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"Pour moi, le témoignage était la seule possibilité de raconter ces scènes."
BRUT BOOK. Dans "Petit Pays" , Gaël Faye racontait de son point de vue d'enfant le génocide contre les Tutsis au Rwanda. Avec "Jacaranda", son nouveau roman publié chez Grasset, il entend raconter l'histoire de son pays à la nouvelle génération de Rwandais, 30 ans après les tueries. Rencontre.
Transcription
00:00La première fois qu'on m'a mis une arme sur la temple à l'âge de 11 ans,
00:08c'était pour me dire que j'étais un sale Français
00:11et que les Français avaient tué les Tutsis au Rwanda.
00:16Moi j'en ai souffert en tant que métisse franco-rwandais d'avoir cette double origine
00:22parce que pendant des années j'ai été renvoyé à cette responsabilité française au Rwanda.
00:29Alors que ma propre famille avait été tuée au Rwanda.
00:33Votre nouveau livre, Jacques Aranda, sort aujourd'hui, 8 ans après votre premier roman, Petit Pays,
00:40qui était un gros succès en librairie, il a été adapté au cinéma, au théâtre, en BD, un gros succès.
00:46Je me suis demandé, moi, c'était quoi le point de départ de l'écriture de ce nouveau roman ?
00:50En 2024, nous commémorons les 30 ans du génocide contre les Tutsis du Rwanda
00:56et je me suis rendu compte que 30 ans, c'est le temps d'une génération
01:01et 70% des Rwandais sont nés après le génocide, ont moins de 30 ans.
01:07Et je me rendais compte que pour eux, le passé, la reconstruction du Rwanda
01:12n'était vu différemment de ma génération.
01:16J'aimerais que ce roman permette à cette nouvelle génération de raconter aussi son histoire.
01:24Le matin du 11 avril, les tueurs sont arrivés comme des bêtes enragées
01:29et ont commencé à nous massacrer, sans distinction.
01:34Ceux qui nous tuaient étaient des gens que l'on connaissait, nos voisins, nos amis, nos collègues, nos élus.
01:44La première personne que j'ai vu mourir, c'était le vieux Berkimas, qui vivait là-bas, près de la rivière.
01:52Il était assis dans l'herbe, en train de prier.
01:57Quand ils l'ont aspergé d'essence et brûlé, il n'a pas bougé.
02:01Il continuait de prier, assis au milieu de la cour.
02:07Alors, c'est un passage évidemment extrêmement fort.
02:10Pourquoi vous l'avez écrit comme ça ?
02:12C'est quoi les questions que vous vous êtes posées en tant qu'écrivain ?
02:16C'est très difficile d'écrire des scènes de génocide.
02:19On ne peut pas tenter d'y mettre du style littéraire.
02:24Par exemple, la première fois que j'ai vu mourir le vieux Berkimas, qui vivait là-bas, près de la rivière,
02:31il était assis dans l'herbe, en train de prier.
02:33Quand ils l'ont aspergé d'essence et brûlé, il n'a pas bougé.
02:36Il continue de prier, assis au milieu de la cour.
02:40Si j'avais voulu que ce soit un peu plus littéraire,
02:44au lieu de dire assis au milieu de la cour, j'aurais mis assis là-bas, au milieu de l'herbe.
02:50Comme je le dis plus haut, assis là-bas dans l'herbe.
02:55J'aurais fait une répétition.
02:57C'est comme ça que ça me serait venu, de façon un peu littéraire, poétique.
03:03Je ne pouvais pas faire ça à ce moment-là.
03:05Je me suis posé la question de comment je relatais les scènes de génocide.
03:13J'ai trouvé une forme, un procédé, qui est le témoignage.
03:21Pour moi, le témoignage était la seule possibilité de raconter ces scènes,
03:30parce que c'était comme ça que m'était arrivée l'histoire du génocide.
03:37Les témoignages pendant les procès, les témoignages pendant les commémorations.
03:41Et quand on entend les survivants raconter, il y a toujours une forme d'économie de mots.
03:48C'est ce que j'ai essayé de faire.
03:50Peut-être même que je suis allé plus loin que des témoignages que j'ai pu entendre.
03:54C'est-à-dire que j'ai atténué aussi les niveaux de violences.
03:57Parce que des gens liront, je sais que c'est arrivé aussi avec Petit Pays,
04:02des gens pourront lire des passages en disant que c'est vraiment très dur.
04:06Je tiens à rassurer les lecteurs et les lectrices.
04:10C'est vraiment moins dur que la réalité.
04:13Au Rwanda, en 1994, une partie de la population, désignée comme Tutsi,
04:19a été massacrée par les moyens de l'État.
04:24Le génocide, ce n'est pas une violence subite, c'est une idéologie.
04:29Cette idéologie a démarré à 100 ans plus tôt,
04:34avec l'arrivée des premiers colons qui étaient d'abord allemands,
04:37puis les belges et ensuite l'Église catholique,
04:40qui a divisé la société rwandaise en créant artificiellement des races.
04:47En disant qu'à l'intérieur du Rwanda, il y avait deux catégories,
04:52les Hutus et les Tutsi,
04:54que les Tutsi avaient certains attributs physiques et moraux différents des Hutus,
05:01et que les Tutsi venaient d'ailleurs, qu'ils n'étaient pas rwandais.
05:06Peu à peu, on a désigné le Tutsi comme l'ennemi de l'intérieur,
05:10comme la catégorie qui crée tous les problèmes de la société.
05:16Il y a eu différents pogroms à partir des années 60,
05:20où on tuait les Tutsi dans certaines régions.
05:25Et ces massacres de Tutsi ont engendré énormément d'exil.
05:31C'est l'histoire par exemple de ma famille, de ma mère.
05:34En 1990, ces réfugiés Tutsi ont décidé,
05:38parce que les moyens diplomatiques ne fonctionnaient pas
05:42et les moyens politiques ne fonctionnaient pas,
05:44de créer un mouvement de libération et de rentrer au Rwanda
05:48pour s'emparer du pouvoir
05:53ou pour contraindre au retour de cet exil après 30 ans.
05:59Et c'est dans ce contexte de guerre que la mécanique génocidaire s'est mise en place.
06:04Et en 1994, un attentat a tué le président rwandais Hutu.
06:11Et dans les heures qui ont suivi, la population et l'armée rwandaise
06:17ont décidé d'exterminer les Tutsi au Rwanda.
06:23Et donc le massacre, le génocide a duré 100 jours.
06:28Donc d'avril à fin juin 1994.
06:32Et il a fait un million de morts.
06:34Page 87. Il y a Milan et Claude qui discutent.
06:37Ils regardent un match de foot.
06:39Et puis il y a Claude qui dit à Milan
06:44« Tu sais ce que la France a fait dans ce pays quand même ? »
06:47L'autre lui dit « Non. »
06:49Et puis Claude finit par lui dire « Mais c'est pas possible, t'es vraiment largué. »
06:52« Eh bien, renseigne-toi. »
06:54Et puis la discussion part sur autre chose.
06:57Le nom de la France est prononcé.
07:00Est-ce qu'on peut en parler un petit peu ?
07:02La France et le Rwanda, parce que beaucoup de choses ont été dites.
07:04Oui, bien sûr.
07:06La France et le Rwanda, c'est une histoire très particulière.
07:10Parce que comme la France n'est pas l'ancien colonisateur du Rwanda,
07:16on se demande pourquoi la France est associée au Rwanda.
07:23C'est parti d'un accord de coopération militaire dans les années 70
07:28qui s'est peu à peu transformé en une forme d'amitié politique
07:34entre Mitterrand et Abiyarimana
07:39et cette volonté de préserver ce qu'on appelle
07:44le précaré de la Français, de la francophonie.
07:48Et malheureusement, cet accord militaire,
07:51il s'est complètement englué dans les questions politiques rwandaises.
08:00Et la France a fini par soutenir un régime
08:05qui était en train de préparer un génocide
08:09et de le soutenir avant, pendant et après.
08:13C'est ça qui est terrible.
08:15Il y a eu un déni d'État en France pendant des années, jusqu'en 2021.
08:23Le président Macron s'est déplacé à Kigali
08:26pour reconnaître les responsabilités lourdes et accablantes.
08:30C'est les termes de la France au Rwanda,
08:34donc ce soutien à ce régime génocidaire.
08:38Je n'avais pas envie de m'apesantir dans le roman
08:42parce que je trouve que dans un roman,
08:44ce n'est pas le lieu de défendre des thèses.
08:49Mais c'était important quand même de le mentionner.
08:53Aujourd'hui, vous vivez au Rwanda, à Kigali, la capitale du pays.
08:57Comment ça se passe au Rwanda aujourd'hui ?
08:59Le pays n'a plus rien à voir avec ce qu'il était il y a 30 ans.
09:03C'est un cas unique, je dirais, dans le monde contemporain
09:08d'un pays qui a subi un génocide d'une telle amplitude
09:13et qui a su refaire société.
09:16Il s'est relevé en un laps de temps très court
09:19en ayant à surmonter des difficultés qui sont inimaginables,
09:30avec très peu de moyens, parce que c'est un pays pauvre.
09:36Je pense que le Rwanda, par son histoire, son histoire très récente,
09:43peut indiquer un chemin à suivre, une forme de réflexion.

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