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"Je me suis prostitué en faisant des émissions de télé où on me condamnait à l'hystérie […] c'est pas la meilleure image que tu as de toi même."

Longue et riche conversation entre Augustin Trapenard et Fabrice Luchini, à l'affiche de "Marcello Mio", présenté au Festival de Cannes, dans lequel il joue son propre rôle. Il nous y livre, entre autre, sa propre définition du métier d'acteur. #Cannes2024
Transcription
00:00Ça vous intéresse, vraiment, ce métier de comédien ?
00:03Ah ouais, sinon je serais pas là à vous interviewer.
00:05Tu sais, Augustin, moi je suis un être du ressentiment.
00:10Ça veut dire quoi ?
00:11Que j'ai des passions tristes, de peur, de haine, de miscinerie.
00:17Je suis pas grandiose, moi.
00:18Les 40 ans de l'année m'ont fait comprendre que c'est pas que j'étais une merde,
00:23parce que c'est déjà trop prétentieux de dire « je suis une merde », c'est encore de l'égo.
00:28Être une merde, c'est déjà se prendre au sérieux.
00:31Comment on s'en sort, en fait, de ces passions tristes ?
00:33On s'en sort jamais.
00:35On s'en sort jamais.
00:36Vous avez besoin d'être aimé, vous ?
00:38Moi, maintenant, disons que je peux quand même supporter.
00:44Je me prostituerais plus comme avant.
00:46Pourquoi vous vous êtes prostitué ?
00:48Je me suis prostitué en faisant des émissions de télévision
00:51où on me condamnait à l'hystérie.
00:55Parce que j'adorais ça.
00:56Vous le regrettez, parfois ?
00:57C'est pas la meilleure image que tu as de toi-même, c'est très loin de toi.
01:02Fabrice, vous jouez votre propre rôle dans « Marcello Mio ».
01:05Et je me suis demandé quel personnage est-ce que c'est, Fabrice Louquinitien,
01:08à jouer, puisque vous l'interprétez ?
01:13On oublie complètement qu'on joue notre propre rôle dans le film.
01:16Ça veut dire que c'est pas vous ?
01:19Oh non, c'est très loin de moi, oui.
01:22Un ami aussi merveilleux, aussi positif.
01:26Dès la première scène, il est question, je cite, de votre petit numéro.
01:31Et vous en jouez, c'est absolument savoureux.
01:33Alors, vous me parlez de numéro.
01:35Numéro, c'est pas bon, en général.
01:38C'est pas numéro si ça sert la situation.
01:42Si l'autre n'exacerbe pas, n'envahit pas par son moi encombrant,
01:48qui est quand même un des dangers de tous les acteurs,
01:51n'encombre pas la lecture de la situation.
01:53Ça, c'est un numéro de merde.
01:55Si, dans le numéro, tu abandonnes ton partenaire,
01:59si, dans le numéro, tu abandonnes l'auteur,
02:01tu pactises avec le public contre l'auteur,
02:05ça, c'est de la merde.
02:06Et j'ai pas du tout l'impression, à mon âge,
02:09d'être dans cette perspective-là.
02:12À mon âge, heureusement, je ne suis pas là en train de faire mon numéro.
02:16Ce que ça sous-tend, Augustin Trapenard,
02:18c'est qu'est-ce qu'un acteur, qu'est-ce qu'un comédien ?
02:20Ça tourne autour de ça.
02:22Un comédien, il disparaît pour être témoin du personnage dont il a la responsabilité.
02:28Un acteur témoigne de lui-même, il est rempli de lui-même.
02:31D'accord.
02:33Ce qui est merveilleux, disait Jouvet,
02:35c'est qu'un comédien, dans une représentation au théâtre,
02:37peut être à la fois comédien et à la fois acteur.
02:40Ça, c'est bon signe.
02:41S'il n'est qu'acteur, ça, c'est très mauvais signe.
02:44– Il paraît que dans cette boîte de nuit où on vous a découvert,
02:46qui s'appelle Whisky à gogo,
02:48vous étiez déjà une attraction pour la clientèle.
02:50J'ai lu ça.
02:51Qu'est-ce que ça veut dire, une attraction ?
02:52Qu'est-ce que vous faisiez ?
02:54– C'est la composante de tout comédien.
02:57Il veut être le centre.
02:59Ça peut durer jusqu'à la fin.
03:01C'est une phrase très belle de Jouvet.
03:03Pour être comédien, il faut se montrer.
03:04C'est d'abord un plaisir de vanité pure et de présomption téméraire.
03:09Il dure parfois jusqu'à la mort.
03:10– Alors à l'époque, vous faisiez quoi ?
03:12– J'essayais d'être le centre.
03:14– Ça veut dire quoi ? Sur la table ?
03:15– Ah non, je dansais.
03:16Et comme j'avais un petit sens mimétique,
03:19j'observais les grands, grands danseurs.
03:22J'ai eu la chance d'assister quelques fois à James Brown,
03:25à l'Olympia en 67.
03:27Et j'observais avec mes limites son génie.
03:31Et je dansais.
03:33Et bizarrement, je dansais pas trop mal.
03:36– Et ce sens mimétique, il vient d'où ?
03:38– Ça s'appelle la fragilité structurelle des comédiens.
03:42C'est-à-dire ce que Valéry appelle le mimétisme des animaux.
03:46On est imprégné de l'autre.
03:48Notre identité n'est pas si solide.
03:51Dès que l'autre arrive, il pénètre ton être
03:54et tu peux le restituer.
03:57– C'est quelque chose qu'on a en soi ?
03:59Ou alors ça s'apprend ?
04:00– Non, c'est une construction psychique assez douloureuse
04:04qui est la condition des acteurs.
04:06Si un acteur est à ce point-là dans l'envie d'être le centre,
04:11si un acteur est… et tous les acteurs,
04:13les plus mystérieux comme les plus bavards,
04:16les plus délirants comme les plus rationnels.
04:19Être acteur, c'est s'offrir et c'est besoin d'être aimé.
04:23Tout ce qu'on te racontera, c'est du bobard.
04:26C'est une identité, je dirais pas maladive, c'est excessif,
04:31mais c'est une identité, qu'est-ce qu'elle est ?
04:34Souvent, je le demande à l'analyste, je dis,
04:37putain, j'ai fait 40 ans, 40 ans, deux fois par semaine.
04:41Et quoi ? Et quoi ? Rien n'a changé dans le fond.
04:45J'ai vieilli, c'est tout.
04:47Et il me dit, ben oui, mais vous en faites quelque chose.
04:53Vous disiez tout à l'heure, je vieillis.
04:55C'est une bonne question.
04:56Quel vieux est-ce que vous avez l'impression d'être ?
04:59Objectivement, je suis vraiment plus que Carte Vermeille
05:02parce que je devrais être au chômage depuis 10 ans.
05:05J'ai 72 ans, donc je suis en fin de piste.
05:09Et comme il y a une névrose d'ivresse avec le théâtre,
05:14avec mon Hugo que j'ai fait, avec le film d'Honoré,
05:17avec ce tournage-là, je suis dans l'ivresse,
05:24pour ne pas voir le réel.
05:26Mais je vais m'imposer deux, trois mois à l'assurance
05:29pour plonger, pour arrêter de...
05:32Tu sais, cette merveilleuse phrase de Baudelaire
05:35et souvent citée par Nietzsche,
05:37l'ivresse, l'ivresse de la victoire,
05:39l'ivresse de la conquête, l'ivresse.
05:42Tout cette hystérie, tous ces gens actifs,
05:45tous ces dominateurs,
05:47parce que tous les gens que vous interviewez,
05:49ce sont des dominateurs, bien entendu.
05:53On ne gouverne jamais innocemment, disait Jean Villard.
05:56Tous les acteurs que vous recevez sont des puissances.
05:59Ils ont du talent, du génie pour certains,
06:02mais ils ont aussi une détermination.
06:04Ils ne sont pas prêts à tomber dans l'anonymat.
06:09Il y a une vitalité, une hystérie, une puissance,
06:11une force de vie.
06:13Dans le film de Christophe Honoré,
06:14vous mentionnez votre passé de coiffeur.
06:16Et je me suis toujours demandé
06:17qu'est-ce qu'il reste du coiffeur dans l'acteur que vous êtes, Fabrice?
06:23Qu'est-ce qu'il y avait dans l'acteur,
06:25dans le coiffeur que j'ai été?
06:27Je dirais plutôt.
06:28Parce que déjà, je commençais à m'entraîner,
06:33à parler aux femmes, à leur parler à l'oreille.
06:37En n'ayant pas eu un physique conventionnel
06:39et même plutôt ingrat,
06:41je m'en suis toujours sorti par la langue, par le langage.
06:48Au fond, qu'est-ce qui fait pour vous un acteur?
06:50Je pense que c'est la question que je vous posais.
06:53Vous voulez dire un acteur ou un comédien?
06:56Alors un comédien.
06:58Quelqu'un qui a la responsabilité d'un auteur qui le dépasse
07:02et qui est un livreur de plats, c'est ça?
07:05Deliveroo.
07:06Il y a un plat qui s'appelle Flaubert,
07:08qui s'appelle La Fontaine, qui s'appelle Hugo en ce moment.
07:11Tu as des plats, tu prends ta mobilette,
07:13ce que j'ai fait pendant dix ans, et tu emmènes le plat.
07:16Un acteur, il emmène le plat et puis le plat arrive dénaturé.
07:21Et le comédien, il arrive et le plat est exactement ce qui doit être fait.
07:25Il disparaît derrière le plat.
07:27Marcello Mastroianni.
07:28Ah!
07:30Acteur, comédien.
07:31Génie.
07:32Pourquoi? Incarnation.
07:34La grâce.
07:36Ça tient à quoi?
07:37Intrinsèque.
07:38Mais quand il parle, il répond aux interviews.
07:41Revoyez les interviews de Marcello Mastroianni.
07:44C'est l'objet d'amour de tous les plus grands metteurs en scène italiens.
07:48Il est suffisamment féminin pour être l'objet d'amour de Fellini,
07:55d'Ettore Scola, de tout ce qui a fait le plus grand cinéma européen à un moment.
08:01C'est Marcello Mastroianni.
08:03Vous auriez aimé être lui?
08:06Il avait l'air plus doué pour le bonheur que moi.
08:10Est-ce que j'aurais aimé être lui?
08:12Tu vas fort, toi.
08:13Il avait l'air d'être plus doué pour les potes et tout ça.
08:17Qu'est-ce qui a de plus doux en vous, Fabrice?
08:21Mon amour l'a fait à ma maman quand j'étais avec elle.
08:24J'étais très doux.
08:25On ne parle pas souvent de l'amour.
08:27Ah oui, mais moi, elle a compté.
08:29C'est une femme qui m'a emmené dans un salon de coiffure quand j'avais 14 ans
08:32et elle n'a pas choisi n'importe lequel.
08:34Elle savait que vous étiez acteur?
08:37Elle savait surtout que...
08:40Je pense qu'elle savait.
08:41En tout cas, je sais qu'elle m'aimait.
08:43Je pense qu'elle savait.
08:45Une mère, ça dépasse le savoir.
08:47Très peu de saveur, disait Barthes.
08:50Très peu de savoir, beaucoup de saveur.

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