“Je n’osais pas dire que j’étais féministe...”
BRUT BOOK - “Fabriquer une femme”, c’est le titre du nouveau roman de Marie Darrieussecq qui a débuté sa carrière il y a près de 30 ans avec “Truismes”, écoulé à plus d’un million d’exemplaires. Deux livres féministes. Deux époques différentes. Pour Brut, l’autrice revient sur la façon dont le regard sur les femmes a évolué ces dernières années.
BRUT BOOK - “Fabriquer une femme”, c’est le titre du nouveau roman de Marie Darrieussecq qui a débuté sa carrière il y a près de 30 ans avec “Truismes”, écoulé à plus d’un million d’exemplaires. Deux livres féministes. Deux époques différentes. Pour Brut, l’autrice revient sur la façon dont le regard sur les femmes a évolué ces dernières années.
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00:00Comment peut-on ne pas être féministe, quand on est une femme ?
00:02Je pense que
00:03quand on est une femme et qu'on n'est pas féministe, c'est qu'on a été
00:07subjuguée par le patriarcat en fait, qu'on a intégré en soi le patriarcat
00:11jusqu'à en être un bon petit soldat. Une de mes filles a exhumé un interview
00:15de moi qui est maintenant sur YouTube où je dis en 96
00:19je suis pas féministe mais
00:21je n'osais pas dire que j'étais féministe. Bien sûr que je l'étais
00:25mais je n'osais pas le dire parce qu'on avait l'impression, j'avais l'impression
00:27que j'allais m'aliéner
00:29mais la plupart de mon public en fait.
00:31Aujourd'hui je suis très fière de le dire et ça a choqué ma fille que je ne le
00:34dise pas mais elle comprend. C'était un moment historique compliqué pour le
00:38féminisme les années 90.
00:39Il y avait un retour de bâton par rapport au magnifique féminisme des années 70.
00:43Je suis féministe mais je n'écris pas des pamphlets où j'essaie
00:47de ne pas donner de leçons, j'essaie d'écrire des romans
00:49et le roman c'est l'ambivalence. Je m'appelle Marie Dariussec, je suis
00:52écrivaine, je viens de publier un roman qui s'appelle Fabriquer une femme
00:56aux éditions POL. Fabriquer c'était le bon mot
00:59parce que pour moi les femmes c'est
01:00tout un peu des Frankenstein, c'est-à-dire on est faite de morceaux
01:04qui tiennent comme ils peuvent
01:05et on est soumise, enfin on essaie de pas l'être, mais à des injonctions qui sont
01:11très souvent contradictoires.
01:13La plus classique étant dans ma jeunesse des années 80
01:16qu'il fallait être une femme libérée
01:18mais pas trop coucher pour pas être une salope. Donc on devait être libérée mais
01:22quand même
01:23se conformer à des standards de vertu
01:26qui existaient encore beaucoup et qui existent encore beaucoup je crois.
01:29Vous avez employé le mot patriarcat en fait dans Fabriquer une femme donc
01:32l'action se déroule dans les années 80 et le terme patriarcat justement n'est
01:36pas employé peut-être parce qu'à l'époque
01:37il n'était pas employé.
01:39Il n'y a pas le terme sororité alors que c'est une amitié féminine.
01:43Justement le fait qu'il y ait des mots nouveaux quelque part qui sont
01:46apparus aujourd'hui et qui sont communs sur les réseaux sociaux
01:49sur ces questions féministes,
01:50qu'est-ce que ça vous évoque ?
01:53Pour moi le meilleur exemple dans ma vie personnelle et dans ma vie d'écriture
01:56de mots nouveaux qui m'a aidée à penser mon expérience
02:00de femme et d'être humaine sur cette planète
02:03c'est le concept de harcèlement de rue.
02:07Quand j'ai écrit Truisme, l'histoire d'une femme qui se transforme en truie,
02:10j'avais 26 ans et c'était très compliqué pour moi comme toutes les
02:15filles de ma génération
02:16de sortir dans la rue ou de prendre le métro en particulier tard le soir.
02:20On était coupable de prendre le métro tard le soir, on prenait des risques.
02:24Donc c'était une autre faute à nous s'il nous arrivait malheur.
02:28On avait énormément de mal à penser ce qui nous arrivait.
02:31Et moi comme jeune femme dans les rues de Bordeaux puis de Paris j'étais
02:35constamment interrompue
02:38par des hommes ou des garçons
02:40j'ai envie de dire qu'ils croyaient bien faire parce que eux-mêmes
02:43se pliaient à l'exercice de la masculinité de l'époque.
02:471996, la sortie de Truisme.
02:50Donc Truisme est sortie en 1996.
02:53J'étais constamment interrompue par des hommes ou des garçons qui me
02:57demandaient mon nom, qui me proposaient un café.
02:59C'était très souvent
03:01gentil voire bien intentionné.
03:04C'était pas des violeurs où je ne pense pas.
03:07Mais ça a participé à la culture de viol qui est que quand une fille est dans la
03:10rue toute seule on a le droit
03:12de venir l'interrompre. Je dis interrompre, pour moi c'est très important.
03:16Moi j'écrivais dans ma tête.
03:18Les filles pensent dans leur tête quand elles sont dans la rue. Alors elles ont deux cerveaux.
03:22Elles regardent surtout tard le soir où est-ce qu'il vaut mieux se positionner
03:26sous le lampadaire ou plutôt dans l'ombre, sur le trottoir ou bien au milieu de la rue.
03:30Donc il y a toute cette stratégie à se mettre en place.
03:33Et pendant ce temps-là elles réfléchissent aussi
03:35comme des êtres humains.
03:36Et moi je réfléchissais à mes bouquins et en particulier à Truisme.
03:39Quand un mec venait m'interrompre ça me mettait hors de moi.
03:42Parfois je perdais mon idée
03:45à cause de ce connard qui se croyait le droit de venir m'interrompre.
03:48Truisme est né de cette expérience et quand
03:52la première personne à me parler de ça, elle s'appelait Béatrice à l'époque,
03:56c'était préciado.
03:57C'est elle qui m'a donné ce mot de harcèlement de rue.
04:01J'ai senti les cases du cerveau se mettre en place dans mon cerveau.
04:04Je me suis dit oui, c'est ça qui se passe.
04:06C'est structurel.
04:08C'est pas moi qui suis mal habillée ou quoi, c'est structurel.
04:10C'était plus dur d'être femme dans les années 80 que femme aujourd'hui ?
04:13La seule chose je trouve qui progresse sur cette planète
04:17ou en tout cas dans ce petit pays, c'est le droit des femmes.
04:20C'est la seule chose qui progresse. Elles progressent objectivement.
04:23On se fait toujours emmerder dans la rue.
04:24Moi, j'ai passé la date de péremption.
04:26Mais mes filles, elles se font toujours emmerder dans la rue.
04:29Par contre, elles savent qu'elles ont le droit de se plaindre.
04:31Nous, c'était comme un état de nature.
04:33Les hommes étaient comme ça.
04:34Il fallait faire avec et c'était notre faute
04:36parce qu'on était habillés comme ceci, comme cela, parce qu'on sortait trop tard,
04:39parce qu'on n'avait pas le droit d'être dans la rue seule en fait.
04:43Aujourd'hui, quand même, ça va un chouïa mieux, un chouïa.
04:46Et moi-même, ma génération, ça allait mieux que la génération de ma mère.
04:50Mais ça, c'est grâce aux femmes et aux alliés des femmes.
04:52Mais il faut continuer à se battre. Il ne faut rien lâcher.
04:54Alors, parlons justement de l'histoire de fabriquer une femme.
04:58Il y a deux personnages, Solange et Rose.
05:01Une, disons, pour faire simple, un peu punk, l'autre plus rangée.
05:05Est-ce que quelque part, le fait de les séparer,
05:07ça m'a rappelé un peu la maman et la putain ?
05:09C'est-à-dire que soit on est d'un côté, soit on est de l'autre,
05:11mais on n'arrive pas à être les deux. C'est ça l'idée ?
05:14Vous m'aidez à penser qu'effectivement,
05:17j'ai un peu séparé la maman et la putain. C'est vrai.
05:20Mais avec ce souci dans l'écriture,
05:25que le public, que les lectrices et les lecteurs voient comment
05:31la maman, Rose,
05:35elle n'y arrive pas très bien, avec la maman.
05:37Et la putain, Solange, elle se rebelle puissamment
05:41contre cette étiquette qu'on voudrait lui mettre.
05:43Donc, ce n'est pas aussi figé que ça.
05:46Elles se débattent dans les injonctions et dans, justement,
05:51le modèle patriarcal qui voudrait les ranger là-dedans.
05:53La vie de Rose est une vie parmi d'autres.
05:55Une vie qui, comparée à la vie de Solange, est sans péripéties.
05:58Une vie qui remplit le programme.
06:00Une vie qui pourrait être ennuyeuse sous ses aspects, disons, banals.
06:04Pourtant, la certitude grandit dans le cœur de Rose qu'elle a un destin.
06:08Moi, je vais vous dire pourquoi j'ai choisi ce passage.
06:10C'est parce qu'effectivement, il est question de la vie des personnes.
06:14J'ai eu cette discussion avec Julia Cardinon,
06:16une autrice que vous connaissez peut-être dans un brut book passé,
06:20qui me disait qu'en fait, la structure narrative classique
06:22de situations originales, éléments perturbateurs,
06:25avait été créée par des hommes,
06:27parce que la littérature a été créée par des hommes.
06:29Et que peut-être que les femmes pouvaient apporter des choses
06:32outre les sujets, des changements dans la structure même,
06:35la structure narrative, et que pour elles, la vie,
06:36ce n'était pas des grands événements qui se succédaient,
06:40mais une sorte de continuité où tous les éléments étaient placés côte à côte.
06:43Or, quand j'ai lu votre livre, je me suis dit qu'effectivement,
06:46il y avait un peu cette structure où finalement,
06:48chaque événement était à peu près à la même hauteur,
06:51et ça racontait une vie.
06:52Oui, j'ai vu cette interview de Julia Cardinon.
06:56Vous avez entièrement raison, et elle aussi.
06:58Oui, la structure patriarcale du récit, c'est un début, un milieu, une fin,
07:02avec des péripéties et du coming of age, comme on dit.
07:05C'est Rastignac, à l'assaut de Paris.
07:08Et c'est formidable, d'ailleurs.
07:09Mais les femmes, moi, j'ai tout le temps mis dans mes romans
07:13ce que je voyais de la vie de ma mère,
07:16qui était prof en collège, mais qui aussi s'occupait de remplir le frigo.
07:19Dans tous mes romans, il y a des tupperwares.
07:22Il y a une tomate qui moisit.
07:23Il y a des choses comme ça de la routine.
07:25Il y a des bébés dont il faut s'occuper.
07:27La vie des femmes peut avoir l'air ennuyeuse,
07:30et les femmes sont très facilement des rêveuses,
07:32parce que quand on fait la vaisselle, on rêve,
07:34parce que sinon, c'est l'enfer.
07:36Et mes personnages de femmes sont des rêveuses,
07:41mais quand même qui affrontent le monde, un monde d'hommes.
07:45Donc oui, ça change la structure du récit.
07:47Je le fais assez instinctivement,
07:49donc je ne suis pas une grande théoricienne de ça.
07:52Oui, mes romans sont pour ça, je pense, des romans de femmes,
07:55même si toute ma vie, j'ai lutté contre l'essentialisme.
07:58Je dois reconnaître qu'Hélène Cixous a raison, parfois,
08:01quand elle dit qu'il y a une littérature féminine pour ça.
08:04On n'écrit pas exactement les mêmes structures narratives que les hommes.
08:08Je vais vous faire une confidence.
08:09Votre livre a pris l'eau.
08:10Je l'avais dans la poche de mon neveu.
08:11Je vois, c'est bien, il a vécu.
08:13Exactement.
08:14En fait, au début, je me suis dit, je vais prendre un exemplaire neuf.
08:16Non, non, c'est très bien.
08:16Ce n'est pas sacré, ça, je veux dire,
08:20c'est aussi un objet de consommation, donc il faut le consommer.
08:22On est le seul pays au monde à proposer des livres sans images.
08:26C'est le chic français, c'est comme ça que les éditeurs étrangers nous voient.
08:29Eux, ils n'osent pas parce qu'ils ne trouvent ça pas vendeur.
08:32Moi, je trouve ça très bien.
08:33C'est un écran, justement, mais un écran de papier
08:36où le public peut projeter les images qu'il veut.
08:38Il y a certains éditeurs qui mettent la tête de la femme qui écrit.
08:41Elles sont souvent jolies.
08:44C'est pénible.
08:46C'est un métier super, écrivaine.
08:48Pourquoi c'est pénible ?
08:50Parce que moi, je n'ai pas envie qu'on achète mes bouquins pour ma gueule.
08:53Et c'est un métier formidable pour les femmes, l'écriture,
08:56parce qu'on a le droit de vieillir.
08:58On a le droit d'avoir des rides, des cheveux blancs.
09:00Pour les comédiennes, les chanteuses, c'est plus difficile.