À l'occasion du 80ème anniversaire du Débarquement des Alliés en Normandie, Nicolas Demorand reçoit l'historien Olivier Wieviorka, spécialiste de la Seconde guerre mondiale. Auteur de "Le Débarquement. Son histoire par l’infographie" (Seuil, mars 2024). Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-jeudi-06-juin-2024-4735162
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00:00L'invité du 7-10 est aujourd'hui historien, professeur à l'École Normale Supérieure de Paris-Saclay,
00:06grand spécialiste de la Seconde Guerre Mondiale, à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages,
00:12dont récemment avec Cyriac à l'Art, Le Débarquement, Son Histoire par l'Infographie,
00:20c'est aux éditions du Seuil.
00:22Questions et réactions, amis auditeurs, au 01-45-24-7000 et sur l'application de France Inter.
00:29Olivier Vievorka, bonjour, et merci d'être à notre micro pour évoquer le 80e anniversaire du Débarquement,
00:37que votre livre permet de redécouvrir dans toute son ampleur, jour par jour, heure par heure, parfois minute par minute.
00:46C'est un travail impressionnant qui va nous permettre d'éclairer cette journée.
00:51Emmanuel Macron, je le rappelle, sera ce matin sur les plages normandes avec une trentaine de chefs d'État,
00:56dont Joe Biden, mais aussi le roi Charles, et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky,
01:04a noté que la Russie, invitée il y a dix ans, a été formellement exclue de ses commémorations
01:10en raison de la guerre d'agression qu'elle mène contre l'Ukraine.
01:14On va parler de ces aspects politiques et géopolitiques dans un instant,
01:18mais un mot d'abord de la puissance de cet événement.
01:2280 ans après, il est profondément ancré en nous.
01:26On a tous l'impression d'entretenir un rapport intime avec lui.
01:31Comment l'expliquez-vous ?
01:33Écoutez, effectivement, les Français, et en règle générale, l'Occident a un rapport intime avec cet événement,
01:39parce que d'abord, nous devons aux débarquements, aux hommes du 6 juin 1944, notre liberté, notre libération.
01:46Et ce débarquement, il faut le souligner, a été attendu, espéré,
01:50et la nouvelle du débarquement s'est propagée comme une traînée de poudre,
01:53même dans les camps de concentration, la nouvelle est arrivée extrêmement vite.
01:57Et c'est bien entendu l'une des raisons qui expliquent la popularité du débarquement.
02:01J'en ajouterai une autre, c'est que le débarquement est un événement heureux.
02:06C'est un événement heureux, alors bien sûr, vous avez les victimes normandes,
02:08bien sûr, vous avez les hommes qui sont tombés le 6 juin 1944,
02:12mais malgré tout, ce débarquement s'est bien passé.
02:15Et donc, on peut commémorer ce débarquement de manière festive.
02:18On ne peut pas imaginer une commémoration comme celle que nous vivons aujourd'hui,
02:22pour célébrer la libération d'Auschwitz, la libération de Brunwald, ou même la bataille de Stalingrad.
02:27Olivier Vivorek, est-ce que la force de l'événement ne tient pas aussi au fait
02:31que le débarquement marque de manière spectaculaire la bataille entre la démocratie et le nazisme ?
02:40Entre ces deux camps-là, c'est sur les rives normandes qu'elle s'est jouée,
02:44peut-être de manière spectaculaire, la plus spectaculaire en tout cas à nos yeux, nous, ici.
02:50Vous avez entièrement raison, il y a une lutte entre les démocraties et le totalitarisme,
02:54et c'est ce qui explique effectivement que le débarquement soit populaire.
02:58Mais en même temps, il faut se rappeler qu'à la peste brune va succéder la peste rouge en Europe de l'Est,
03:04et que le débarquement qui est vécu avec ferveur par les Belges, les Néerlandais, les Français,
03:09n'est peut-être pas considéré de la même manière en Pologne ou en Tchécoslovaquie.
03:13Le Figaro republie à la une ce matin l'une des célèbres photos de Capa du débarquement.
03:21Les G.I.s, le coup, l'eau jusqu'au cou, le pactage de 35 kilos, le feu allemand.
03:30Est-ce que l'événement garde aussi toute sa force parce qu'il est une manifestation d'héroïsme ?
03:37Alors, oui, il est une manifestation d'héroïsme.
03:40Vous parlez de ces photos de Capa, il faut rappeler que Capa a réalisé 106 photos le jour du D-Day,
03:46mais que seules 8 ont été sauvegardées.
03:49Donc ce sont des clichés d'autant plus précieux.
03:51L'héroïsme, oui, il en fallait.
03:53Il en fallait pour débarquer.
03:55Les hommes ont peur.
03:56L'héroïsme est visible sur, d'abord, les plages, mais particulièrement sur Omar.
04:04Parce que c'est véritablement dans cet enfer bloody Omar, Omar à la sanglante,
04:10que l'héroïsme des hommes s'est révélé.
04:12Véritablement, la situation a été sauvée grâce à la présence d'esprit, d'individus,
04:17et non pas grâce, au fond, à l'action d'une masse.
04:21Et de ce point de vue, effectivement, l'héroïsme est grand.
04:23D'autant plus, il faut le rappeler, que les hommes ont peur.
04:26On transforme, et c'est peut-être l'un des aspects les plus gênants de la mythologie d'Overlord,
04:31on transforme les G.I.s ou les Tommies comme des héros,
04:35voulant libérer la France, leur robe, du joug nazi.
04:38Ils n'ont pas ça en tête.
04:39D'ailleurs, les rapports sur le moral montrent bien qu'au fond, ils ne croient pas à ces grands mots.
04:44Que cette armée, pour reprendre la formule d'un psychiatre américain,
04:47est une armée faiblement endoctrinée.
04:49Mais l'héroïsme est au rendez-vous parce que c'est le devoir,
04:52et ça le devoir à jouer.
04:53Et parce qu'aussi, il faut protéger son compagnon d'armes, son body.
04:57Et ce sont deux puissants moteurs qui expliquent l'héroïsme,
05:00dont ces soldats ont fait montre le 6 juin 1944.
05:03Vous citez Ralph Ingersoll.
05:06« On avait froid, et je ne sais si ce froid venait du dehors ou du dedans.
05:11Nous étions sur notre péniche depuis trois jours,
05:13et la peur nous avait pris si souvent et de manière si différente
05:17que nous n'avions même plus la curiosité de l'analyser ».
05:22Oui, ils ont peur.
05:23Donc cette peur à laquelle Ralph Ingersoll,
05:26qui est attaché à l'état-major de Bradley, donc côté américain.
05:29Cette peur que Ralph Ingersoll évoque,
05:32elle est accentuée par le fait que les hommes,
05:35depuis le 3 juin, sont sur les bateaux à attendre,
05:39à attendre que sur les bateaux, les moteurs tournent.
05:41Donc vous avez une odeur de diesel absolument abominable.
05:45Les hommes, il faut le dire aussi, vomissent.
05:47Donc véritablement, cette peur est omniprésente,
05:50et on les comprend.
05:52Au fond, les soldats anglo-américains ont peur de deux grandes choses.
05:56D'une part, le mur de l'Atlantique,
05:58que l'on présente comme une forteresse,
06:00une muraille de Chine absolument redoutable.
06:02Et puis, ils ont peur aussi du soldat allemand.
06:04Le soldat allemand qui, il faut le rappeler,
06:06tue une fois et demi plus que le soldat britannique ou américain.
06:10Or, ce soldat allemand, les soldats anglais et américains,
06:14ont pu voir sa pugnacité en Afrique du Nord.
06:18La campagne de Tunisie a été horrible, et en Italie.
06:21Donc ils tremblent, et ils ont raison de trembler.
06:23Alors, venons-en au débarquement lui-même.
06:26Je le disais dans ce livre, il est décrit heure par heure,
06:30parfois minute par minute.
06:32D'abord le touchdown, le largage des parachutistes peu après minuit.
06:36Puis les bombardements intensifs sur les batteries allemandes à partir de 3h15.
06:41Puis l'ouverture du feu des croiseurs et cuirassés à 5h45.
06:456h31, le premier bataillon britannique débarque à Utah Beach.
06:497h31, c'est le commando Kieffer qui débarque à Sword Beach.
06:54En tout, 155 865 soldats,
06:59principalement américains, anglais et canadiens,
07:03vont s'emparer de 80 km de côte.
07:07Excusez cette question qui va vous sembler naïve,
07:10la journée a-t-elle été une réussite militaire,
07:13du point de vue de ceux qui l'ont conçu, préparé et mis en œuvre ?
07:18Oui, on peut quand même se dire que c'est pas mal du tout.
07:21D'abord, les pertes sont relativement limitées.
07:24Alors bien entendu, cela paraît facile aujourd'hui dans les fauteuils de France Inter
07:27de dire que le débarquement s'est bien passé,
07:29mais vous avez eu 10 000 morts, blessés, disparus.
07:3410 000 morts, c'est trois fois moins que ce qu'attendait, craignait l'état-major.
07:39Deuxième élément, le mur de l'Atlantique, hormis sur Omar,
07:42il a duré une à deux heures.
07:44Il n'a tenu que une à deux heures.
07:47Troisième élément, le soir même du 6 juin, les plages sont prises.
07:51Il faut peut-être ici faire un retour par la guerre de 14-18.
07:54Un général de 14 n'aurait jamais rêvé d'avoir des résultats aussi faramineux en une journée.
08:00Donc oui, c'est une réussite, c'est d'abord une réussite technologique.
08:04C'est une opération combinée, air, terre, mer, très compliquée.
08:08Déjà, attaquer est toujours difficile, mais attaquer sur terre, sur mer,
08:12cela suppose bien évidemment une compétence absolument extraordinaire.
08:16Petite parenthèse que les Russes encore aujourd'hui n'ont pas en Ukraine, on le voit bien.
08:20Cette difficulté à coordonner, c'est donc une prouesse technologique.
08:23Et c'est une prouesse aussi héroïque, parce qu'il a fallu beaucoup de courage à ces hommes.
08:28Vous l'avez dit, 3000 morts, Omaha Beach, que s'est-il passé ?
08:33Alors à Omaha Beach, on peut dire que la Devane s'en est mêlée.
08:39Vous avez plusieurs éléments qui ont joué.
08:41D'abord, vous aviez une division allemande qui était une division aguerrie.
08:45Et les services d'enseignement britanniques, américains, d'ordinaires, bien informés,
08:49n'ont pas repéré cette division.
08:51Et donc, lorsque les américains sont arrivés pour le Touchdown,
08:55ils ont eu à faire un adversaire beaucoup plus coriace que ce qu'ils supposaient.
09:00C'est le premier point.
09:00Second point, vous avez eu des courants qui ont joué,
09:03ce qui veut dire que les barges se sont mal positionnées.
09:06Certaines barges ont atterri carrément sous le museau des canons allemands.
09:10Troisième élément, logiquement vous aviez des tanks amphibies
09:14qui devaient soutenir de leur feu les combattants débarqués.
09:16Ce qu'on appelle les tanks duplex drive, les tanks DD.
09:20Or, ces tanks ont été largués trop loin des côtes.
09:23Trop loin des côtes, pourquoi ?
09:24Il faut le dire aussi, parce que vous avez eu certainement la peur qui a joué.
09:28Et donc, les commandants des bâtiments d'où ces tanks étaient lancés,
09:33se sont mis prudemment à l'arrière.
09:35Résultat, 32 tanks DD devaient arriver sur le rivage.
09:39Seuls 27 ont coulé sous les yeux des équipages.
09:44Donc, tous ces éléments ont provoqué un chaos sur Omaha Beach.
09:49Un chaos si considérable que le général Bradley,
09:51qui commande l'opération globalement du côté américain,
09:54s'est demandé s'il n'allait pas interrompre les vagues successives.
09:58Ce qui aurait voulu dire deux choses.
10:00Un, laisser les combattants américains abandonner à leur triste sort.
10:04Donc, ils auraient été décimés ou capturés.
10:07Et le deuxième élément, c'est qu'il y aurait eu un vide
10:10entre le secteur américain d'une part
10:12et le secteur britanno-canadien de l'autre.
10:14Les Allemands auraient pu s'engouffrer dans cette brèche
10:16et rejeter les alliés à la mer.
10:18On bute toujours Olivier Viorca sur cette même question.
10:22Comment le secret a-t-il pu être tenu ?
10:25Comment les Allemands n'ont-ils rien vu venir ?
10:28C'est sidérant quand même.
10:29Oui, c'est sidérant.
10:30Alors en fait, qu'est-ce que les Allemands auraient pu faire ?
10:33Un, utiliser leur réseau d'espions.
10:36Mais on ne peut pas dire que l'espionnage allemand, sur sol,
10:40ait brillé par ses qualités.
10:42Deuxième élément, les interceptions radio.
10:45Ces interceptions radio, elles sont de plus en plus défaillantes.
10:48La qualité du renseignement allemand n'est plus ce qu'elle était.
10:52Troisième élément, la photographie aérienne.
10:54Or, les Allemands ne disposent pas de la maîtrise du ciel,
10:58donc ne peuvent photographier que ce que les Britanniques
11:01leur laissent photographier, c'est-à-dire assez peu.
11:03Ajoutons par ailleurs que les Britanniques
11:08ont mené une entreprise de mystification, Fortitude,
11:11qui reposait sur des faux tanks en caoutchouc,
11:15des avions en bois, sur des faux trafics radio,
11:19mais aussi sur un homme exceptionnel, Garbo,
11:22qui a bénéficié de la confiance de ses traitants allemands,
11:26l'Abwehr, le service de contre-espionnage de l'armée,
11:29et il était cru, et donc il a intoxiqué les Allemands.
11:32Là, les Britanniques ont été très habiles,
11:34plutôt que de nier l'évidence.
11:36Les Allemands pressentent un débarquement,
11:38donc les Britanniques se sont dit inutiles de nier
11:41qu'un débarquement va se produire.
11:42Tout notre effort est de faire croire
11:44que le débarquement se produira non en Normandie,
11:47mais dans le Pas-de-Calais.
11:48Cette fable a fonctionné,
11:49et elle a fonctionné jusqu'en juillet 1944.
11:52Et pour rendre le débarquement possible,
11:54il y a eu aussi le pilonnage des infrastructures allemandes
11:58sur le sol français,
12:00plus de 500 000 bombes larguées pour la seule année 1944,
12:05ce qui provoque la mort de plus de 35 000 civils
12:09en ce 80e anniversaire.
12:11Emmanuel Macron a rendu hommage à ces victimes civiles.
12:15Est-ce nouveau dans le travail de mémoire
12:17autour de cet événement ?
12:18Oui, c'est nouveau.
12:19C'est-à-dire que vous évoquez les bombardements
12:22qui frappent la France, bien entendu,
12:24mais ils vont surtout frapper la Normandie.
12:27La Normandie qui a été relativement épargnée,
12:29tout simplement parce que les Anglo-Américains
12:31ne voulaient pas donner l'alerte.
12:32Donc, ils ont évité de trop bombarder la Normandie
12:35en établissant un ratio.
12:36Pour une bombe tomber en Normandie,
12:38deux devaient tomber ailleurs.
12:40Mais le 6 juin 1944, l'apocalypse se déchaîne.
12:44Et donc, vous avez effectivement toutes les victimes
12:46que vous avez rappelées.
12:47Dans le bilan global des victimes,
12:4944 est le plus meurtrier pour les bombardements,
12:52mais ce sont les Normands qui trinquent le plus.
12:5415 000 bas-normands sont frappés par ces bombardements.
12:58Et cette mémoire était très vivace.
12:59Elle était très vivace dans les familles,
13:01elle était très vivace dans les localités,
13:03mais elle n'était pas relayée par la puissance publique.
13:06Ce que je veux dire, c'est que vous n'aviez pas
13:08de monuments aux victimes civiles,
13:10et le pouvoir politique rendait rarement hommage.
13:13Pourquoi ?
13:14Tout simplement parce que je crois que les Normands
13:17craignaient d'apparaître comme ingrats
13:19à l'égard des libérateurs,
13:21et donc ont préféré, en termes mémoriels,
13:23exalter l'héroïsme de ces soldats
13:25plutôt que leurs victimes civiles.
13:27Mais à partir, je dirais, des dix dernières années,
13:30vous avez eu ce travail,
13:32et en venant à Saint-Lô hier,
13:34Emmanuel Macron a rendu un hommage solennel
13:37aux victimes civiles de la Normandie.
13:39Je pense qu'il était très attendu.
13:40Encore une question avant d'aller au standard de France Inter.
13:44En s'arrêtant, comme on le fait ce matin sur le 6 juin,
13:47on a l'impression que le plus dur a été fait ce jour-là.
13:51Mais ça n'est pas le cas.
13:53Non, parce que nous...
13:54Le pire est à venir, si j'ose dire.
13:55Oui, non, osez, osez.
13:57Le pire est à venir parce qu'effectivement,
14:00nous, on a une vision compressée des événements.
14:026 juin, il débarque, ça se passe pas trop mal.
14:0325 août, 1944, Paris est libéré.
14:05Oui, mais pendant deux mois.
14:08Deux mois qui séparent le 12 juin,
14:10moment où toutes les plages fusionnent.
14:13Du 25 juillet, date à laquelle le général Bradley
14:17réussit à percer vers Avranches,
14:18ça a été l'enfer.
14:20Ça a été la bataille des haies.
14:22Vous aviez donc ce bocage normand
14:24qui empêchait les blindés d'intervenir.
14:26Vous aviez le mauvais temps qui a obligé à annuler
14:2950% d'émissions aériennes.
14:31Bref, les Anglo-Américains tablaient sur une guerre moderne
14:34fondée sur les chars et l'aviation.
14:35Ils se retrouvent, pour reprendre la formule de Bradley,
14:37dans un combat de jungle.
14:38Et là, pour les fantassins, ça a été terrible.
14:41Et du coup, le moral a chuté.
14:43Les pertes psychiatriques, il faut y insister,
14:45ont été absolument colossales.
14:47Elles se comptent par milliers.
14:48Et cela, on l'oublie.
14:50Alors que pour les fantassins britanniques,
14:53américains et canadiens,
14:54l'enfer a commencé effectivement en juin et en juillet.
14:57Allez, on va au Standard Inter.
14:58Bonjour Stéphane.
15:01Vous nous écoutez, nous entendez, pardon.
15:04Stéphane n'est pas là.
15:06Stéphane, oui ?
15:08Non.
15:08Jean-Philippe ?
15:10Est-ce que Jean-Philippe est là ?
15:12Oui, je suis là.
15:12Alors on vous écoute Jean-Philippe, soyez le bienvenu.
15:15Vous nous appelez de Bourgogne.
15:17C'est cela.
15:17Oui, bonjour Olivier, bonjour à tous les auditeurs.
15:20Je suis Jean-Philippe Franco-Ivoirien.
15:22Et pour le coup,
15:24faire suite à ce que vous venez de dire,
15:25je vous ramène vers le sud, en Provence.
15:27Est-ce qu'on n'oublie pas, en France,
15:30que les hommes politiques, les médias,
15:32n'oublient pas ce qui s'est passé en Provence ?
15:35Moi j'étais, excusez-moi du terme, un peu sur le cul,
15:38de prendre, ou de réapprendre,
15:40en regardant, en vous écoutant d'ailleurs Olivier,
15:41hier sur Le Quotidien,
15:43en réécoutant Apocalypse, hier,
15:45le fameux débarquement de Provence,
15:47260 000 hommes qui viennent d'Afrique,
15:49dont 10% à peine sont de l'Hexagone,
15:52viennent et permettent aussi la libération de l'Afrique,
15:54pardon, de la France et de l'Europe.
15:57Vous ne pensez pas qu'il y aurait un message fort
15:58des politiques et des médias
15:59pour se saisir de ce débarquement,
16:01et de penser nos plaies en France,
16:03et de diriger un message fort en direction de l'Afrique,
16:06qui est aussi en mal de reconnaissance ?
16:08Et question un peu plus technique,
16:09combien d'entre eux sont morts pour la France ?
16:11Merci Jean-Philippe, pour ces deux questions,
16:14Olivier Vievorca vous répond.
16:16Alors vous avez entièrement raison,
16:17le débarquement de Provence du 15 août 1944
16:19est un peu oublié,
16:21alors que si les Français jouent un rôle très mineur
16:24dans le débarquement en Normandie,
16:25ils jouent un rôle majeur,
16:27puisque deux tiers du corps expéditionnaire
16:28est composé de forces françaises,
16:30et de forces, effectivement,
16:31vous l'avez rappelé Jean-Philippe,
16:33levées dans l'Empire.
16:34Alors ce débarquement en Provence,
16:36pourquoi est-il peu commémoré ?
16:38Je ne crois pas, pour reprendre votre formule,
16:41que le pouvoir politique essaye d'oublier,
16:43au contraire le pouvoir politique a tout fait
16:45pour mettre en valeur le débarquement de Provence.
16:47Mais plusieurs éléments jouent contre ce débarquement de Provence.
16:49D'abord il a lieu le 15 août,
16:51et le 15 août les Français sont en vacances,
16:53c'est le week-end du 15 août,
16:54donc ce n'est pas nécessairement un lieu propice
16:56à la commémoration, à la réflexion,
16:58au devoir de mémoire.
16:59L'autre élément, c'est que ce débarquement de Provence
17:02n'a pas tous les aspects romanesques
17:04que le débarquement du 6 juin 1944 revêt.
17:07On a dans le débarquement de Normandie
17:09un storytelling absolument fabuleux.
17:11Est-ce que la tempête va se calmer ?
17:13Est-ce que Eisenhower va donner l'ordre de débarquer ?
17:15Est-ce que les Allemands vont croire à la fable de Fortitude ?
17:18Et puis quand même, quels personnages ?
17:19Rommel, Rundstedt, Patton, Leclerc,
17:22voilà, tous ces hommes jouent un rôle.
17:24Le débarquement de Provence semble beaucoup plus fade.
17:26Tout se passe bien,
17:28les Allemands d'ailleurs ordonnent la retraite
17:30le 16 août 1944
17:32et donc la libération se produit bien.
17:35Donc effectivement,
17:37ce débarquement de Provence est un oublié.
17:40De même que le rôle joué par les troupes
17:43que l'on appelait les troupes coloniales,
17:45c'est-à-dire les troupes levées dans l'Empire,
17:47est euphémisé.
17:48On ne peut que le regretter,
17:49mais je pense que des raisons expliquent cette absence
17:52beaucoup plus qu'une volonté du pouvoir politique
17:54qui au contraire fait ce qu'il peut.
17:55Olivier Wieworka, il y a aussi la question
17:58de la commémoration en elle-même.
18:00Vous vous rappelez qu'en 1964,
18:03dans un climat de guerre froide,
18:05De Gaulle avait refusé de se rendre sur les plages de Normandie
18:08car il s'agissait à ses yeux d'une opération anglo-américaine
18:12et pas française et de nature purement militaire.
18:15Ça bascule en 1984,
18:18à l'initiative de François Mitterrand,
18:20les commémorations du débarquement
18:23sont organisées par la France en Normandie.
18:25Qu'est-ce que ça change ?
18:27Qu'est-ce qui pivote sur un plan mémoriel ?
18:30Ce qui pivote, c'est qu'avant 1984,
18:32les commémorations sont surtout régies par les anglo-américains
18:36qui célèbrent leurs victoires
18:38et ceux qui dominent, ce sont les militaires.
18:41C'est une commémoration d'abord et avant tout militaire.
18:46A partir de 1984, ce sont les chefs d'État qui viennent.
18:50On bascule du côté civil
18:52et c'est l'un des coups de génie de François Mitterrand.
18:54On ne va plus commémorer une victoire.
18:56On va affirmer que le débarquement a posé un double jalon.
19:00Jalon pour la paix en Europe d'une part
19:03et jalon dans la construction européenne de l'autre.
19:05Bien évidemment, il s'agit d'un storytelling.
19:07Jamais Eisenhower s'est dit qu'il ouvrait la voie à Jean Monnet.
19:10Ce qu'il voulait, c'était une victoire militaire.
19:12Mais ce message mitterrandien a été repris ensuite par tous les successeurs.
19:17Oui, Jacques Chirac qui invite en 2004 le chancelier allemand Gerhard Schröder pour la première fois.
19:23Et là, c'est effectivement clairement sur la reconstruction de l'idée européenne que se fait le débarquement.
19:30Absolument, car, et vous faites bien de le souligner,
19:33en 1984, Helmut Kohl avait été invité.
19:35Il avait dit « je ne vois pas pourquoi je viendrais commémorer une défaite ».
19:38Donc on mesure aussi ici le travail de mémoire que les Allemands ont accompli.
19:42Aujourd'hui, et j'attends avec impatience le discours du président Macron,
19:46ce discours irénique qui, d'ailleurs, avait conduit à inviter Vladimir Poutine pour élargir le cercle des invités...
19:54Ça, c'était il y a dix ans.
19:55Voilà. Eh bien, n'est plus possible. On ne peut pas dire que le débarquement a préludé à la paix.
19:59Et aujourd'hui où l'Europe est un peu malmenée, il va être très difficile de vendre le message européen.
20:04Donc je me demande si on ne va pas avoir une commémoration qui va revenir au temps glorieux de la guerre froide,
20:09où le message était simple.
20:11Les démocraties ont été capables de s'unir
20:13et elles ont été capables de projeter des forces suffisamment considérables pour abattre un totalitarisme, le nazisme.
20:19Et comment envisagez-vous la présence du président ukrainien Zelensky ?
20:25L'image sera très forte aujourd'hui.
20:29Comment l'historien que vous êtes analyse cet état de fait, absence de la Russie, présence de Zelensky ?
20:35Alors c'est une image très forte.
20:36L'absence de la Russie, je pense que la présence de la Russie, je ne parle pas de la Russie poutinienne, je parle de la Russie éternelle,
20:42était tout à fait légitime.
20:45Il faut rappeler quand même que la Russie a porté le gros de la guerre en Europe
20:49et que les pertes les plus considérables des Allemands ont été subies sur le front de l'Est.
20:52Aujourd'hui, il est bien évidemment impensable d'inviter la Russie qui agresse l'Ukraine de la manière la plus odieuse.
21:00La présence de l'Ukraine, à mon avis, est bienvenue.
21:03Elle doit peut-être aussi nous inciter à réfléchir, si on fait des parallèles avec la Seconde Guerre mondiale.
21:08Les Français et les Britanniques ont quand même abandonné la Pologne à son triste sort en 1939.
21:14En ira-t-il de même pour l'Ukraine ? C'est une question que l'on peut poser.
21:17Nous sommes, je ne vous apprends rien, à la toute fin de la campagne pour les élections européennes.
21:23Emmanuel Macron, qui s'exprimera à la télévision ce soir, est accusé par les oppositions de politiser ses commémorations.
21:32Qu'en pensez-vous Olivier Waworka ?
21:34Je pense que toutes les commémorations sont politiques, au sens neutre du terme, dans la mesure où c'est le pouvoir politique qui colore les commémorations.
21:41On peut commémorer le 6 juin 1944 comme la construction européenne, mais on peut aussi la commémorer comme une victoire contre les Allemands.
21:49On peut la commémorer de différentes manières.
21:51Donc, que le pouvoir politique donne le là n'est pas choquant.
21:54Quant à la récupération politique, peut-être, je n'en sais rien, je crois que les dividendes politiques d'une commémoration sont assez limités.
22:02On l'a bien vu d'ailleurs avec François Hollande et son échec au présidentiel, enfin son incapacité à se présenter à la candidature.
22:10250 vétérans seront présents tout à l'heure sur les plages de Normandie.
22:15Avec leur disparition progressive, le temps de la mémoire cède lentement la place au temps de l'histoire.
22:22Avec quels effets, selon vous, sur cet événement ?
22:25Alors, il y a un effet qui est vraiment très important, c'est que ces vétérans permettaient d'incarner le récit.
22:31Et on voit bien la ferveur avec laquelle ils sont entourés.
22:34Donc, ils portaient une parole.
22:36Dans le même temps, ce n'est pas parce que les vétérans disparaissent que l'on ne va plus commémorer et que l'on ne va plus se souvenir.
22:43Sinon, on ne se souviendrait plus, par exemple, de la Première Guerre mondiale ou de la Révolution française.
22:48Donc, c'est dans l'ordre des choses.
22:50Je crois, en revanche, que ce qu'il faut absolument faire, c'est être très sensible aux nouveaux vecteurs qui permettent de toucher la jeunesse.
22:58On peut se souvenir du débarquement par les cérémonies, par les commémorations, mais aussi par les musées, par les émissions de France Inter,
23:05par les documentaires, par les séries télé, par les jeux vidéo.
23:10Tous ces éléments contribuent à faire passer un message.
23:12Olivier Vievorca, merci d'avoir été à notre micro ce matin.
23:17Je redonne le titre de ce livre passionnant, « Le débarquement, son histoire par l'infographie », publié aux éditions du Seuil.
23:25Merci encore !