Gaël Faye : "Je me sens déjà vieux car le monde que j'ai connu n'existe plus"

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Huit ans après "Petit Pays", Gaël Faye revient avec son second roman "Jacaranda".
Transcript
00:00Je ne voulais pas écrire Jacaranda, j'avais commencé un autre roman qui n'avait rien à voir avec l'histoire.
00:06Mais voilà, ce que je dis, ça fait 30 ans que le génocide des Tutsis a eu lieu, une génération.
00:14Eh bien, il y a eu urgence à raconter quelque chose.
00:18Pour moi, l'urgence est de raconter comment on a fait depuis 30 ans, comment on a négocié entre nous, comment on a fait société.
00:25Écrire un roman, écrire une histoire, c'est se dire comment je comble un vide.
00:35On écrit le roman qu'on n'a pas lu.
00:40Ça me fait dire qu'il ne faut pas écrire que pour son égo, que par rapport à soi.
00:48Il y a quelque chose parfois qui est plus grand, qui nous dépasse.
00:51Peut-être que Jacaranda, ça va donner des idées à plein d'autres personnes pour écrire toutes ces histoires que j'entends autour de moi
01:00et dont j'ai l'impression qu'elles ne sont pas racontées.
01:03Et qu'à ce moment-là, j'aurais peut-être plus cette nécessité d'écrire là-dessus.
01:08Milan, c'est un enfant que j'aurais pu être, mais que je n'ai pas été.
01:14Mais que j'aurais pu être parce qu'il grandit dans une famille où on ne parle pas.
01:23Et il grandit en France.
01:25Et donc l'histoire de sa mère est une histoire qui a toujours été tue, dont elle n'a jamais évoqué son passé.
01:34Et il découvre au printemps 1994, à la télévision, une situation terrible au Rwanda.
01:42Au départ, on ne disait pas génocide, bien sûr.
01:44On assistait à des massacres et il assiste à ces massacres.
01:48Et face à ces images, il n'attend qu'une seule chose, c'est des explications de la part de sa mère.
01:55Étant donné que c'est de son pays dont il est question et elle ne dit rien.
01:59Je pense que j'aurais pu être ce personnage, sauf qu'à la différence de Milan.
02:06Moi, je suis né et j'ai grandi au Burundi, dans la région.
02:09En 1994, quand a lieu le génocide, ça fait déjà plusieurs mois que je vis dans un Burundi en guerre.
02:20J'ai conscience des affrontements entre les populations avec cette question ethnique sous-jacente.
02:28J'ai au même âge beaucoup plus de lucidité sur la situation, ce qui n'est pas du tout le cas de Milan.
02:38Ce qui m'intéresse, c'est la récurrence du silence, ce silence systématique.
02:44Pendant longtemps, je l'ai pris pour une réalité objective.
02:51J'ai pensé que c'était comme ça dans toutes les familles.
02:55Jusqu'à ce que je rencontre des familles où on parle facilement du passé.
02:59On parle assez librement entre adultes et enfants.
03:03Je me suis rendu compte que ce silence, s'il était aussi systématique,
03:08c'est que pendant des années, les gens que je côtoyais au Burundi ou au Rwanda
03:15étaient issus de familles qui avaient vécu des exils, qui avaient vécu des violences.
03:23C'était de ça dont il s'agissait.
03:27Le silence, ce n'est pas un choix, je pense.
03:31Ce n'est pas un choix volontaire.
03:35Chaque individu fait comme il peut avec son passé.
03:40Je crois que pour certaines personnes, parler, ce serait trop dangereux.
03:46Ce serait une façon de rouvrir une blessure.
03:50Ce silence, il a peut-être pour volonté de protéger, protéger ceux que l'on aime.
03:58En tant qu'enfant, il m'a beaucoup insécurisé.
04:02Il a même généré chez moi une forme de colère, une colère liée à une incapacité.
04:12C'est un mur qui empêche de regarder derrière, de regarder devant, de regarder sur les côtés.
04:25C'est un sentiment d'être enfermé dans une réalité qui nous étouffe.
04:39J'ai voulu recréer des personnages comme eux aussi.
04:46J'ai voulu être, moi, dans ma vie, quelqu'un qui met fin à ce silence.
04:54La société rwandaise s'est normalisée.
04:57On va au Rwanda aujourd'hui, on voit des gens vivre, travailler, aimer, comme partout.
05:06Et puis arrive ce mois d'avril, arrive cette commémoration du 7 avril.
05:12Et des gens qui peuvent nous paraître normaux, tant et si bien qu'on est normaux dans la vie.
05:24Et bien, ces gens qui peuvent nous paraître normaux, tout à coup revivent une situation totalement anormale.
05:41Ce sont des scènes collectives, traumatiques, que je n'ai vues nulle part ailleurs, je ne sais même pas.
05:48Je ne saurais pas dire, c'est quelque chose qui semble ne pas exister ailleurs.
05:59Et c'est comme s'il remontait tout à coup toute la souffrance des gens, tout leur trauma.
06:05Et ce qui me marque beaucoup, c'est qu'il n'est pas seulement question des gens qui ont vécu l'événement,
06:12mais également de la génération d'après, donc on sent que le traumatisme se transmet.
06:25Je ne saurais pas vraiment quoi dire sur cette situation, c'est un témoin, je suis un observateur.
06:35Mais le génocide est là, le génocide habite les gens.
06:44Et donc moi, je fais partie d'une génération, tout comme la génération d'après,
06:49qui a eu connaissance de l'événement grâce au témoignage.
06:55C'est aussi la raison pour laquelle j'avais envie que le génocide arrive par ce procédé du témoignage à l'intérieur de l'histoire.
07:02Parce que c'est comme ça que ça nous est raconté, à la radio, à la télévision, dans les stades, dans des écoles, dans les quartiers.
07:14Pendant trois mois, d'avril à juillet, partout au Rwanda, les gens témoignent, racontent.
07:22Et donc c'est des moments très particuliers parce qu'on témoigne d'une histoire qui est encore là.
07:33Les gens qui ont vécu cette histoire, les gens qui ont été acteurs de cette histoire, les victimes, les bourreaux, sont vivants et parfois jeunes.
07:42C'est très difficile de se rendre compte de ce que vivent les gens.
07:48On peut passer, venir, être vacanciers, touristes de passage, vouloir se faire un avis rapide.
07:58Ça rentre dans une grille de lecture, mais il n'y a pas de grille de lecture de cet événement.
08:02C'est un événement qui dépasse l'entendement, c'est quelque chose qui...
08:07Et de se dire qu'il y a une société après ça, si peu de temps après, que les gens refont société, ça fonctionne.
08:17On se dit que ça se fait forcément au prix d'une douleur, d'un sacrifice, d'une intériorisation.
08:36Parce que les gens ont des masques de sociabilité, comme partout,
08:41mais là, la douleur est sans commune mesure, elle déborde, et tout rappelle, tout ramène à l'événement, tout ramène au génocide.
08:55C'est la grande difficulté du Rwanda, et d'ailleurs c'est pour ça que j'ai voulu aller vivre là-bas.
09:01Lorsque moi j'y allais en vacancier, quand j'y allais de passage, visiter ma famille chaque année,
09:09et bien à chaque fois que je passais devant certains bâtiments, que je passais devant certains stades, dans certaines rues,
09:19tout de suite je pensais au génocide, tout de suite, parce que j'ai lu, parce que j'ai écouté des témoignages,
09:24on me disait à l'église, je savais ce qui s'y était déroulé, donc je n'arrivais pas à enlever le génocide de ma mémoire, de mon esprit.
09:37Je superposais le génocide aux images du réel que j'avais face à moi.
09:43La seule façon de rendre ce pays, de remettre de la vie dans ce pays, de retrouver une forme de normalité,
09:54d'accepter les lieux pour ce qu'ils sont dans leur présent, c'était d'y vivre, parce que forcément quand on vit au jour le jour,
10:04à force de voir un endroit, on finit par le rendre ordinaire, et on se souvient qu'il s'y est passé des choses parfois,
10:12mais on n'y va plus avec ce sentiment que tout ce qui se passe autour de soi est imprégné de cette histoire.
10:26C'est aussi la chance des nouvelles générations, c'est de ne pas le voir, et donc ça leur donne une vitalité fabuleuse,
10:36qui permet au pays de regarder devant, d'avancer avec cette tension, cette conscience que malgré tout,
10:48même si on avance, il ne faut pas oublier cette histoire et il faut continuer à faire œuvre de mémoire.
10:57Et donc c'est cet aller-retour-là qui est parfois épuisant, qui est parfois frustrant, qui peut créer du débat entre les générations,
11:11mais c'est un aller-retour absolument nécessaire, selon moi. On n'a pas le choix, parce qu'oublier le crime, c'est prendre le risque qu'il se répète.
11:21Je me sens vieux parce que le monde que j'ai connu n'existe plus du tout.
11:30Voilà, c'est tout ce que je raconte, ce que je raconte pour un jeune Rwandais d'aujourd'hui.
11:37C'est un passé très lointain. En fait, il ne s'est pas passé 30 ans, il s'est passé 100 ans.
11:43Et donc ça me place aussi à un endroit, que je ne dis pas que c'est très facile pour moi d'assumer d'ailleurs,
11:56mais ça me place à un endroit de passeur, de témoin, de pourquoi j'écris, pourquoi je vais écrire, pourquoi je vais prendre...
12:10Qu'est-ce que je fais avec ma place d'artiste ? Comment je l'utilise ? C'est une forme de responsabilité.
12:18Et voilà, je ne l'ai pas choisi. On n'est pas 50 de toute façon, mais je dois écouter ces histoires, elles m'affectent énormément.
12:34Ce n'est pas facile pour moi de vous en parler. Vraiment, je vous avoue, ce n'est vraiment pas facile parce que c'est tellement complexe
12:40que j'ai toujours peur de réduire, que mon propos réduise la réalité. Et c'est de ça aussi dont j'ai souffert, le discours médiatique,
12:53le discours politique qui a toujours tout réduit, qui a toujours essentialisé, qui a toujours fait des raccourcis, qui est brutal en fait.
13:02Les mots des gens sont tellement brutaux. C'est des coups prêts. Comme on dit, des guerres interethniques, tribales, et puis les Rwandais sont comme ci,
13:13et puis c'est comme ça la réalité. Tout ça, c'est violent et donc c'est pour ça que j'essaye d'être précautionneux dans ma façon de parler
13:22et que ce n'est pas évident de parler de toutes ces choses-là, que j'utilise le roman parce que ça va au rythme de mes personnages et on comprend leur logique.
13:33Je ne peux pas avoir de grand discours politique, géopolitique sur le Rwanda. Moi, je ressens juste des histoires humaines.
13:43Je ressens des histoires de cœur parce que c'est comme ça que je rencontre les gens autour de moi. C'est comme ça que j'essaye d'être à l'écoute de la société dans laquelle je vis.
13:54C'est comme ça que j'ai absorbé les silences des miens et j'ai essayé d'y déceler quelques phrases, quelques mots, quelques paroles diffuses.
14:12Qu'est-ce que veut dire tel geste ? Qu'est-ce que veut dire telle manie ? Qu'est-ce que veut dire telle obsession ? C'est tout ça qui m'intéresse parce que je trouve que c'est dans ces détails-là que l'on contient la vérité de la vie.
14:31En l'espace de ma courte vie, j'ai vu l'histoire se défaire et se refaire, ou se faire et se défaire, je ne sais pas dans quel sens.
14:49Mais en tout cas, j'ai vu la génération de ma mère, la génération de ma grand-mère être réfugiées et se dire qu'ils n'auraient plus jamais de pays, qu'ils resteraient à patrie de toute leur vie.
15:09J'ai vu ensuite une guerre de libération. Des oncles, des jeunes cousins qui sont partis pour récupérer une terre qu'ils ne connaissaient même pas parce qu'ils étaient nés, ils avaient grandi en exil.
15:27Et arriver dans un pays qui n'en était plus un, qui était un charnier, qui était un champ de désolation avec l'idée que plus jamais il n'y aurait une société à cet endroit-là, plus jamais les humains ne pourront revivre ensemble.
15:47Et d'ailleurs c'était mon sentiment les premières fois où je suis allé au Rwanda. Et puis aujourd'hui j'élève mes enfants dans cet endroit-là que j'ai découvert comme un charnier et j'élève mes enfants qui ont un pays parce que c'est une réalité, elles ont ce pays, c'est aussi leur pays.
16:11Alors que quand j'étais petit, je ne connaissais même pas le Rwanda, c'était une abstraction. Et donc j'ai vu ça en l'espace d'une vie et je peux vous dire que quand on était réfugié en exil, il n'y avait aucune raison d'espérer.
16:30Il y avait eu les massacres, les pogroms. Mais c'est simplement qu'il y a des gens qui ont ça en eux, l'optimisme, se dire que c'est possible. Et voilà, ça passe par tant de sacrifices, de travail, de remise en question.
16:52Et tout ça c'est des exemples concrets. Donc c'est pour ça, je fais attention parce que ça peut être des belles formules. Je suis optimiste, j'ai de l'espoir. On dit, voilà, d'un coup on pourrait croire que c'est un peu bisounours dans le monde dans lequel on est, dans les situations.
17:13Mais je pense que j'ai assisté à une des pires situations et j'ai vu que du pire, voilà, pouvait renaître quelque chose, quelque chose qui permet aux gens de vivre dignement, de retrouver leur humanité.
17:31Donc si ça s'est passé dans ce lieu spécifique, à cet endroit-là du monde, je pense que ça peut se passer partout. C'est juste une question de volonté.

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