• il y a 8 mois

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00:00 * Extrait de la vidéo *
00:06 Les élections européennes avec un mot au cœur de celle-ci, la guerre.
00:10 Bonjour Stéphane Audouin-Rousseau.
00:12 Bonjour.
00:13 Vous êtes historien, directeur d'études à l'EHUSS, spécialiste de la grande guerre,
00:17 auteur de la part d'ombre "Le risque oublié de la guerre" aux éditions des Belles Lettres.
00:22 Je l'ai dit, vous êtes probablement l'un des meilleurs historiens de la grande guerre.
00:27 Et je me demande ce que ça vous fait de voir votre objet d'étude,
00:32 non plus sur un plan historique, mais comme ça, au cœur de l'actualité ?
00:36 C'est évidemment une forme de stupeur, de stupeur professionnelle si je puis dire,
00:42 car l'identité en quelque sorte morphologique entre la grande guerre
00:48 et la guerre russo-ukrainienne actuelle est telle qu'on a l'impression d'une véritable régression historique
00:55 qui normalement ne se produit pas, et ne se produit pas particulièrement dans le domaine de la guerre,
01:00 où les évolutions technologiques en particulier sont si rapides,
01:03 beaucoup plus rapides que dans tous les autres domaines,
01:05 que l'histoire ne resserre jamais les plats.
01:09 Et là, on a l'impression d'une grande ressemblance,
01:12 guerre industrielle, guerre d'attrition, guerre d'opposition et l'artillerie.
01:18 L'artillerie comme arme de domination du champ de bataille dans cette guerre russo-ukrainienne,
01:22 comme en 1916 sur le front ouest, avec finalement en dernière instance,
01:27 comme disaient autrefois les marxistes, l'importance capitale de l'infanterie.
01:33 Il y a là, évidemment, pour un historien de la grande guerre, quelque chose de très stupéfiant,
01:37 mais aussi du coup, la grande guerre fournit des outils,
01:41 peut-être de compréhension, d'interprétation de la situation actuelle.
01:45 Alors vous avez prononcé une date, Stéphane Audouin-Rousseau, vous avez dit 1916,
01:49 alors sommes-nous en 1916, 1917 ? Est-ce que ça a un sens pour vous de dater le moment où nous sommes ?
01:56 Alors oui, en histoire, évidemment, et en politique, comparaison n'est pas raison.
02:01 Nous le savons tous, mais nous avons bien besoin tout de même de donner du sens à ce que nous avons sous les yeux.
02:08 Nous ne pourrons pas annuler notre souvenir historique.
02:11 Pour moi, l'Ukraine vit actuellement ce qu'on appelait autrefois la crise de 1917.
02:17 Ce qu'a été la crise de 1917 pour la France.
02:21 Et c'est évidemment extrêmement inquiétant.
02:23 - C'est-à-dire ? - La crise de 1917, c'est-à-dire un moment où l'Ukraine pourrait perdre la guerre, tout simplement,
02:31 changement de chef d'état-major, premier signe d'une crise politique,
02:37 et de fracture du consensus ukrainien si fort depuis le début,
02:44 et au fond, situation de domination de l'adversaire qui compte bien en profiter.
02:53 Maintenant, il y a d'autres références historiques qui elles-mêmes sont des références politiques.
02:57 Si on dit "nous sommes en 1914", ce sont les gens qui sont les plus partisans de la paix, de la paix tout de suite.
03:07 Si on dit "nous sommes en 1938", c'est Munich.
03:09 Au contraire, ce sont ceux qui sont partisans d'une politique de la plus grande fermeté.
03:13 - Alors comment réagissez-vous justement ? Est-ce que pour vous on est en 1914, en 1938 ?
03:19 - Il me semble. Si vraiment vous voulez m'amener dans les comparaisons historiques,
03:25 il me semble que nous sommes non pas dans un moment aussi précis,
03:31 mais dans quelque chose qui ressemble aux années 1930 et notamment à la question.
03:36 Nous sommes dans la question de l'appeasement des années 1930,
03:40 de cet apaisement prôné par les démocraties d'abord britanniques et françaises vis-à-vis de l'Allemagne nazie.
03:49 C'est ça qui depuis le début et depuis même avant la guerre,
03:52 et peut-être encore plus avant la guerre que maintenant,
03:56 qui à mon avis est la comparaison la plus pertinente.
04:00 Cet apaisement vis-à-vis de la Russie auquel nous cherchons à renoncer,
04:06 auquel le président de la République en particulier cherche à nous faire renoncer,
04:09 mais qui imprègne encore je crois notre système de représentation.
04:16 - Ce qui veut dire qu'on a tort, qu'on a raison de chercher l'apaisement ?
04:20 Parce qu'avec les raccourcis historiques, Stéphano Douin-Rousseau, comme vous l'avez dit,
04:24 ce sont des comparaisons qui sont en apparence historique et en réalité politique.
04:29 - Évidemment. Alors est-ce qu'on a tort ou on a raison ?
04:32 Est-ce que c'est un historien de le dire ? C'est très difficile.
04:36 Il me semble tout de même, je me laisse guider un petit peu par quelqu'un qui pour nous a une grande importance,
04:42 qui est évidemment l'historien Marc Bloch dans "L'étrange défaite"
04:44 qu'il rédige juste après la défaite française de mai-juin 1940,
04:49 et qui dit "Il n'y a rien de pire pour un pays que de se laisser saisir par une nation de proie".
04:57 Il me paraît évident que la Russie aujourd'hui est une nation de proie,
05:02 et je ne vois pas comment on peut défendre, au fond, comment on pourrait défendre
05:08 la forme de capitulation de l'Ukraine face à cette nation de proie.
05:13 C'est ça je crois que je pourrais dire en étant avec la prudence nécessaire.
05:18 - Je vais prendre une comparaison issue de l'un de vos confrères, Christopher Clarke.
05:23 L'historien parlait de "Somnambule" pour la guerre de 1914,
05:26 autrement dit l'idée qu'un enchaînement qui n'est pas nécessairement perçu par les acteurs
05:33 va les conduire à cette guerre de 1914.
05:35 Est-ce que nous pourrions reproduire ce type d'enchaînement Stéphane Audoin ?
05:39 - Je pense qu'on l'a déjà reproduit.
05:42 On l'a reproduit avant le 24 février 2022,
05:46 où tous les signes de la guerre s'accumulaient de manière de plus en plus certaine,
05:52 sans compter que le renseignement américain avait de manière inattendue
05:57 publicisé en quelque sorte les informations à sa disposition.
06:02 Et nous, en Europe, quand je dis nous, c'est nous les citoyens, nous les politiques,
06:07 nous les chancelleries, nous les services de renseignement,
06:10 nous les universitaires, les "experts" entre guillemets,
06:13 je mets beaucoup de guillemets, vous le sentez,
06:15 eh bien nous ne voulions pas croire à la guerre
06:18 sous prétexte qu'elle serait irrationnelle du point de vue de la Russie.
06:23 Oui, dans une certaine mesure, la guerre était irrationnelle du point de vue de la Russie
06:28 comme elle l'était pour les grandes puissances en 1914.
06:31 Des tas de très bons esprits leur disaient que ce serait absurde.
06:34 Eh bien ce n'est pas parce que la guerre est absurde du point de vue du temps de paix
06:37 qu'une fois que le temps de guerre est là, elle n'a pas sa rationalité propre.
06:41 Somme d'ambules, nous l'avons été.
06:43 Et nous en payons aujourd'hui le prix, ou plus exactement,
06:46 ce sont les Ukrainiens qui en payent très chèrement le prix.
06:50 Alors, aujourd'hui ce sont les Ukrainiens.
06:52 L'autre point de comparaison, mais je le soumets à votre sagacité, Stéphano Doin-Rouzeau,
06:57 consiste à savoir si une guerre mondiale pourrait surgir comme en 1914,
07:04 en partant d'un pays qui n'est pas au cœur de l'Europe,
07:09 qui est plutôt à sa périphérie, je pense en l'occurrence à l'Ukraine.
07:14 Est-ce qu'un conflit secondaire pourrait conduire, cette fois-ci, le monde,
07:19 ou en tout cas notre monde, l'Europe à s'embraser ?
07:22 Oui, comme le conflit entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie,
07:26 c'est un conflit périphérique, effectivement, où la plupart des Européens n'avaient aucune idée de ce conflit.
07:33 D'ailleurs, après l'attentat de Sarajevo du 28 juin 1914, il faut attendre un mois
07:38 pour que, même dans les cercles cultivés, informés, on se rende compte de la gravité de la situation.
07:45 Il ne reste plus à ce moment-là que quelques jours avant la guerre.
07:48 Évidemment, on peut craindre quelque chose de ce genre.
07:55 Ce que je crois davantage, tel que les choses se dessinent aujourd'hui,
08:02 c'est beaucoup plus une sorte de montée aux extrêmes très lente
08:09 par implication croissante des pays européens, des pays de l'OTAN, de la France donc,
08:16 qui est tout de même la première puissance de l'OTAN en Europe,
08:19 dans le conflit pour éviter une défaite ukrainienne qui actuellement paraît,
08:24 et c'est triste à dire, dans les cartes.
08:27 Alors, on ne sait pas si celle-ci est effectivement dans les cartes ou pas, Stéphano Douin-Rousseau,
08:33 mais ce qui est certain là aussi, et je vous soumets le parallèle à nouveau,
08:40 on a affaire à des phénomènes de décomposition et de recomposition d'empires.
08:45 Là, je pense bien sûr à l'Empire russe, vous parliez de l'Empire austro-hongrois,
08:48 l'Empire austro-hongrois qui était une puissance majeure et qui s'est progressivement estompée,
08:56 qui est entrée en déliquescence, est-ce que ça c'est par exemple,
09:00 une forme de respiration historique que l'on pourrait revivre ?
09:03 Oui, c'est intéressant de poser la question de cette manière,
09:06 ce qui veut dire qu'à ce moment-là, si on suit cette hypothèse,
09:10 nous nous sommes complètement trompés sur notre manière de percevoir le XXe siècle,
09:16 la fin du XXe siècle et ses suites.
09:18 L'historien Eric Hobsbawm, en 1994, parle de court XXe siècle,
09:22 en entérinant finalement la défaite de l'URSS dans la guerre froide
09:27 et sa décomposition effectivement et la transformation de l'URSS en Russie.
09:34 Seulement, il y a un petit problème,
09:36 c'est que c'est nous qui avons enregistré en quelque sorte, sanctionné,
09:41 ce que nous estimions être notre propre victoire dans la guerre froide,
09:46 sans qu'une couche de sang ait été versée en 1991,
09:49 et en même temps, la victoire de ce que nous estimions être notre modèle démocratique.
09:53 Le petit problème, c'est que du côté adverse, si je puis dire,
09:57 il n'avait pas tiré les mêmes leçons de ce qui s'était passé en 1994-1991,
10:03 ni sur le plan géopolitique, ni sur le plan politique.
10:07 Et aujourd'hui, nous payons avec Poutine,
10:12 enfin nous payons depuis 20 ans, mais particulièrement depuis 2008 et 2014,
10:17 nous payons cette erreur d'appréciation.
10:19 Et bien alors, dernière comparaison, je vais continuer avec Hobsbawm,
10:22 puisque vous en parlez, l'âge des extrêmes,
10:24 est-ce que cette manière de voir brutaliser nos sociétés,
10:29 parce que cette guerre, elle se déploie de manière particulièrement brutale,
10:33 est-ce que ça pourrait aussi conduire finalement à une forme d'ensauvagement ?
10:38 Stéphano Douarouzo, vous avez été l'un de ceux qui ont mis au cœur
10:43 de la recherche historique l'anthropologie, la manière dont on fait la guerre.
10:48 Nous sommes, nous, en Europe occidentale, en quelque sorte,
10:52 gorgés à la paix depuis 70 ans.
10:55 Il nous est donc extraordinairement difficile
10:58 de transformer notre système de représentation,
11:01 de transformer nos anticipations.
11:04 Maintenant, je crois personnellement que la guerre fait partie du politique.
11:10 On le sait depuis Klauswitz, on le sait même depuis Machiavel.
11:14 Que la guerre fait partie du politique, qu'à condition...
11:19 Sauf à vouloir supprimer le politique,
11:21 on ne voit pas très bien comment la guerre ne serait pas toujours
11:24 plus ou moins à notre horizon d'attente.
11:26 Elle vient de nous monter, elle est de nouveau là.
11:29 Et de ce point de vue, je pense que nous pouvons renouer.
11:34 Nous pouvons renouer avec l'âge des extrêmes,
11:36 dans la mesure où, voilà, ce termine, vient de se terminer.
11:40 C'est un entre-deux-guerres, 91-2022.
11:43 Stéphane Audouin-Rousseau, on vous doit notamment la part d'ombre,
11:46 le risque oublié de la guerre, aux éditions des Belles Lettres.

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