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Tous les jours, une personnalité s'invite dans le monde d'Élodie Suigo. Mardi 19 novembre 2024 : le philosophe Souleymane Bachir Diagne. Il vient de publier un nouvel ouvrage aux éditions Albin Michel, "Universaliser - L’humanité par les moyens d’humanité".
Transcription
00:00Bonjour Souleymane Bacher-Diane.
00:02Bonjour.
00:03Vous êtes l'un des plus grands philosophes de notre temps.
00:05Vous êtes, après Omar Diop blondin, l'un des premiers Sénégalais à avoir intégré l'école normale supérieure à Paris.
00:11Et depuis 2008, vous êtes professeur de philosophie à l'université de Columbia, à New York,
00:16où vous dirigez l'Institut d'études africaines, offrant de casser ce mutisme imposé à l'Afrique.
00:22Cette Afrique qui manquait d'écriture et qui ne vivait que d'oralité finalement.
00:26Parler c'est bien, écrire et parler c'est mieux.
00:29Ça fait sens, créer les conversations, les discussions, les raisonnements et donc la pensée et le bien-être.
00:34Avec votre dernier ouvrage, Universalisé, vous encouragez un monde pluriel
00:38et prônez une humanité universelle qui doit lutter contre l'identitarisme, le tribalisme, le nationalisme.
00:44Pour cela, il faut donc réinventer l'universel.
00:47On pense évidemment, en disant ça à Léopold Cédar-Senghor, que vous ne cessez d'ailleurs de citer.
00:53Comment on fait alors pour réinventer l'universel, Souleymane ?
00:57Écoutez, comme l'indique le verbe universaliser, on se met tous ensemble.
01:01On considère qu'il n'y a pas d'universel donné qui serait l'universel d'une certaine région du monde
01:08qui aurait ainsi la mission de l'apporter au reste du monde.
01:11On considère, comme Senghor justement, dans une citation de Senghor que je donne,
01:16qu'il faut se mettre ensemble et cette fois-ci, dit-il, inventer ensemble l'humanisme dont notre siècle a besoin.
01:26C'est vrai que vous mettez depuis le début de vos ouvrages, depuis le début de votre travail,
01:30le mutisme africain au centre de votre travail.
01:35Vous parlez de décolonisation, vous resoulignez la décolonisation et ce que signifie ce mot
01:40et donc ces époques qui vont avec à l'intérieur de certes ouvrages.
01:44Ce sont des clés, ça ?
01:45Ce sont des clés.
01:46Il est important de parler de décolonisation parce qu'on a besoin de rendre le monde à son pluralisme.
01:55Autrement dit, ce que je mets sous le mot de décolonisation,
01:58c'est le fait qu'il y ait une sorte d'insurrection de toutes les cultures du monde,
02:02de toutes les langues du monde, qu'elles ne soient pas écrasées par une uniformisation
02:07parce que c'est cela aussi que disait la colonisation,
02:10s'assimiler les autres, les rendre identiques à soi.
02:13Eh bien, le pluriel du monde est important,
02:16mais il est tout aussi important que ce pluriel du monde soit orienté vers un horizon d'universalité.
02:23Je voudrais qu'on parle justement de l'importance et de la force de la philosophie.
02:28Vous dites que l'esprit est immortel.
02:29Est-ce que la philosophie permet ça, justement, de dépasser notre côté mortel ?
02:34Tout à fait.
02:35Et c'est la raison pour laquelle, d'ailleurs, il n'y a rien de plus important que la classe de philosophie.
02:40Nous, dans notre monde francophone, en France et dans le monde francophone,
02:44nous partageons d'avoir cette classe de philosophie,
02:47c'est-à-dire que nous estimons qu'au moment où les élèves terminent leurs études secondaires,
02:54ils et elles doivent avoir une année de réflexion philosophique.
02:58C'est très important.
02:59Et la raison pour laquelle cette classe est importante,
03:02le fait d'avoir eu un enseignement de philosophie que l'on poursuivra par soi-même,
03:07on lira de la philosophie si on a eu une bonne classe de philosophie,
03:12c'est précisément qu'on prend l'habitude de construire les questions
03:19et on prend l'habitude de penser, par exemple, des concepts comme l'humanité.
03:25Ce n'est pas naturel de penser l'humanité.
03:27Ce qui est plus naturel, évidemment, c'est de penser son clan,
03:29ceux qui vous ressemblent, ceux qui ont la même couleur de peau,
03:32ceux qui ont la même religion, le même langage, la même langue, etc.
03:35Ça veut dire que l'idée d'humanité elle-même est une construction philosophique.
03:39Ce que vous visez, vous, c'est l'unanimité.
03:41Ce mot, il veut dire beaucoup de choses.
03:43L'étymologie de ce mot, à l'intérieur, tout est dit.
03:46C'est d'avoir le même esprit, d'être dans le même état d'esprit.
03:52C'est ça le travail que vous essayez d'accomplir ?
03:55C'est ça le travail qu'il faut accomplir et j'essaie d'y contribuer, en effet.
04:01Et vous avez mille fois raison, il faut toujours insister sur l'origine,
04:05l'étymologie de ce mot, l'unanimité.
04:07Je le cite du philosophe théologien, le père Pierre Teilhard de Chardin.
04:13Et quand il dit qu'il faut l'unanimité,
04:16qu'il faut surmonter la fragmentation de notre monde en construisant une unanimité,
04:21il faut bien entendre que unanimité ça signifie une seule âme, un seul esprit.
04:27Ça ne signifie pas qu'on écrase les différences sous une imposition d'une orientation commune.
04:37Mais partager le même esprit, c'est comme nous disions tout à l'heure,
04:41parler le même langage.
04:43Et cette unanimité, en effet, il faut travailler à la faire advenir
04:48et j'essaie d'y contribuer, mon livre essaie d'y contribuer.
04:51Ça vous peine, justement, de voir toutes ces guerres, cette haine ?
04:56Vous en parlez de cette haine à l'intérieur de cet ouvrage.
04:59Vous dites qu'on a plus tendance à se haïr qu'à s'aimer, qu'à vouloir être ensemble.
05:03Mais oui, ça me désespère, comme ça désespère tout le monde, c'est pas simplement de la peine.
05:09Et j'utilise à dessein ce mot de désespérer parce que la tentation est celle-là.
05:15La tentation c'est précisément de désespérer, de dire qu'au fond notre monde est ainsi fait,
05:21que l'homme est un loup pour l'homme, pour reprendre une sorte de proverbe philosophique,
05:27et qu'il en sera toujours ainsi.
05:30Eh bien, il faut sortir, s'arracher de cette tentative et cette tentation de désespérer
05:38pour au contraire se dire qu'une aspiration à l'humanité est aussi la réalité de qui nous sommes.
05:45Et c'est dans la direction de cette aspiration à l'humanité, une humanité une, que nous devons nous diriger
05:55et c'est là le sens de l'action que nous devons mener.
06:00Nelson Mandela disait que plutôt que de construire des murs, il serait de bon ton qu'on construise des ponts.
06:05Est-ce que c'est ça la philosophie et l'objet de votre travail ?
06:09Tout l'objet de mon travail est là.
06:11Effectivement, j'aurais pu mettre cette phrase de Nelson Mandela en épigraphe à mon travail,
06:15mais j'ai trouvé d'autres phrases qui vont dans la même direction que j'ai mises en épigraphe.
06:20En effet, les ponts, que signifie un pont construit entre les cultures et les langues ?
06:27Cela signifie que les langues et les cultures ne sont pas des insularités,
06:31qu'il est possible pour une langue de parler à une autre langue,
06:35qu'il nous est possible au fond de penser de langue à langue.
06:39Et en faisant cela, nous traduisons une culture dans le langage d'une autre culture.
06:46Nous affirmons d'abord que cela est possible,
06:49qu'il n'est pas vrai que les cultures soient absolument incommensurables,
06:54qu'il n'y ait aucune commune mesure et que nos identités soient radicalement séparées.
06:59Nous sommes aujourd'hui dans un climat où les identitarismes sont tels
07:05qu'on s'interdit même d'emprunter quoi que ce soit à une autre culture.
07:10On a tout de suite l'avertissement, attention, appropriation culturelle,
07:15comme si nous étions tous dans des couloirs déterminés
07:18et qu'il ne fallait pas empiéter sur le couloir de quelqu'un d'autre.
07:23C'est la signification de l'apartheid.
07:25L'apartheid disait que les cultures humaines sont des sorties de couloirs,
07:30en effet, qui ne communiquent pas et qu'elles doivent être développées de manière séparée.

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