En direct de Los Angeles, l'historienne française Laure Murat nous livre ses réflexions sur l'élection de Donald Trump, alors qu'elle-même a décidé de quitter les États-Unis, où elle vit et travaille actuellement. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-jeudi-07-novembre-2024-2448077
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00:00Sonia Devillers, votre invitée ce matin enseigne la littérature à UCLA, Université de Californie.
00:06C'est une femme, française, également historienne et spécialiste des questions
00:10de genre qui vit à Los Angeles. Autant vous dire que c'est cette frange-là, Nicolas,
00:15qui vit sur des campus hyper progressistes que les Trumpistes détestent, accusent d'avoir
00:19abandonné le peuple et de dénaturer l'Amérique. Aussi, mon invitée a-t-elle pris une décision
00:24radicale, quitter les Etats-Unis. Bonjour, Laura Murat, qui vient juste de finir de
00:33dîner à Los Angeles. Pourquoi vous faites vos valises après plus de 20 ans de vie
00:38aux Etats-Unis ? Vous allez évidemment nous l'expliquer. Mais d'abord, je vais vous demander
00:41de réagir au discours de défaite de Kamala Harris hier après-midi pour vous, hier soir
00:46pour nous. « Nous entrons dans une période sombre, mais tant que nous continuerons à
00:51nous battre, la lumière ne s'éteindra pas », a-t-elle lancé ?
00:55Écoutez, j'ai trouvé que c'était un discours qui était digne, sobre, respectueux des usages
01:02et de la démocratie. Et en même temps, un discours combatif où elle s'est adressée
01:07à la jeunesse, où elle a rappelé la loyauté envers la Constitution et mis en garde contre
01:12la tyrannie. Le message était transparent. En même temps, c'est un discours que je qualifierais
01:19presque d'ancien régime par rapport à la nouvelle rhétorique en place. C'est un discours
01:28respectueux.
01:29Et quand vous dites qu'elle s'adresse à la jeunesse, vous qui enseignez dans une université
01:34publique, c'est important de le souligner, une université très démocrate, qu'est-ce
01:39que vous avez constaté, Laure Murat, que les étudiants se sont fortement mobilisés ? Vous
01:47avez constaté de la lucidité, du déni face à ce que veut manifestement réellement l'Amérique ?
01:53Du déni, non, je ne crois pas. Plutôt une forme de lucidité, alors qu'elle est celle
02:00de la jeunesse, là encore. C'est une lucidité qui a ses enthousiasmes et peut-être aussi
02:07ses aveuglements, ce qui est paradoxal pour une lucidité. Mais en tout cas, ils ne veulent
02:12pas très clairement de l'Amérique de Trump, de la vision que Trump a de l'Amérique.
02:18Mais quand vous parlez d'aveuglement, je l'ai dit, vous appartenez à cette caste des
02:23campus universitaires progressistes, WOC, pour utiliser un langage polémique, à qui
02:29des médias de droite comme Fox News, mais pas seulement, font porter le chapeau. C'est
02:34votre faute si les Américains votent Trump. C'est parce que le féminisme, les mouvements
02:39MeToo, la pensée décoloniale, les droits des personnes transgenres, tout ça serait
02:44insupportable pour l'Américain moyen. Comment vous vivez cette accusation ?
02:48Ben, mal. Parce que, pour deux raisons, au moins, parce que le WOCisme, c'est un fantasme
02:55de l'extrême droite et que l'Américain moyen, ça n'existe pas. L'Américain moyen, ça
03:00peut être une employée noire de McDonald's qui aurait toutes les raisons d'être concernée
03:05par le féminisme et l'antiracisme. Ça n'a aucun sens de dire qu'on serait déconnecté
03:11d'un réel qui serait uniquement l'Amérique rurale, blanche, hétérosexuelle. Ça n'a
03:17pas de sens.
03:18Mais c'est-à-dire que, comme même Bernie Sanders, qui est donc la grande figure de
03:23la gauche radicale américaine, hier s'est exprimé, disant, mais en fait, les démocrates
03:29américains ont lâché le peuple. À force de s'occuper des minorités, ils ont lâché
03:34le peuple.
03:35Oui, alors les politiciens, ça c'est possible. En même temps, vous comprenez bien que, par
03:42exemple en France, le vote ouvrier est passé au Front National, on n'accuse pas l'université
03:48WOC. Pour autant, c'est un phénomène qui est beaucoup plus large que celui des États-Unis.
03:53Certains accusent l'université WOC, justement, d'avoir vidé la gauche de sa substance,
04:00qui n'est pas vraiment capable de prendre en charge des vraies questions populaires.
04:04Vous, dans une tribune publiée dans Libération, vous écrivez que l'Amérique bascule dans
04:14le fascisme, à la régulière, par les urnes. Qu'est-ce qu'il a de fasciste, Donald Trump,
04:20selon vous ?
04:21Alors, je n'ai pas employé le mot de fasciste dans la tribune que j'ai écrite. Je n'emploie
04:28jamais ce mot pour la bonne raison que je ne l'emploie que dans le contexte historique
04:33où il est né. Je crois que c'est plus prudent parce que c'est un mot qui est trop galvaudé
04:38et je crois d'ailleurs que c'était une erreur de la part de Kamala Harris d'en faire
04:42une accusation contre Trump, parce que le mot, à force d'être utilisé à tort et
04:47à travers, a l'air gratuit et réduit à sa seule fonction d'insulte. En revanche,
04:53Trump a tout d'un homme des régimes autoritaires, voire des dictateurs, c'est-à-dire une rhétorique
05:00fondée sur la menace, l'intimidation, la violence verbale. Il adore terroriser et il
05:07adore mettre en scène des décisions soi-disant imprévisibles qui laissent la population
05:13dans un état de tension permanent. Il organise la peur, si vous voulez, qui est évidemment
05:19le meilleur moyen d'affaiblir l'opinion.
05:22Mais Laura Murat, la constitution américaine, elle a survécu à tout. Ça fait 250 ans
05:31qu'elle est là, que l'Amérique vit sur un seul et unique régime, qui a réussi
05:36à se relever, qui a réussi à se réinventer, qui a même survécu à la guerre de sécession,
05:41qui a été une déchirure dans l'histoire américaine absolument effroyable. Qu'est-ce
05:46qui, là, vous semble plus grave que jamais ? Qu'est-ce qui vous fait perdre confiance
05:52dans le socle démocratique américain ? La situation est plus grave qu'en 2016 pour
05:58beaucoup de raisons, mais la plus importante c'est que Trump a désormais la haute main
06:03sur presque tous les pouvoirs, censé être des contre-pouvoirs, c'est-à-dire qu'avec
06:09six juges sur neuf qui lui sont favorables, la Cour suprême lui est acquise, elle lui
06:14a récemment garanti l'immunité contre les poursuites judiciaires dont il faisait
06:19l'objet, il va s'empresser de nommer une flopée de juges fédéraux lesquels doivent
06:25être confirmés par le Sénat qui vient de passer de démocrate à républicain, et il
06:31reste enfin la Chambre des représentants dont on attend les résultats dans quelques
06:35jours. Si elle bascule côté républicain, Trump aura la haute main sur le pouvoir exécutif,
06:42judiciaire et législatif, c'est-à-dire que c'est la porte ouverte à tous les abus
06:46de pouvoir. Oui, et en même temps vous précisez bien que ce n'est pas le résultat même
06:51de l'élection qui vous fait quitter l'Amérique, Laure Murat, où vous vivez depuis plus de
06:56vingt ans je l'ai dit, c'est le fait que le peuple américain est derrière Trump,
07:03et en fait vous l'écrivez, c'est-à-dire que vous dites que si Kamala Harris avait
07:06gagné, je serais partie quand même, et d'ailleurs j'avais prévenu mon université
07:10avant même le résultat des élections. Oui, alors les gens autour de moi et comme
07:17moi se sentent très impuissants devant cette poussée formidable en faveur d'une économie
07:24dérégulée, du suprématisme blanc, du racisme et de la violence, dont l'assaut du Capitole
07:31avait montré un aspect le plus inquiétant. Il faut bien comprendre que Trump a progressé
07:37dans 90% des comtés. Il a gagné 13 points dans l'état de New York. C'est donc une
07:44lame de fond idéologique à laquelle on insigne. Mais justement, ce n'est pas un peu facile
07:49de dire « je rentre en France ». Ce n'est pas un peu courte vue, c'est-à-dire que
07:52vous n'avez pas l'impression qu'aujourd'hui la politique s'est mondialisée et que Trump
07:56n'est que l'incarnation américaine de ce qui se passe ailleurs dans le monde, et
08:01qu'une révolution conservatrice, une révolution réactionnaire est à l'œuvre dans bien
08:05d'autres pays, y compris peut-être la France ?
08:09D'abord, je ne dirais pas que c'est facile de quitter un pays qui m'a tellement apporté
08:14pendant 20 ans, mais je comprends ce que vous dites. C'est-à-dire que c'est un geste symbolique
08:18qui n'a sans aucune portée que pour moi-même et qui d'ailleurs n'intéresse personne que
08:22moi-même. Mais j'ai néanmoins le sentiment, ou j'espère en tout cas que je serai plus
08:26utile en France, où pour commencer je peux voter, ce qui n'est pas le cas aux États-Unis,
08:30puisque je n'ai pas la nationalité, et c'est une des raisons pour lesquelles je rentre.
08:36Il y en a d'autres, bien entendu, mais c'est vrai que c'est très difficile d'accepter
08:42de continuer à consommer, à payer ses impôts, etc., dans un pays qui a ce gouvernement.
08:48Merci, merci Laura Murat. On s'arrête là. Merci, bonne nuit. Vous allez vous coucher
08:53à Los Angeles. Merci d'avoir reçu France Inter chez vous.