Un grand entretien précieux aujourd'hui, en compagnie d'un membre de l'Académie française, l'écrivain Dany Laferrière. Il est l'auteur de “Un certain art de vivre” (Grasset).
Retrouvez tous les entretiens de 8h20 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-du-week-end
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00:00 France Inter, Alibadou, le 6/9.
00:06 L'invité du grand entretien ce dimanche matin est un formidable écrivain, auteur
00:10 de livres dont plusieurs ont fait date.
00:13 Comment faire l'amour à un aigre sans se fatiguer ? L'exil vaut le voyage, il avait
00:17 reçu le prix Médicis pour l'énigme du retour et il publie un certain art de vivre
00:23 aux éditions Grasset.
00:24 Posez vos questions, dialoguez avec lui chers auditeurs au 01 45 24 7000 ou sur l'application
00:31 France Inter.
00:32 Dany Laferrière de l'Académie Française et l'invité d'Inter.
00:36 Bonjour M.
00:37 Laferrière.
00:38 Bonjour.
00:39 Et bienvenue, vous publiez un certain art de vivre chez Grasset, c'est un livre formidable
00:43 entre la poésie, les aphorismes, les haïkus japonais.
00:47 On va en parler de cet art de vivre, il est publié dans cette très belle collection
00:52 de chez Grasset, cette collection jaune qui est une identité, une véritable signature.
00:57 Ce qui est plus surprenant M.
00:59 l'académicien, c'est que sur le bandeau qui accompagne le livre, vous n'êtes pas
01:04 en habit d'académicien, vous n'avez pas votre épée.
01:07 Décrivez-nous ce qu'il y a sur le bandeau.
01:09 Ni l'habit, ni la posture non plus.
01:11 Je suis couché dans une biroire à lire, à dessiner avec des fruits autour de moi,
01:18 des bananes, des mangures, des tomates, un verre de vin.
01:22 C'est une biroire assez ordinaire.
01:26 Dans le texte, dans le livre, parce que…
01:29 Vous êtes habillé.
01:31 Vous portez des converses rouges.
01:33 Oui, je suis très habillé.
01:34 Et en costume, en veston aussi, chemise blanche, cravate noire.
01:39 Je trouve que ça fait élégant.
01:41 Et c'est un portrait de Daniel Laferrière en tout cas surprenant, amusant, rock j'allais
01:47 dire, pourtant dans votre livre, vous écrivez sur l'art d'être nu dans une baignoire.
01:53 Vous dites que vous avez toujours préféré une bonne salle de bain à un quelconque océan.
01:58 L'enfant d'Haïti, celui des Caraïbes, il préfère être à l'étroit dans une
02:03 cuve d'eau chaude que dans la mer.
02:07 Bon, il y a un peu de provocation, mais ça dit quelque chose de mon sens de l'individualité.
02:13 Parce qu'une baignoire me permet de réfléchir sur tout l'eau chaude, comme ça, à volonté.
02:20 Pas l'eau qui attend que la nature la réchauffe.
02:23 Et ça me permet de penser, de m'évader.
02:28 Et la baignoire, ce ventre rond me rappelle celui de ma mère et l'eau amniotique me
02:35 berce.
02:36 L'art de vivre, c'est un art de vivre à l'horizontale.
02:39 Daniel Laferrière, on est dans un monde où il faut être debout, actif, super actif,
02:44 hyper actif, dirions-nous.
02:46 Pourquoi l'art de vivre, pour vous, il se conçoit à l'horizontale ?
02:51 Oh, c'est une très vieille histoire.
02:54 Je crois que c'est Héraclite.
02:55 J'avais lu il y a très longtemps, quand j'étais adolescent, qui écrivait « L'homme
02:59 qui dort construit l'univers ». Et à première vue, je voyais en Héraclite une
03:05 sorte de paresseux toujours couché et je ne voyais pas le lien entre le sommeil et
03:11 la construction, qui est quelque chose de debout, d'actif.
03:14 Et puis un jour, j'ai compris que ce n'est pas parce qu'on est en mouvement, en activité,
03:20 qu'on fait quelque chose de constructif, quelque chose d'intéressant.
03:25 Je l'ai compris aussi dans la littérature, quand j'écris.
03:28 Le soir, je suis en action, j'ai envie de continuer le texte que je suis en train d'écrire
03:35 et finalement, je me couche, je m'endors et le lendemain matin, à peine réveillé,
03:41 je peux poursuivre avec une pétulance, un enthousiasme, un texte qui me tombait des
03:47 mains la nuit précédente.
03:49 Vous ne voulez pas qu'on touche à votre sommeil, Daniela Ferriere ? J'adore l'expression !
03:54 Non, mais c'est vrai, tout à fait !
03:56 C'est votre bien le plus précieux, c'est votre refuge.
03:59 C'est paradoxal pour un écrivain, on se dit, mais le talent de Daniela Ferriere, sa
04:04 plume, le stylo que vous aviez et sur lequel vous griffoniez en entrant dans ce studio
04:09 sur votre propre livre.
04:10 Qu'est-ce que vous écriviez d'ailleurs, sans indiscrétion ?
04:12 Je dessine, je dessine sans cesse.
04:14 Vous dessinez ?
04:15 Oui, ça me fait sortir de l'espace où je me trouve et ça me rassure, ça me calme
04:21 et j'aime bien dessiner, oui.
04:23 Et là, en l'occurrence, vous êtes dans l'Uterus Artificiel.
04:25 Vous me dessinez ?
04:26 Vous voyez ?
04:27 C'est un beau compliment ?
04:29 Eh bien oui, vous êtes devant l'affiche de France Inter.
04:33 Exactement, avec un fond qui représente une ville.
04:37 Vous êtes écrivain et ce qui est assez formidable à vous lire, c'est que dans cet art de vivre,
04:43 on pourrait dire que vous formulez quelque chose comme un art du roman.
04:47 Vous parlez de l'aventure et l'aventure en un sens totalement intempestif, inactuel,
04:52 en un sens qu'on a oublié.
04:55 L'aventure, écrivez-vous, Daniela Ferriere, c'est de rendre possible la découverte de
04:59 nouveaux paysages intérieurs et non d'aller au bout du monde pour contempler ce que tout
05:05 le monde peut voir n'importe où.
05:06 Oui, je crois qu'il y a eu une fausse activité et qu'on oublie cette immobilité que j'ai
05:16 apprise de ma grand-mère.
05:18 Je me souviens qu'il pouvait s'asseoir tranquillement à boire son café et enfin, ça m'étonnait
05:26 parce que je courais partout.
05:28 Mais après, j'ai compris qu'il y avait quelque chose d'extrêmement intéressant
05:34 à plonger en soi et pour découvrir des paysages qu'on a accumulés.
05:39 Je me suis posé cette question dans le livre.
05:42 Que font tous ces couchers de soleil, tous ces crépuscules que nous avons consommés
05:49 d'une certaine manière et qui nous habitent ? Il faut leur donner le temps de se développer,
05:54 de devenir des fleurs, des nuphars comme ça dans notre esprit.
05:58 Toutes ces images radieuses, flamboyantes ou peut-être aussi sanglantes que nous accumulons,
06:08 il faut aussi se coucher pour leur permettre aussi de participer dans notre vie intime.
06:15 La vie intime, c'est quelque chose de très fort quand on est écrivain.
06:20 Au début, je croyais que mes livres venaient de moi pour découvrir enfin que je viens
06:24 de mes livres.
06:25 Qu'est-ce que ça veut dire ?
06:26 C'est une formule assez paradoxale, assez mystérieuse d'Anne-Hilaie Farrer.
06:30 C'est la question du temps.
06:31 C'est-à-dire qu'au début, on écrit, on veut fracasser le monde, on veut se faire
06:35 entendre, on veut aussi apporter des images nouvelles.
06:39 On est dans cette action.
06:41 Au fur et à mesure qu'on écrit, à un moment donné, on est écrit.
06:44 On est écrit.
06:47 On est écrit.
06:48 À un moment donné, on voit qu'on est tissé de récits et que l'écriture nous a permis
06:53 de décloisonner, d'effacer les frontières.
06:56 Et quand par exemple, je rencontre une jeune femme qui me dit « j'habite le Jura et
07:02 j'ai lu un de vos livres qui raconte votre enfance en Haïti où il faisait chaud.
07:08 J'ai lu en hiver dans le Jura et pourtant j'ai eu chaud.
07:12 » Donc, ça veut dire que mon écrit a pu traverser sa frontière intime et lui apporter
07:17 cette chaleur.
07:18 Ça me permet d'ailleurs de comprendre que nous ne faisons qu'un.
07:23 Elle est moi.
07:25 D'une certaine manière, au moment où elle me lit, je deviens elle.
07:29 J'apparais dans l'espace où elle se trouve.
07:32 Je crois que c'est ça l'écriture.
07:34 J'écris.
07:35 Si vous aimez ce que j'ai écrit, j'apparais.
07:37 Vous apparaissez contrairement à ce qui peut apparaître sur un écran.
07:41 Ce monde de l'actualité, vous vous en tenez loin, Daniela Ferriere.
07:44 Vous n'avez pas de téléphone portable.
07:46 Vous n'avez pas d'ordinateur.
07:48 Pas de téléphone, pas de télé, pas de radio.
07:50 Ce n'est pas du snobish, pas du tout.
07:53 Je me souviens, ma mère, quand elle a refusé, peut-être qu'elle n'avait pas d'argent,
07:58 de me donner une montre, elle me disait « Tu ne peux pas savoir combien de gens en ont.
08:02 Tu n'as qu'à leur demander l'heure.
08:04 » Je crois que si nous savons tout comme ça, en écoutant tout, en ayant complètement
08:10 informé, nous ne demanderons plus l'heure.
08:13 Moi, j'adore.
08:14 Il y a une chose que j'aime dans la ville, c'est de demander mon chemin.
08:17 Et quand les gens me « trompent », ils ne le font pas exprès, m'envoient à un endroit
08:22 qui n'est pas l'endroit où j'allais, et de toute façon, je ne vais jamais nulle
08:27 part.
08:28 Alors, je prends plaisir à demander et à refaire.
08:31 Il y a toujours quelqu'un qui me conduit jusqu'au bout et qui fait la conversation
08:35 avec moi.
08:36 Je crois se perdre dans une ville, c'est une des choses les plus excitantes pour voir
08:41 un peu l'ambiance, l'humeur des gens.
08:44 Il y a des jours où ils sont très très pressés, et d'autres jours où ils sont
08:47 capables de monter l'escalier même avec vous.
08:51 - Vous, ça vous arrive d'être pressé ?
08:52 - Non, eux !
08:53 - Non, mais vous ?
08:54 - Si ça m'arrive d'être pressé, si je suis en haut état, mais c'est très rare
08:58 parce que même pour venir ici, je m'arrange pour arriver toujours 45 minutes avant.
09:03 Je suis le seul qui arrive deux heures et demie, près de trois heures à la gare,
09:09 avant de prendre le train.
09:10 A l'envoi pour l'avion.
09:12 - Et pourtant vous avez été pressé, Daniela Ferriere.
09:14 C'est vrai que dans votre jeunesse, vous avez été journaliste.
09:17 Vous avez couvert l'actualité de votre pays, Haïti.
09:22 Vous avez questionné, interrogé, critiqué la dictature du dictateur du Valais dont la
09:30 milice avait assassiné l'un de vos amis.
09:32 Vous aviez tous les deux 23 ans, vous avez affronté le dictateur avant de fuir.
09:38 Vous avez connu cet exil-là.
09:40 - Vous avez bien fait de rappeler cet ami mort, il s'appelle Gassner Raymond, il est
09:45 mort à 23 ans.
09:47 J'ai quitté presque au même moment parce que j'étais en situation très délicate
09:53 avec le gouvernement.
09:54 Mais nous n'étions pas du même type de journaliste.
09:57 Moi, j'écrivais sur la vie quotidienne, sur la littérature, sur le cinéma, le théâtre.
10:04 J'ai toujours été comme ça, jusqu'à ce que quelqu'un du gouvernement m'a dit
10:07 « Et vous savez, on vous a à l'œil précisément parce que vous n'êtes pas dans ce qui se
10:13 passe.
10:14 On dirait que vous êtes à côté.
10:16 » Et ça, c'est subversif.
10:18 - Ça, c'est subversif ?
10:19 - Oui, il avait compris quelque chose.
10:21 Oui, c'est pour ça que j'ai écrit ce livre « Un certain art de vivre ». Parce que
10:27 c'est subversif de se coucher dans une baignoire, dans un lit en ce moment, et quand toute la
10:33 planète est debout à feu et à flamme, quand les points sont brandis.
10:38 Et c'est subversif de réfléchir et de croire en ouvrant la fenêtre que le crépuscule
10:45 que l'on voit est le même que Virgil a vu dans son temps.
10:47 Et de dépasser les frontières de temps, les frontières de race, les frontières de
10:53 classe, d'aller dans des choses qui nous relient d'une certaine manière.
10:58 - Parce que vous y croyez ?
11:00 Vous croyez encore que certaines choses peuvent nous relier, Daniela Ferrière ?
11:04 - Ah mais ça ne fait que ça ! Les choses qui nous relient, bien sûr !
11:08 - Mais on est dans un monde où ce qui nous divise a l'air d'être plus fort que ce qui nous relie.
11:12 - Oui, par exemple, juste pour venir ici, le chauffeur de taxi s'est arrêté à beaucoup
11:18 de feux rouges.
11:19 Voilà une chose qui nous relie.
11:21 Parce qu'il pouvait le faire, il traversait, il n'y avait personne dans la rue, c'était
11:25 assez tôt, la rue était vide.
11:28 Mais il l'a fait.
11:29 Et j'imagine que beaucoup de gens le font sans cesse dans la journée dans une ville
11:35 surpeuplée, j'allais dire, de taxis comme Paris.
11:38 Et ça c'est une chose qui nous relie.
11:40 L'observance de cette loi où l'on peut, bien sûr il y a des gens, d'ailleurs celui
11:47 qui passe sous le feu rouge étonne tout le monde malgré tout.
11:51 - Nous sommes capables d'empathie ?
11:53 - Ah non, nous ne faisons que ça !
11:54 Nous ne faisons que ça !
11:56 Haïti par exemple, qui brûle sans cesse, moi je n'ai vu qu'empathie quand je vivais
12:04 en Haïti.
12:05 L'immense majorité des gens, l'immense majorité des gens veulent faire le bien et pensent
12:14 aux autres, s'intéressent aux autres.
12:17 Ma mère, mes tantes, je me souviens, tous les gens autour de moi.
12:21 C'est une extrême minorité qui met le feu.
12:25 - Une extrême minorité qui fait le feu.
12:27 Il y a également cette phrase extrêmement puissante à la fin de votre livre.
12:32 Au début, je croyais que mes livres venaient de moi pour découvrir enfin que je viens
12:36 de mes livres.
12:37 Je l'ai déjà cité.
12:38 Il y a cette figure d'une personne qui s'appelle Oki.
12:42 Qui est Oki ? H-O-K-I, Daniela Ferriere.
12:46 - Oh si je le savais, je n'aurais pas écrit le livre.
12:50 C'est un ensemble de gens, c'est une figure, comme vous avez bien dit, et cette femme qui
12:56 m'a quitté, enfin qui a quitté le narrateur je veux dire.
12:59 Et ce narrateur qui choisit d'aller dans un pays qu'il ne connaît pas, dans une ville
13:04 qu'il ne connaît pas, pour essayer de cuver sa douleur si l'on peut dire.
13:09 Parce qu'il ne cherche pas à esquiver cette douleur.
13:11 Et d'ailleurs, quand il arrive à Borneo, une serveuse, les serveuses sont toujours
13:17 comme ça, promptes à vouloir aider les gens.
13:20 Et voulait savoir un peu la cause de cette tristesse qui assombrissait son visage.
13:25 Et lui de quitter le café, le bar, parce qu'il voulait vivre cette douleur en solo.
13:32 Vous savez, il a même dit à la fin, pourquoi les gens s'étonnent toujours quand un homme
13:37 souffre ? Comme si les hommes n'étaient que baignés dans cette virilité qui empêche
13:44 toute souffrance même ordinaire.
13:46 Et cette douleur personnelle, cette douleur qui vient d'un amour qui s'est interrompu,
13:52 d'une rupture, et cette douleur aussi, enfin le narrateur, il voit un mystère.
14:00 Le mystère qu'on a à s'approcher de quelqu'un comme à celui de s'en éloigner.
14:05 Il y a toujours dans une rencontre quelque chose entre présence et absence.
14:12 Mais lui, il adore quand Oki est présent et il adore aussi quand elle n'est pas là.
14:18 Notre époque, Daniela Ferriere, elle est traversée par la figure du migrant, de celui
14:23 qui quitte, de celui qui part, de celui qui doit partir le plus souvent.
14:28 Et pour vous, quand vous écrivez sur l'exil, on a le sentiment que c'est moins une question
14:33 d'espace alors que vous avez quitté votre pays, que vous avez traversé des continents,
14:38 que vous êtes passé d'Haïti aux États-Unis à la France, que vous rêvez du Japon.
14:45 Mais que finalement, le véritable exil, c'est la perte de l'enfance.
14:49 Oui, c'est la perte d'un temps.
14:51 Enfin, on ne peut pas y retourner, c'est cela.
14:55 Vous essayez d'y retourner quand même ?
14:57 Dans mon enfance ? Ah ben j'y suis chaque soir.
15:00 J'essaye de retourner, j'essaye, je suis toujours dans un présent de l'indicatif
15:06 assez chaud qui me permet de garder, au chaud carrément, cette enfance.
15:11 Parce que c'est elle qui me protège de toutes les salissures de la vie.
15:16 Mais je dois dire, c'est vrai que l'espace, on peut y retourner, mais le temps, il est
15:21 impitoyable, c'est très difficile d'y retourner.
15:25 Parole d'immortel ! Parole d'immortel, M. l'académicien !
15:29 C'est vrai !
15:30 Daniel Laferrière, il y a Sylvie qui est au Standard Inter et qui veut vous poser une
15:34 question justement, parce que vous êtes académicien.
15:37 Bonjour Sylvie ! Oui, bonjour !
15:39 Vous êtes enseignante, vous êtes prof de français, bienvenue sur Inter !
15:42 Merci ! Alors moi, je vais poser la petite question tati ou provocante du matin.
15:49 Alors moi, j'appelle par rapport à la féminisation de la langue française, qui
15:54 est quand même, on peut le dire, ultra masculinisée.
15:57 Donc, je relisais il n'y a pas très longtemps des textes, enfin des textes, des études
16:02 sur la langue du Moyen-Âge, à savoir qu'on disait « ça pleut » au lieu de « il
16:07 pleut », « ça neige ». Tous les noms de métiers avaient leur féminin, ce qui
16:12 a quand même encore un peu de mal à être accepté, puisqu'on continue à appeler
16:16 une femme « le ministre », enfin des petites choses comme ça.
16:18 Et moi, je voulais savoir s'il y avait une réflexion, alors j'exclus l'écriture
16:23 inclusive puisque je connais les arguments de l'académie française, mais est-ce qu'il
16:27 y a une réflexion sur la racéminisation ou en tout cas peut-être une langue un peu
16:32 plus neutre, qui laisserait quand même un peu plus de place ou un peu moins de place
16:37 à la force masculine qui va quand même, c'est, tiens, a pris beaucoup, beaucoup
16:42 de place en notre langue.
16:43 Merci Sylvie pour votre question-réponse.
16:46 Daniela Ferriere ?
16:47 On ne voudrait pas de langue neutre, qu'elle soit féminine, qu'elle soit masculine,
16:52 qu'elle soit…
16:53 Vous n'en voudriez pas ?
16:54 Neutre ? Non, on ne veut rien de neutre, on veut quelque chose de vivant.
16:58 Et ce qu'elle veut, je suis sûr, c'est quelque chose de vivant et qu'il n'y a
17:01 plus de féminin dans cette langue et que cela… Et puisque la langue appartient à
17:07 tout le monde, c'est notre passion la plus commune.
17:10 Et c'est… Donc s'il y a une partie de la population qui se trouve, qui se sent
17:16 frustrée et qui pense qu'elle n'est pas présente dans la langue, et naturellement
17:20 de telles demandes sont tout à fait recevables.
17:24 Mais à l'Académie française ?
17:25 Je crois que pour la ministre, on dit ça, bien sûr, l'Académie est tout à fait
17:29 d'accord.
17:30 Mais jusqu'à récemment, vous disiez « Madame le secrétaire perpétuel de l'Académie
17:35 française » lorsque c'était Hélène Carrière-Dancos qui occupait ce siège avant
17:40 Amine Mahalouf.
17:41 Et elle y tenait, elle ne voulait pas de la féminisation des prénoms.
17:44 Elle a ajouté, elle a ajouté devant moi plusieurs fois, elle a fait que quand vous
17:49 allez chez quelqu'un et que cette personne veut qu'on féminise sa fonction, et bien
17:54 il part contre l'Asie.
17:55 Mais je dois dire aussi, l'Académie c'est une collection, si l'on peut dire, d'individus,
18:01 de cerveaux, d'hommes, de femmes, qui se réunissent.
18:05 Et quand il y a, mettons, enfin une règle en science plénière, bien sûr c'est l'Académie,
18:11 mais tout le monde ne partage pas les avis.
18:14 Sans ! On imagine que vous n'avez pas forcément toujours les mêmes avis qu'Alain Finkiel
18:18 en Grotte, peut-être parfois plus proche d'Amine Mahalouf.
18:21 Mais justement à propos de la langue française, Emmanuel Macron, le président de la République,
18:26 votre protecteur, le protecteur des académiciens, Daniela Ferrière, devrait inaugurer dans
18:31 les prochains jours le site francophone de Villers-Cotterêts.
18:34 C'est un site entièrement dédié à la langue française, à la francophonie.
18:38 C'est là que François 1er a signé au XVIe siècle l'ordonnance qui impose le français
18:43 dans les actes administratifs.
18:45 Il y a aussi qui est né Alexandre Dumas.
18:48 Est-ce que ça ne vous semble pas curieux de faire un musée de la francophonie ?
18:53 - Ah ben si ça leur permet de parler du français.
18:58 Mais moi, ma langue française, elle est extrêmement vivante.
19:03 J'écris contre vents et marées.
19:05 J'écris 37 livres alors que je viens d'un pays de dictature, de difficultés économiques.
19:13 J'ai été exilé, ça ne m'a pas penché.
19:15 Non seulement d'écrire des livres, mais d'écrire des livres sur des sujets où on ne m'attendait
19:19 pas.
19:20 Comme ce livre en plein désastre mondial, je parle d'un art de vivre.
19:24 - Un certain art de vivre.
19:26 - Un certain, pas n'importe lequel.
19:28 Parce que ce matin, en regardant, juste par hasard, j'ai trouvé qu'il y avait dans ce
19:34 livre le mot "mort" est prononcé 26 fois.
19:38 "Angoisse" 8 fois, "douleur" 13 fois.
19:41 "Méenfance" 12 fois, mais "vie" 60 fois.
19:44 - "Vie" 60 fois.
19:46 - "Vie" 60 fois.
19:47 - Parce que ça, c'est vous, Daniela Ferrières.
19:48 - Oui, parce que quand on écrit comme ça...
19:51 - Ce n'est pas l'écriture ou la vie, c'est l'écriture et la vie, vous concernant.
19:55 - Oui, absolument.
19:56 Presque que c'est la vie.
19:57 Et c'est comme ça quand on écrit.
20:00 On finit par dessiner son autoportrait.
20:03 Je n'ai pas fait attention, je n'avais pas regardé avant.
20:06 J'écrivais.
20:07 Et le mot "peut-être" aussi, et le mot "mais" qui sont des mots qui nous définissent.
20:12 "Peut-être" 7 fois, "mais" 20 fois.
20:16 Ça veut dire qu'il y a un sens de la nuance qui est spontané chez moi.
20:19 Qui fait que j'ai écrit ce mot de façon aussi dramatique.
20:25 Mais "douleur" aussi.
20:26 - "Douleur".
20:27 - C'est ça, on t'a dit.
20:28 - Mais parce qu'il y a des mots dont vous n'avez pas peur.
20:31 Vous avez écrit ce livre avec le mot interdit.
20:33 Vous êtes l'auteur d'un livre remarquable et qui avait fait date "Comment faire l'amour
20:37 avec un nègre".
20:38 Ce mot ne vous fait pas peur ? En Haïti, le mot "nègre", qu'est-ce qu'il veut dire ?
20:42 - Il veut dire "homme".
20:43 Si quelqu'un, mettons Macron, s'il va en Haïti et qu'il se conduise très bien, on
20:49 va dire que ce Français est un bon nègre.
20:53 - On dirait ça du président de la République française.
20:55 C'est un bon nègre.
20:56 - S'il se conduit comme un bon nègre, oui.
20:58 - Oui, il y a donc une condition.
21:00 C'est un livre…
21:01 - Oui, bien sûr.
21:02 - Vous êtes un écrivain joyeux, Dany Laferrière.
21:04 Ou en tout cas, vous donnez envie de vivre, vous lire donne envie de vivre.
21:08 Et pourtant, dans cet art de vivre, vous parlez de l'art de quitter la fête.
21:12 Et on se dit mais Dany Laferrière, c'est le dernier à partir d'une fête.
21:17 Et là, au contraire, vous dites qu'il y a beaucoup de manières de quitter une fête.
21:20 La plus sûre, c'est de ne pas y aller.
21:23 - Oui, je crois.
21:24 - Et faire croire le lendemain qu'on y est allé.
21:29 Mais qu'on est arrivé si tard que les gens étaient trop chauds, trop payés pour…
21:35 Oui, bien sûr.
21:36 Il y a dans la douleur, dans la tristesse, quelque chose, un ingrédient neuf qui peut
21:43 être, qui s'appelle l'humour.
21:45 Et l'humour est une fête de l'esprit.
21:47 Et l'humour arrive précisément quand les choses se désagrègent un peu.
21:52 C'est une sorte d'auto… une courtoisie qui nous empêche de donner notre tristesse
22:01 à celui qui est en face de nous.
22:03 On peut toujours faire rire.
22:05 Il y a toujours une autodérision.
22:07 Être heureux, ça ne veut pas dire être tout le temps content.
22:10 Ça veut dire avoir la capacité de faire face à beaucoup de choses différentes.
22:16 Moi, j'accepte.
22:17 C'est pour ça que tout à l'heure, j'ai dit à la dame, jamais j'accepterai, quelle
22:20 que soit l'affaire, une vie neutre, une langue neutre, un amour neutre, une douleur
22:26 neutre.
22:27 Non, je veux vivre.
22:28 Je veux qu'on me conteste.
22:30 Je veux l'opposition.
22:33 Et si elle n'arrive pas, je me range dans l'opposition.
22:36 Merci infiniment, Dany Laferrière.
22:39 L'exilé, cet étrange animal qui vit hors de sa terre natale et se nourrit de souvenirs
22:44 périmés, je ne sais pas si c'est vous, mais en tout cas, d'autres peuvent s'y reconnaître.
22:48 Un Certain Art de Vivre est publié chez Grasset.
22:51 C'est un livre formidable et que je recommande chaleureusement.
22:54 Merci d'avoir été l'invité d'Inter ce matin, monsieur l'académicien à suivre
22:58 le Carrefour du 6/9.