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BRUT BOOK. Offrir une rose en terrasse, c'est a priori romantique (on vous laisse juges). Mais derrière cette fleur, que se cache-t-il réellement ? L'écrivain Oscar Coop-Phane raconte dans son nouveau roman "Rose Nuit" la face cachée et mondialisée de la vente de roses… et la filière qu'il raconte est plus noire que rose.
Transcription
00:00Les vendeurs de roses à la sauvette qu'on voit dans les restaurants,
00:03c'est quoi leur vie ?
00:04La plupart de ces hommes viennent du Bangladesh, en tout cas à Paris.
00:07Ils avaient un métier au Bangladesh, ils quittent tout ça
00:10dans le but d'essayer de faire venir leur famille.
00:11Ils marchent dix heures la nuit dans Paris, dans le froid,
00:15sous la flotte, pour gagner 15 euros.
00:18Ils vivent en général à plusieurs dans des locaux,
00:21alors évidemment souvent en banlieue,
00:25vraiment dans des studios tenus par des marchands de sommeil.
00:28Ils vivent à six ou sept là-dedans,
00:29et puis le soir ils partent tous vendre leurs roses
00:32qu'ils achètent sous un pont à côté de la gare de l'Est.
00:36Ces types-là, ils vont aller devant les terrasses
00:39où on traîne nous dans le dixième en vivant des bières,
00:43mais ils savent d'une certaine manière qu'ils n'auront jamais accès.
00:45Donc c'est vraiment deux mondes qui se croisent,
00:47qui se frottent comme ça, mais qui ne pourront jamais communiquer vraiment.
00:51Je m'appelle Oscar Kupfen et je viens parler de Rose Nuit,
00:54qui est mon huitième roman, qui sort à cette rentrée chez Grasset.
00:58Ce livre s'intéresse au commerce des roses coupées,
01:02depuis les terrasses de Paris, les revendeurs qu'on voit dans la rue,
01:06jusqu'à leur lieu de production et où elles sont récoltées en Éthiopie.
01:10Je suis allé déjà à la source ultime, si je peux dire, vraiment au point de départ.
01:15Et donc, comme je le disais, il y a le Kenya ou l'Éthiopie,
01:18moi je trouve que je suis allé en Éthiopie
01:19pour essayer de voir un peu comment ça se passait là-bas.
01:21Alors là-bas, j'ai rencontré, ce sont essentiellement des femmes,
01:24des cueilleuses, en fait, qui coupent des fleurs toute la journée,
01:27qui travaillent dans des conditions dégradantes et dégradées.
01:32Sa copine l'avait prévenue, mais elle n'avait pas décrit le reste.
01:34Elle ne lui avait pas dit que sous les serres, il fait une chaleur insoutenable,
01:37que les cueilleuses s'écroulent à cause des températures et de l'air moite.
01:40Elle ne lui avait pas dit que les produits qui font pousser les plantes
01:42détraquent les corps, pourrissent en quelques mois la vue et les organes,
01:45que les filles font toutes des fausses couches ou en font des bébés tarés.
01:48L'expression bébé taré, c'est une expression forte.
01:51Ça vous est venu tout de suite ou vous avez hésité ?
01:54Je me souviens d'avoir hésité à l'enlever, ce mot,
01:57parce que quand on a un mot comme ça, un peu impactant, on se dit,
02:00est-ce que bon ? Et puis après, je me suis rendu compte, justement,
02:04qu'il était impactant et le but, c'était qu'il le soit.
02:06Donc ça, ce sont les femmes qui cueillent et les hommes, alors c'est très genré,
02:09et les hommes sont ceux qui mettent les produits.
02:12Alors eux, parfois, ça dépend des serres et des fermes,
02:15ont quelques protections, mais donc ils vont avoir des gants,
02:19un mappa et un masque anti-Covid.
02:22Et eux, ils pulvérisent les produits.
02:24Donc pareil, en fait, ils ont des problèmes de santé assez lourds
02:28et assez conséquents.
02:29Et que vous ayez une idée, en fait, ce que leur proposent
02:31les propriétaires des serres pour se protéger des pesticides,
02:34c'est de boire un demi-litre de lait par jour.
02:36C'est terrible parce qu'effectivement, humainement, c'est vraiment sordide.
02:40Et de l'autre côté, en termes d'écologie, c'est aussi terrifiant
02:44parce que si vous voulez, en fait, ces serres-là,
02:47qui n'appartiennent jamais aux Éthiopiens, c'est des Hollandais
02:49ou des Indiens, pompent toute l'eau qui est là.
02:52Et donc, en fait, tous les agriculteurs autour se retrouvent
02:55sur la paille, c'est le cas de le dire.
02:57Ils ne peuvent plus rien cultiver.
02:58Et puis bon, après, ça part en avions de cargo.
03:01Donc là encore, en termes d'écologie, vous ayez une idée,
03:04en période de Saint-Valentin, il y a 7 à 8 avions de cargo par jour
03:07qui partent d'Adiçabéba avec des cartons de rose qui sont aplatis,
03:11frigorifiés, et qui arrivent à Alsemire, aux Pays-Bas,
03:14dans ce fameux marché aux fleurs dont je parlais.
03:16Voilà un immense hangar, le deuxième plus grand bâtiment au monde
03:18après le Pentagone.
03:20Il y a même un système de voie ferrée qui transporte les fleurs.
03:22On dirait un mini-métro qui charrie les bacs,
03:24toutes ses tiges et ses pétales prêts à être expédiées.
03:27La première fois qu'il est arrivé ici, Yann a été impressionné.
03:30Un million de mètres carrés, 12 000 travailleurs,
03:32une fleur sur trois vendue en Europe qui transite par là,
03:34une course perpétuelle, tout livré, si vite, si loin.
03:38Alors, ce passage que vous avez choisi parle d'Alsemire,
03:42le marché aux fleurs qui se trouve à côté d'Amsterdam,
03:46qui est le plus grand marché aux fleurs du monde,
03:48qui fait, je le disais, à peu près un million de mètres carrés au sol.
03:52C'est un endroit délirant.
03:54Les acheteurs achètent au cadran.
03:58C'est comme des ventes aux enchères, mais à l'envers.
04:00C'est-à-dire qu'on va partir du chiffre le plus élevé,
04:02199, 98, 97, et le premier qui clique remporte le lot.
04:06C'est genre Wall Street, Jerry Maguire, c'est comme ça ?
04:09C'est un peu moins.
04:10C'est-à-dire que les types, ils ne sont pas en col blanc
04:12avec des téléphones tout excités comme on le voit dans les films des années 90.
04:15Mais ils sont plus en doudoune sans manche.
04:18Il y a un truc un petit peu plus proche de la terre.
04:21Mais effectivement, en revanche, les enjeux financiers sont énormes.
04:23Le diagnostic, vous l'avez bien exprimé.
04:26Qu'est-ce qu'on peut faire ?
04:28C'est une bonne question.
04:30Je ne sais pas. Je ne vois pas.
04:33Une amie me disait ça.
04:36Elle me disait...
04:37On me parlait de mon livre parce qu'elle l'avait lu très gentiment.
04:40Elle me disait à la fin, je ne sais pas quoi faire.
04:42Est-ce que je dois continuer à acheter ces roses-là
04:45pour aider le petit revendeur, l'accueilleuse ?
04:49Parce que finalement, les accueilleuses que j'ai rencontrées là-bas, par exemple,
04:52elles étaient ravies.
04:54En tout cas, elles pouvaient survivre grâce à ce travail-là
04:58quand plein d'autres personnes n'ont pas du tout de boulot.
05:02Et en même temps, c'est toute la question.
05:05C'est la question du capitalisme en général.
05:07Alors, qu'est-ce qu'on fait ?
05:09Si on achète, ça peut soutenir des personnes qui en ont besoin.
05:14Et en même temps, on alimente cette machine qui est monstrueuse.
05:19J'ai l'impression que pour les fleurs,
05:21il commence à y avoir des discours plus écolos, plus humanistes autour de ça.
05:26On se rend compte que...
05:28Ce n'est pas comme la nourriture.
05:29Comme on ne se la met pas à l'intérieur de nous,
05:31je pense qu'on s'en préoccupe moins.
05:33Et d'un coup, le bio a moins de sens.
05:36Quand on ne risque pas, nous, d'en mourir.
05:38Mais quand même, j'ai l'impression qu'il y a quelques petites poches.
05:41J'ai vu pas mal de choses là maintenant
05:43où beaucoup de fleuristes disent
05:44« Nous, on ne fait que des fleurs locales, de saison. »
05:47Donc, il y a un petit mouvement
05:49comme un peu dans tous les domaines marchands.
05:53Mais je n'ai pas l'impression que...
05:56En tout cas, les propriétaires des serres n'avaient pas l'air très inquiets.
05:59Dans le livre, il y a trois personnages.
06:00C'est alterné d'une manière très simple.
06:02On passe de l'un à l'autre, puis au troisième.
06:04Et sur des chapitres volontairement plutôt courts.
06:09Volontairement, pourquoi ?
06:11J'aime bien les livres assez courts.
06:13Le but, je trouve, dans l'écriture,
06:16je suis satisfait quand je vais avoir l'impression
06:19qu'il n'y a aucun mot en trop.
06:21Même si je peux avoir envie de jouer sur les sonorités
06:24parce que je trouve que ce qui est intéressant dans la littérature aussi,
06:26c'est vraiment le style et la musique que ça donne.
06:29Moi, je pense vraiment les mots comme un rythme.
06:31Je sais que certains auteurs vont avoir vraiment des images.
06:34Moi, si vous voulez, que la table soit noire ou bleue,
06:38finalement, je m'en fiche un peu en termes d'images.
06:40Mais si ça sonne mieux une table noire, elle sera noire.
06:42Après, moi, j'ai toujours du mal avec les textes
06:44où on sent le type qui écrit derrière.
06:46Et parfois, moi, ça m'arrive de trouver une formule.
06:49Je suis hyper fier.
06:50Je me dis que c'est super, c'est deux mots ensemble.
06:52Ça m'envoie.
06:53Et de la rayer en me disant,
06:54même si je trouve que la formule est bonne,
06:56mais qu'il m'envoie derrière écrire.
06:58Et ça, je trouve ça terrifiant.
06:59– Est-ce qu'on peut aujourd'hui écrire sur des gens pauvres
07:02et puis rentrer chez soi au chaud ?
07:04Je vous pose la question très directement.
07:06– Alors, d'un côté, je peux comprendre qu'on trouve ça dégueulasse.
07:11Et moi-même, je trouve ça assez dégueulasse.
07:13C'est-à-dire qu'il y a une injustice absolue.
07:17Moi, en rentrant d'Éthiopie, j'étais là dans mon appart à Paris.
07:21Alors, je ne vis pas que dans la palace,
07:23mais quand même, j'ai accès à un confort
07:28auquel deux de mes personnages sur trois n'auront sûrement jamais accès.
07:34Est-ce que, pour autant, on ne doit pas en parler ?
07:35Je ne crois pas.
07:36Parce qu'à ce moment-là, si vous voulez,
07:38chacun parlerait de son petit milieu.
07:40Alors, le type de bourgeoisie parlerait du type de bourgeoisie.
07:43Les seules personnes qui pourraient écrire sur l'usine, c'est les ouvriers.
07:46Je ne suis pas tout à fait d'accord avec ça
07:48parce que, justement, on ne pourrait plus rien dénoncer.
07:52Moi, le but du bouquin, même si ce n'est jamais dit clairement dans le texte,
07:55c'est quand même de dénoncer quelque chose que je trouve dégueulasse.
07:58Alors, c'est vrai que moi, à ma petite échelle, je ne résous rien.
08:01Je n'ai pas sauvé une cueilleuse ou un vendeur de roses.
08:07Est-ce que, pour autant, je n'ai pas le droit d'en parler ?
08:10Je ne pense pas. J'espère pas.
08:12– Est-ce que c'est une question que vous vous êtes posée ou pas ?
08:14– Bien sûr.
08:15Et c'est une question que je me pose pour ce livre-là,
08:17mais je me suis posé pour d'autres bouquins.
08:20Est-ce qu'on a le droit ?
08:21Et c'est pareil quand quelqu'un nous raconte une histoire
08:23et on lui dit « Putain, ça serait super comme passage un peu dans un livre.
08:26Est-ce que j'ai le droit de lui voler cette histoire-là ? »
08:29Moi, pour être très sincère, je vais le faire parfois.
08:32Ça ne m'empêche pas d'avoir des scrupules.
08:33On vole des histoires, on s'en sert, on épingle des gens
08:38pour en faire, nous, notre propre texte.
08:40C'est terrifiant vu comme ça.
08:42Et en même temps, d'un autre côté, ça permet de devenir un texte.

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