie.
20:20 Mais comme il se trouve que je connaissais la Bolivie,
20:23 et assez bien les gouvernants boliviens,
20:25 j'ai pu les convaincre.
20:29 C'est une affaire assez complexe,
20:35 mais dont je me souviens avec bonheur,
20:38 et c'est vrai que Robert Bannater aussi avait,
20:41 je ne dirais pas des comptes à régler,
20:44 mais il avait une histoire par-devers lui,
20:47 et celle de son père était très importante.
20:50 Et donc nous avons travaillé ensemble.
20:52 Et il tenait à ce que Barbie soit jugée,
20:55 que le droit s'applique.
20:57 Je vous dis ça parce que dans votre livre,
20:59 vous citez Zola, vous citez la haine.
21:01 C'est un texte extrêmement fort.
21:03 La haine est sainte,
21:05 elle est l'indignation des cœurs forts et puissants.
21:07 Haïr, c'est aimer.
21:09 Au fond, rien de grand ne se fait sans haine.
21:12 Ça vous fait sourire, mais est-ce que c'est un sentiment
21:15 qui vous a habité, vous, Régis Debray ?
21:17 Ça ne me fait pas sourire, c'est un mot d'Emile Zola,
21:20 dans un livre très curieux qui s'appelle "Mes haines".
21:24 Non, pour tout vous dire,
21:29 je ne crois pas avoir eu de haine.
21:33 J'ai éprouvé la haine des autres,
21:35 quand on est détenu, par exemple,
21:37 et qu'on vous casse la gueule
21:39 parce qu'on vous hait.
21:41 Mais je crois n'avoir pas connu de haine
21:46 au sens personnel du mot.
21:48 La volonté de justice, oui.
21:51 De la colère, oui.
21:53 Disons que la haine, je reconnais
21:56 qu'elle joue un rôle capital dans l'histoire,
21:59 mais j'ai été un peu épargné, si vous voulez.
22:04 Je crois avoir été victime, oui, de cette haine,
22:07 en Bolivie notamment.
22:11 Mais j'ai du mal à la ressentir.
22:15 Et pourtant, je sais qu'elle joue un rôle moteur
22:18 dans l'histoire.
22:20 Et qu'au fond,
22:22 la haine n'est pas qu'un sentiment négatif.
22:25 La haine a le don de soulever,
22:29 la haine a le don de catalyser,
22:31 la haine a le don de rendre fort, si vous voulez.
22:34 Je respecte la haine,
22:36 mais je veux qu'elle ne dure pas trop.
22:39 Je n'aime pas les haines recuites,
22:41 je n'aime pas les haines qui durent trop.
22:44 C'est-à-dire, j'aime les accès de colère et de haine,
22:47 mais je n'aime pas qu'on s'en fasse
22:50 comme une sorte de drapeau.
22:53 Il y a dans ce livre une phrase
22:56 "La vie nous apprend à baisser le ton,
22:58 à remiser clairons et trompettes,
23:00 à nous contenter d'une clarinette
23:02 pour faire des quacks avant le quick".
23:04 Vous pensez à la mort régulièrement ?
23:06 Elle est présente en filigrane dans ce livre.
23:09 Vous parlez de la mort ?
23:14 Oui.
23:15 Écoutez, on est bien forcé d'y penser,
23:18 parce qu'elle pense à vous de toute façon.
23:21 On la sent de plus en plus prof,
23:25 mais encore une fois,
23:27 ce n'est pas pathétique.
23:29 Je trouve que, au fond,
23:33 la mort peut nous faire sourire,
23:35 et peut-être même éclater de rire.
23:38 J'espère que dans ce livre, bref,
23:41 il y a de quoi rire, paradoxalement.
23:45 Il y a de quoi, en tout cas,
23:48 hausser les épaules un peu
23:53 devant tant d'émotions factices
23:56 qui ne durent pas vraiment.
23:58 Non, je dirais que...
24:00 Je dirais que...
24:04 On peut lutter contre la mort
24:08 peut-être par la drôlerie,
24:10 peut-être par le cocasse,
24:12 peut-être par le sourire, tout simplement.
24:14 Il faut imaginer donc Régis Debray souriant.
24:18 Merci infiniment d'avoir été notre invité.
24:21 On est obligé d'abréger avec le temps.
24:23 Vous faites bien d'abréger !
24:26 Mon abrège, merci Régis Debray.
24:28 Bref, c'est publié chez Gellimard
24:30 et je le recommande chaleureusement.
24:32 Bonne journée, à suivre le Carrefour du 6/9.