"J'ai voulu aller à la rencontre des gens qui nous font peur."
BRUT BOOK. Pendant 7 mois, Nicolas Fargues a animé un atelier d'écriture avec des détenus de la prison de la Santé. Le résultat, c'est "On est le mauvais garçon qu’on peut", son 15e roman publié chez P.O.L. Il raconte.
BRUT BOOK. Pendant 7 mois, Nicolas Fargues a animé un atelier d'écriture avec des détenus de la prison de la Santé. Le résultat, c'est "On est le mauvais garçon qu’on peut", son 15e roman publié chez P.O.L. Il raconte.
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00:00J'ai vécu une expérience, en fait, c'est peut-être ce qui m'a le plus troublé, en fait.
00:03Il y a eu parmi mes détenus un garçon dont je ne connaissais pas la nature du crime.
00:09Je ne savais pas.
00:10Tout ce que je sais, c'est qu'il était bon, il était drôle, il était sympathique.
00:15Moi, j'étais heureux de lire ses textes.
00:17Voilà, j'ai même signalé, j'ai dit, vous savez, ce garçon, il faut qu'il fasse un truc et tout.
00:22Je ne savais pas ce qu'il avait fait, parce que les détenus ne vous disent pas ce qu'ils ont fait.
00:25Pour savoir ce qu'il faisait, j'allais sur Google.
00:29J'ai tapé son nom.
00:31Mais j'ai tapé son nom pas tout de suite.
00:35Je l'ai tapé peut-être deux mois après l'avoir eu en atelier.
00:40Ce que j'ai découvert, c'est qu'il avait fait un crime horrible.
00:43Mais horrible, horrible, le truc qu'on voit dans les pires films.
00:48Vraiment, ce que vous avez en tête quand vous allez voir au cinéma un film avec un serial killer, c'est ça.
00:56Et je me suis dit, ce n'est pas possible.
00:58J'ai serré la main à ce mec.
01:00Il m'a fait peur rétrospectivement.
01:02Alors que j'avais passé, j'ai dû l'avoir en atelier peut-être 15 fois, à chaque fois deux heures.
01:08Donc j'ai passé 30 heures avec lui.
01:10Je m'assieds même souvent à côté de lui, parce qu'il voulait que je l'aide un petit peu à faire des phrases et tout.
01:14Quand j'ai appris ce qu'il a fait, je me suis dit, mais qu'est-ce que ça signifie en fait ?
01:17Le mec, il a pris 25 ans. Il n'a même pas 30 ans.
01:19Je me suis dit, qu'est-ce que ça veut dire ?
01:22Ça veut dire qu'il faut faire comme si de rien n'était, parce que le côté humain est tellement évident.
01:27Je ne vais pas me formaliser de ça.
01:29Ou bien, au contraire, mon Dieu, mais qu'est-ce que tu as fait ?
01:32Le mec est dingue en fait.
01:34Le mec est fou furieux.
01:36Et pire que fou furieux, sadique.
01:38Et pas sadique à arracher les pattes d'une mouche.
01:40Sadique à pouvoir aller très très loin avec l'être humain.
01:45C'est désorientant complètement.
01:47On ne sait pas où on est en fait. On est perdu.
01:50Dans le livre, page 113, vous dites, vous écrivez
01:52« Je ne me remets pas d'avoir perçu la part humaine d'un monstre avant d'apprendre que c'en était un. »
01:57Voilà, ça résume exactement ce que j'ai ressenti.
01:59Je m'appelle Nicolas Fargue, j'ai 52 ans,
02:01et je viens de publier mon 15e livre chez POL.
02:03Il s'appelle « On est le mauvais garçon qu'on peut »
02:05et c'est 7 mois en immersion à la prison de la santé
02:09pour animer un atelier d'écriture.
02:11J'ai voulu aller à la rencontre des gens qui nous font peur.
02:16Comment vous qualifieriez le lien qui vous unissait à eux ?
02:19Une affinité distante.
02:22C'est-à-dire, je suis avec eux pendant deux heures,
02:25je vais les revoir, je vais les revoir la semaine prochaine.
02:28J'y allais le lundi et le jeudi.
02:30Je les vois le lundi, je les vois le jeudi, ça peut durer un mois.
02:32Il y en a certains qui sont réinscrits à mon atelier.
02:34Il y en a que j'ai vus pendant deux, trois mois.
02:37Donc je connaissais leur vie de famille,
02:42mais à aucun moment je me suis dit « Tiens, ça va être des potes, jamais. »
02:47Et je ne voulais surtout pas que ça soit des potes.
02:49Je me préserve moins, égoïstement, bourgeoisement peut-être.
02:52On m'a dit un jour, ça ne s'est pas dit dans le livre,
02:56mais il y a l'administration qui m'a appelé en me disant
02:59« Faites attention, vous êtes en contact avec un détenu,
03:03j'avais l'autorisation de voir ce détenu, à part,
03:07il est en train de vous manipuler.
03:09C'est un narcotrafiquant, il est en train de vous manipuler.
03:12Faites attention, on en a des preuves. »
03:14Donc c'est tout contact avec lui.
03:16J'ai arrêté tout de suite.
03:18J'ai arrêté pour ne pas être ensuite redevable amicalement
03:22à des gens dont je n'avais pas envie d'être l'ami.
03:25– Après, peut-être qu'ils vous manipulaient,
03:27mais vous-même, vous avez manipulé aussi les détenus, quelque part.
03:29– Bien sûr, ça se fait dans les deux sens.
03:31Alors, je n'ai pas le sentiment d'avoir été manipulé par les détenus,
03:34je n'ai pas non plus le sentiment de…
03:36Ils m'ont dit tout de suite en fait…
03:37– Je dis que vous les manipulez parce que vous avez une volonté d'écrire un livre.
03:40– Bien sûr, ils m'ont demandé tout de suite et j'ai été cash avec eux.
03:42Ils m'ont dit « Mais tu vas faire quoi toi ? »
03:44J'ai un livre à écrire.
03:45« Et tu vas faire quoi dans ton livre ? »
03:47Je vais certainement m'inspirer de ce que je suis en train de vivre là.
03:49Je ne sais pas comment ça va se présenter.
03:51Il y a une chose que je peux vous promettre,
03:53c'est qu'il n'y aura aucun de vos prénoms, aucun de…
03:55Tout est mis sous initial,
03:58et aucune initiale ne correspond aux détenus concernés.
04:02Et j'ai fait des transpositions à chaque fois.
04:04C'est-à-dire que si quelqu'un a commis un meurtre à Lille,
04:07moi j'ai déplacé ça à Bordeaux,
04:09donc les pistes sont brouillées.
04:11Mais tout est vrai.
04:12Donc je leur ai dit « Voilà, je vais écrire un livre. »
04:14Je suis là pour vous faire écrire,
04:16mais moi je suis là aussi pour écrire un livre.
04:19Et donc c'était très clair dès le départ.
04:21C'est pour ça que je dis…
04:24Les gens quand vous allez en prison,
04:26ils vous disent « Waouh, t'es courageux, t'es généreux. »
04:28Non, non, non, non, non.
04:30J'y vais pour moi, écrire un livre,
04:32parce que je suis écrivain
04:34et qu'il faut que je nourrisse mon imagination,
04:38il faut que je relance quelque chose.
04:40J'ai mon activité à défendre.
04:42– Dans les sept mois que vous avez passé là-bas,
04:44est-ce qu'il y a un ou plusieurs détenus
04:47qui étaient des bons écrivains ?
04:49– Alors j'en ai retenu…
04:51Il y en a trois dont…
04:53Enfin, il n'y en a pas trois.
04:54Il y en a trois dont j'ai pu publier les textes
04:57sur le site de la région Île-de-France,
05:01des résidences de la région Île-de-France
05:03qui s'appelle remu.net.
05:04La définition de l'écrivain,
05:06je dirais la définition bête et méchante,
05:08c'est être publié à compte d'éditeurs.
05:10Parmi ceux que j'ai rencontrés,
05:12je pense qu'écrivain, je ne pense pas,
05:14a priori.
05:15En revanche, des gens qui avaient
05:17du caractère à l'écrit,
05:19un tempérament à l'écrit,
05:20ça j'en ai rencontré plusieurs.
05:22Et c'est ça qu'on veut quand on lit.
05:24C'est ce qu'on appelle le style.
05:26Alors, il y a le style proust,
05:29et il y a le ton.
05:30J'ai eu plusieurs personnes
05:32qui avaient du bas goût en fait.
05:34Alors c'était bruit de faute d'orthographe
05:36et d'une grammaire qui avait
05:39les yeux derrière la tête
05:42et complètement échevelée.
05:44Mais, quoi que, pas toujours.
05:46Je ne voudrais pas caricaturer.
05:48Mais moi, ce qui me touchait,
05:49c'était de voir des gens
05:50qui n'avaient pas été forcément longtemps à l'école,
05:52mais qui avaient un truc avec la langue.
05:54Je ne suis pas un professeur d'école,
05:55mais ça me faisait très plaisir.
05:56Je me disais, la littérature
05:58a encore de l'avenir finalement.
06:00– On sort un peu du livre,
06:02mais ça me rend curieux ce que vous dites.
06:04À quel moment vous reconnaissez un texte
06:07comme ayant de la valeur ?
06:09– Voilà, c'est une excellente question.
06:11C'est quand la forme rejoint une pensée forte,
06:16une sensation forte.
06:18C'est quand vous avez dans la forme,
06:20quand la forme rencontre quelque chose
06:22de très personnel,
06:23que ce soit une observation,
06:24un coup de gueule, une confession.
06:28Quand vous avez la rencontre des deux,
06:31la phrase lève, comme le pain lève.
06:34C'est ça qui se passe.
06:36Quand un détenu écrit par exemple,
06:41« Je suis mec parce que c'est ma tête qui avale tout »,
06:44il se passe quelque chose dans cette phrase.
06:46Quand il y a un détenu qui dit,
06:48« Mon sang coule sans ma permission »,
06:51on peut se dire, qu'est-ce qu'il fait là ?
06:53Il fait une phrase pour…
06:55Peut-être qu'il a cherché à faire quelque chose,
06:59un peu une punchline, mais c'est bien.
07:01C'est une belle phrase.
07:03Alors, il y a du beau, il y a du sens.
07:05Eux, leur truc, c'est que ça a du sens.
07:08En plus, pourquoi ?
07:09Parce qu'ils sont en détention.
07:10Et quand vous êtes en détention,
07:12comme je le dis dans le livre,
07:13vous prenez un coup de masse métaphysique.
07:17Vous avez 18 ans,
07:20mais vous avez tout à coup 50 ans en fait,
07:22dans votre tête.
07:23Et ça ne vous fait pas écrire la même chose
07:25qu'un garçon de 18 ans
07:27qui n'a pas connu ce que vous avez connu.
07:29Vous avez d'autres mots qui viennent.
07:30– Dans votre livre, vous parlez des Arabes, des Noirs, des Blancs.
07:33Vous distinguez en fait les différents individus.
07:36C'est au détour d'une phrase,
07:37ce n'est pas dans tout le livre évidemment.
07:39Est-ce que cette distinction de couleur de peau,
07:41c'est vous qui la faites,
07:42ou est-ce que c'est les détenus qui la font entre eux ?
07:45– Les deux.
07:46La distinction de couleur de peau, on la fait tous.
07:48On ne le dit pas parce que ça ne se fait pas.
07:50Il ne faut pas, il ne faut pas.
07:51Aujourd'hui, il faut faire comme si on était tous identiques.
07:53Bon, surtout pas.
07:55Il se trouve que tout le monde ne résonne pas comme ça.
07:59Déjà entre eux, ils se distinguent vachement.
08:03Les Tunisiens par rapport aux Marocains,
08:06les Sénégalais par rapport aux Maliens.
08:08Moi, c'est quelque chose qui m'intéresse.
08:09Dans tous mes livres, j'aborde ça.
08:10Pourquoi ?
08:11Pour différentes raisons.
08:12Il se trouve que j'ai vécu dans ma vie,
08:13beaucoup d'années hors de France,
08:15beaucoup d'années notamment en Afrique subsaharienne.
08:17J'ai vécu en République démocratique du Congo,
08:19j'ai vécu au Cameroun,
08:20j'ai vécu en Indonésie,
08:24j'ai vécu à Madagascar.
08:25Bon bref, peu importe.
08:26Ce que je veux dire,
08:27c'est que c'est ça qui m'a fait écrire aussi.
08:29C'est les différences entre les hommes
08:32avec les petits et les grands détails.
08:34C'est ça qui me plaît.
08:35C'est ça aussi qui fait des conversations
08:38avec mes enfants qui sont métis,
08:39qui sont des garçons, qui sont adultes aujourd'hui.
08:41On ne cesse de parler de ces choses-là
08:44parce qu'il ne faut pas en parler.
08:47Précisément parce qu'il ne faut pas en parler.
08:49Et vous savez pourquoi on en parle ?
08:51Parce qu'on n'a aucun problème à en parler.
08:53Et vous savez pourquoi on n'a aucun problème à en parler ?
08:55Parce qu'on ne juge personne.
08:57Au contraire,
08:58on prend l'être humain dans sa diversité
09:00et c'est ça qui est bien.
09:01– Page 126, vous écrivez
09:03« Je lui demande sans transition
09:04comment il vit le fait d'être blanc
09:06dans un milieu carcéral
09:07dominé par les Noirs et les Arabes,
09:09surveillants compris. »
09:10– Oui.
09:11– Vous n'écrivez pas sa réponse.
09:12Qu'est-ce qu'il vous a dit le détenu ?
09:14– Alors ce détenu, ce qu'il m'a dit,
09:15il était blanc, il m'a dit,
09:16alors lui, sa réponse est vraiment édifiante.
09:19C'est effectivement un jeune garçon blanc,
09:21on va dire blanc gaulois,
09:22et il m'a dit,
09:23eh bien de vivre avec des gens,
09:25je vis avec des gens qui me faisaient peur avant.
09:27Quand j'étais sur le trottoir
09:28et que je croisais des Noirs, des Arabes,
09:31je changeais de trottoir,
09:32j'avais peur,
09:33je n'avais pas envie de m'embrouiller avec eux,
09:35je n'avais pas envie,
09:36il m'a dit,
09:37ben aujourd'hui,
09:38je n'ai plus aucun problème.
09:40Je n'ai plus aucun problème parce que,
09:42voilà,
09:43je n'ai juste plus peur
09:44parce que je les ai rencontrés en fait.