"C'est un livre qui parle avant tout des liens familiaux..."
BRUT BOOK. Ce jour-là, le 14 août 2017, sans raison, un homme fonce avec sa voiture sur la terrasse d’une pizzeria. Plusieurs personnes sont blessées et une adolescente de 13 ans décède. Ce drame, et le procès qui a suivi, Justin Morin l'a couvert en tant que journaliste. Il le raconte dans son premier livre, "On n’est plus des gens normaux", où l'on suit la vie de la famille de la défunte mais aussi celle de la soeur de l'assassin. Avec un procédé littéraire original dans lequel la fiction succède au récit...
Dans ce format Brut Book, plusieurs écrivains parlent à Brut de leur nouveau roman publié à l'occasion de la rentrée littéraire.
BRUT BOOK. Ce jour-là, le 14 août 2017, sans raison, un homme fonce avec sa voiture sur la terrasse d’une pizzeria. Plusieurs personnes sont blessées et une adolescente de 13 ans décède. Ce drame, et le procès qui a suivi, Justin Morin l'a couvert en tant que journaliste. Il le raconte dans son premier livre, "On n’est plus des gens normaux", où l'on suit la vie de la famille de la défunte mais aussi celle de la soeur de l'assassin. Avec un procédé littéraire original dans lequel la fiction succède au récit...
Dans ce format Brut Book, plusieurs écrivains parlent à Brut de leur nouveau roman publié à l'occasion de la rentrée littéraire.
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00:00Ça s'est passé le 14 août 2017, il y a 7 ans,
00:02donc c'était au milieu de l'été,
00:04et il y a un homme qui a foncé sur la terrasse d'une pizzeria avec sa voiture,
00:07à 7 sorts, c'est à une heure à l'est de Paris.
00:10Il y a une dizaine de blessés graves,
00:13et il y a une adolescente qui décède sur le coup.
00:15Cette adolescente, elle s'appelle Angela,
00:17elle a 13 ans au moment des faits.
00:18Elle était avec ses parents, Betty et Sacha,
00:21et avec ses deux frères, Nicolas et Dimitri.
00:23Et donc cet homme fonce sur la terrasse de la pizzeria délibérément.
00:27En tout cas, ce qu'on va voir par la suite,
00:29c'est qu'il n'y a pas vraiment de raison derrière son acte.
00:32Alors on peut dire qu'il a pété les plombs,
00:34enfin bon, on peut expliquer ça de plein de manières différentes,
00:36et justement, c'est un peu le...
00:38Ça a été l'un des enjeux du procès, pourquoi il a fait ça,
00:41et en fait, bon, il s'avère qu'on n'a pas vraiment de réponse.
00:42Et c'est aussi ça qui est très difficile pour la famille des victimes,
00:45c'est qu'on ne sait pas vraiment pourquoi il a fait ça.
00:48C'est un procès que j'ai couvert quand j'étais journaliste.
00:50Quand je couvre ce procès, je viens d'être papa depuis un peu moins d'un an,
00:53et évidemment, pendant ce procès, il a été question de la perte de son enfant.
00:57Ça marque, et je crois que c'est la personnalité aussi de Betty et Sacha,
01:03et de Nicolas, qui est le grand frère d'Angela, donc de la principale victime,
01:06qui m'ont marqué.
01:08Et en parallèle de ça, j'ai été aussi très marqué,
01:11en contraste par le témoignage de la sœur du criminel,
01:15qui est venue témoigner pendant le procès pour parler de son frère,
01:18pour essayer d'expliquer qui il est.
01:20Et ça m'a beaucoup marqué, ce témoignage,
01:22parce qu'il s'est dégagé une forme de loyauté intense,
01:25enfin, il y a une forme de loyauté envers son frère,
01:27elle ne l'abandonne pas pendant le procès,
01:29et ça, ça m'a beaucoup interrogé.
01:31Qu'est-ce que je ferais si moi, l'un de mes frères, par exemple,
01:37avait commis un crime comme celui qu'il a commis ?
01:42Et c'est le point de départ du livre.
01:44– Au début, vous vouliez raconter cette histoire en rencontrant les protagonistes,
01:48en discutant avec eux, et en relatant finalement ce procès
01:51à travers les deux familles, c'est ça ?
01:53Mais alors, qu'est-ce qu'il s'est passé ?
01:55– Ce qui s'est passé, c'est que j'ai rencontré les parents d'Angela,
01:57qui, eux, ont accepté l'idée du projet.
02:01Et j'ai aussi rencontré la sœur du criminel.
02:03Alors elle, au départ, c'était trop douloureux pour elle,
02:09sauf qu'avec le temps, j'ai quand même réussi à la rencontrer,
02:12on a pu en discuter.
02:13Elle a lu une partie du texte que j'ai écrit,
02:15donc au départ, ça s'inspirait de son témoignage pendant le procès,
02:19où elle révélait un certain nombre de points sur les liens qu'elle avait avec son frère,
02:24sauf qu'en fait, quand je lui fais lire la partie qui la concerne,
02:27elle me dit, en fait, ça ne va pas être possible.
02:29À partir de là, il y a plusieurs possibilités,
02:31et je pense que là, peut-être qu'un autre auteur n'aurait pas fait la même chose que moi,
02:36mais moi, ça pose beaucoup de questions éthiques,
02:40et la question c'est, est-ce que je révèle ce qu'elle a dit pendant le procès ?
02:43À partir du moment où ce n'est pas raconté dans la presse,
02:46j'ai considéré que ce n'était pas vraiment public,
02:48et que cette histoire personnelle, familiale,
02:51le lien qu'elle entretient avec son frère, ça leur appartient,
02:53et qu'en fait, je n'ai pas à révéler ça.
02:55Donc, quelle solution s'offre à moi pour essayer d'aller au bout de mon idée initiale ?
03:00C'est la fiction, et donc en fait, de basculer vers une fiction totale,
03:03comme c'est le cas dans la troisième partie, en l'assumant, en l'expliquant.
03:06– Oui, c'est dans le livre, il y a un côté méta,
03:08vous racontez l'écriture de livres dans le livre,
03:09en disant que vous écrivez de la fiction, etc.
03:11et vous racontez tout ça, quoi.
03:13– Exactement, et je raconte pourquoi j'en arrive à basculer dans la fiction,
03:16et quelles limites, en fait, je me suis fixé,
03:18et pourquoi ces limites-là, éthiques, m'amènent à faire de la fiction.
03:24– Moi, je vais être franc avec vous, en tant que lecteur,
03:26quand j'arrive là-dedans et que je me rends compte qu'en fait,
03:29le début, c'est qu'on raconte un procès où il y a une jeune fille qui est morte,
03:32il y a deux familles, et puis, vous le dites,
03:34ben en fait, j'ai inventé la vie d'une des personnes.
03:38Moi, je me suis dit, mais quelle folie !
03:40– Mais évidemment, en fait, quand on fait ce pari-là,
03:42parce que je pense que c'est quand même un pari,
03:44évidemment qu'après, il y a d'autres questions qui se posent.
03:46Sur que peut la fiction par rapport au réel ?
03:49Et je pense que, j'espère en tout cas,
03:51c'est que l'un des questionnements qu'on peut avoir à la lecture de slip,
03:56c'est justement ça, c'est avec cette structure en miroir,
04:00en quelque sorte, avec d'un côté le réel et de l'autre la fiction,
04:03bon, qu'est-ce que ça crée ?
04:04Et je pense que ça, après, chaque lecteur, chaque lectrice
04:07se fera un peu sa propre idée et s'appropriera un peu ce texte,
04:11mais oui, le but était quand même de créer cet écho à l'intérieur du livre.
04:16– Après, il y a une dimension aussi très humaine, très personnelle,
04:18c'est que vous avez rencontré les deux familles
04:21et vous avez rencontré la personne dont vous fictionnez la vie.
04:25Comment on trouve la bonne distance par rapport à ça ?
04:28– Alors, d'un côté, avec les parents d'Angela,
04:31l'implication, elle était totale de ma part,
04:32elle était très personnelle et ça a été vraiment intense.
04:35Je pense aussi beaucoup à eux à chaque fois que je parlerai de ce texte.
04:38En parallèle, avec la sœur du criminel,
04:40c'est différent parce que je l'ai rencontrée à trois reprises,
04:43elle n'a pas voulu me raconter son histoire.
04:44Donc, à partir de là, il y avait une distance,
04:48alors je ne sais pas si on peut dire journalistique,
04:50ou je ne sais pas comment appeler cette distance,
04:52mais il y avait une distance quoi qu'il arrive.
04:53Ce sera douloureux certainement aussi pour elle,
04:57mais j'estime avoir respecté une forme d'engagement vis-à-vis d'elle.
05:00Je l'ai prévenu que le livre allait sortir
05:02parce que pour moi, c'est partie du processus, mais on en est resté là.
05:07Alors qu'aujourd'hui, Betty et Sacha, j'ai un lien très particulier avec eux
05:11et le fait que ce livre sorte, ce n'est pas anodin,
05:13je leur ai donné d'ailleurs un exemplaire il n'y a pas longtemps,
05:16et c'était un moment bouleversant.
05:18Dès le départ, quand je les ai rencontrés pour leur parler du projet,
05:20l'idée c'était de leur dire de toute façon je vous ferai lire au fur et à mesure,
05:25parce que ce livre, il se fera avec vous, forcément, quoi qu'il arrive.
05:28Il y a eu des allers-retours, moi j'ai retravaillé des choses,
05:30il y a des choses sur lesquelles en revanche je ne voulais pas revenir,
05:34mais parce qu'il faut imaginer que pour eux, ce livre, ce n'est pas forcément une joie.
05:38Vous êtes en train de faire une vidéo avec Brut,
05:39donc on n'est pas à l'abri qui voit cette vidéo,
05:41potentiellement vous allez faire d'autres médias,
05:43donc les parents vont revivre potentiellement ce drame.
05:47Vous, comment vous vous situez par rapport à ça ?
05:56Je me situe à l'endroit où je dois me situer,
05:59c'est-à-dire que ça fait trois ans maintenant que je travaille avec eux,
06:05que je leur ai proposé de participer à ce projet,
06:09qu'on ait passé encore une fois par des hauts et des bas,
06:13par des moments vraiment très difficiles,
06:15mais je sais qu'aujourd'hui ils me font confiance
06:18et que je dois être à la hauteur de cette confiance-là.
06:21C'est le moment du procès où la sœur du criminel passe à la barre,
06:27l'avocat de la famille d'Angela, donc de la famille des victimes,
06:30qui lui pose une question,
06:32et la question c'est selon vous, ce drame était-il un accident ?
06:35En dépit de tout ce que la justice lui a mis sous les yeux,
06:37en dépit des preuves, des évidences, un accident,
06:41oui, c'est tout ce que j'entends.
06:43Entre deux sanglots, parmi les victimes,
06:45quelques voix s'élèvent pour protester.
06:47C'est comme nier ce qui leur est arrivé, c'est insupportable.
06:50Je suis moi-même bouleversé par un autre constat,
06:52on n'abandonne pas un frère, fut-il un monstre ?
06:54C'est un moment extrêmement fort, parce que je me dis mais comment c'est possible ?
06:58Comment, malgré toutes les évidences, comment on peut nier les évidences ?
07:02C'est quoi la force qui est en dessous de ça ?
07:03C'est quoi les puissances qui travaillent,
07:07qui permettent de faire en sorte qu'elles disent oui, c'est un accident ?
07:13En fait, c'est triste parce que cette femme, elle souffre,
07:16quand elle témoigne à la barre.
07:21Elle souffre terriblement,
07:23il y a un énorme sentiment de culpabilité vis-à-vis de son frère,
07:25alors qu'elle n'y est pas pour grand-chose, elle n'y est même pour rien.
07:31Mais je trouve aussi que c'est très beau,
07:35d'aller jusqu'à cette forme de loyauté-là.
07:38– Parce que ça monte les liens défectibles de la famille ?
07:41– Pour moi, oui.
07:42Je trouve qu'il y a quelque chose de très fort et qui est difficilement explicable.
07:47Comment on peut… enfin, qui est difficilement explicable.
07:50Encore une fois, j'essaie de me mettre à sa place,
07:52qu'est-ce que j'aurais fait moi si mon frère avait commis ce qu'a commis son frère ?
07:56Sincèrement, je ne sais pas.
08:00Donc oui, je trouve ça très beau de rester loyal malgré l'horreur.
08:04– Vous avez parlé de ce moment à l'autre famille,
08:06la famille de l'une des victimes, donc Angela.
08:09– Bien sûr.
08:09– Comment ils l'ont vécu, eux, ce moment ?
08:11– Ils s'en souviennent aussi, parce que pour eux, c'est un moment très fort
08:13et c'est un moment où ils ont été très en colère,
08:16parce que c'est une insulte qu'elles ne reconnaissent pas,
08:20que non, ce n'est pas un accident, en fait, il l'a fait volontairement,
08:23tout prouve qu'il l'a fait volontairement.
08:26Bon, sauf que ce qu'il y a derrière,
08:28c'est aussi que le criminel a des troubles psychiatriques.
08:33Donc après, ça a été un des enjeux du procès,
08:37c'est quelle est la place de ces troubles psychiatriques dans son acte ?
08:43Est-ce que ça permet d'expliquer ?
08:44Alors la justice a estimé que non, ça c'est important de le dire,
08:47la vérité judiciaire dit que oui, il a eu des troubles,
08:50mais ce n'est pas ce qui explique son acte,
08:51donc il a été condamné à la perpétuité,
08:53et voilà, ça c'est très important de le dire,
08:55mais n'empêche que le procès a été un moment de questionnement sur ces troubles-là.
09:01Donc en fait, cette sœur, voilà, sa sœur, elle pense à tout ça,
09:05et je pense que si elle dit oui, c'est un accident,
09:09c'est un accident dû à ses troubles psychiatriques,
09:11je pense que c'est comme ça en fait qu'elle le voyait.
09:12On parle d'un fait divers, mais je ne refais pas l'enquête,
09:16c'est un livre qui parle avant tout des liens familiaux,
09:20des liens entre frères et sœurs aussi beaucoup,
09:22c'est ça surtout qui est important pour moi.