"Moi aussi j’ai vécu ça, moi aussi j’ai vécu cette humiliation, moi aussi j’ai eu honte de mon corps et je ne vais pas me cacher en fait… "
BRUT BOOK. Une jeune femme reste d'abord considérée comme "un corps, peu importe ce qu’elle fait, peu importe ce qu’elle dit". C'est ce qu'affirme l'autrice Louise Chennevière qui raconte ici son livre "Pour Britney", publié aux Éditions P.O.L où elle questionne la façon dont les femmes sont scrutées dans notre société à travers les vies de Britney Spears et de Nelly Arcan.
Dans ce format Brut Book, plusieurs écrivains parlent à Brut de leur nouveau roman publié à l'occasion de la rentrée littéraire.
BRUT BOOK. Une jeune femme reste d'abord considérée comme "un corps, peu importe ce qu’elle fait, peu importe ce qu’elle dit". C'est ce qu'affirme l'autrice Louise Chennevière qui raconte ici son livre "Pour Britney", publié aux Éditions P.O.L où elle questionne la façon dont les femmes sont scrutées dans notre société à travers les vies de Britney Spears et de Nelly Arcan.
Dans ce format Brut Book, plusieurs écrivains parlent à Brut de leur nouveau roman publié à l'occasion de la rentrée littéraire.
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00:00Très vite, quand on est une petite fille, on comprend que notre corps est un objet sexuel.
00:05On en a peur, on ne sait pas bien pourquoi.
00:07Mais voilà, c'est ces exemples très classiques des petites filles,
00:10on leur dit en permanence de fermer les jambes.
00:12Moi je leur raconte qu'on m'a toujours dit de fermer mes jambes
00:14et je leur raconte que même des copains à moi, à l'âge de 25 ans,
00:17quand ils me voyaient écarter les jambes en jupe, ils me disaient « ferme les jambes ».
00:20– Ce que vous dites dans le livre, c'est qu'en fait, on vous dit
00:23« attention, tu écartes les jambes, on voit ta culotte »
00:25et vous vous dites « mais le problème ce n'est pas qu'on voit ma culotte,
00:27le problème c'est les gens qui regardent ma culotte ».
00:28– C'est ça, et encore une fois, je dis maintenant dans le livre,
00:31le problème ce n'est pas de regarder une culotte,
00:32parce qu'on pourrait aussi regarder une culotte et ça n'a aucune importance,
00:35en fait, c'est rien, c'est une culotte.
00:37Mais le problème c'est qu'on regarde cette culotte et qu'on sait,
00:39en fait, parce que toute cette culture nous a imprégnés de cela,
00:43que la culotte, justement, du jeune fille, est un objet sexuel,
00:46qu'une jeune fille veut toujours un peu, même si elle ne veut pas,
00:48et en fait, nous, dans notre construction subjective,
00:51on est prises là-dedans sans trop savoir ce qui se passe.
00:53– On apprend, justement, très vite à être au centre des regards,
00:57à se regarder, je me rappelle, j'avais même dit à un copain,
01:00« Regarde, tu vas voir à la bibliothèque, quand je vais me lever,
01:01les autres filles vont me regarder, et les mecs. »
01:04Ça, c'est un truc dont les garçons ne se rendent pas compte,
01:06qu'en fait, dans l'espace public, en tant que femme,
01:09quand on se lève et qu'on marche, on sait qu'on va être regardé.
01:12On a la conscience en permanence qu'il y a ce regard omniprésent
01:16qui est là et qu'on a intégré, et qui fait qu'on se juge en permanence,
01:20qu'on se dissèque et que notre corps est un objet.
01:22On ne peut pas être libre dans son corps,
01:23parce qu'on se prend toujours comme un objet,
01:26de comment je vais, à quoi je vais ressembler,
01:28qu'est-ce qui va me regarder.
01:29Moi, j'aimerais qu'on comprenne, justement, que tout le monde comprenne ça,
01:33que les gens comprennent que rentrer le soir seul,
01:36aujourd'hui, encore, en 2024, quand on est une jeune femme,
01:40je veux dire, ça m'est arrivé hier soir,
01:41c'est être regardé, c'est être pris comme…
01:45et c'est cette figure de la proie, quoi.
01:47On est d'abord un corps, en fait.
01:48Peu importe ce qu'on écrit, peu importe ce qu'on fait,
01:51peu importe ce qu'on dit, il y a ce corps-là,
01:53et c'est d'abord ça qu'on va regarder.
01:56Ce que j'ai envie de dire aussi aux jeunes filles et tout,
01:57c'est qu'elles fassent exactement ce qu'elles ont envie de faire,
02:00qu'elles s'habillent exactement comme elles ont envie de s'habiller,
02:02c'est-à-dire, pute ou pas pute, on s'en fout,
02:04puisque, de toute manière, ce monde-là, aujourd'hui,
02:07est encore un monde dans lequel elles sont en danger.
02:09Et c'est ça, donc je me dis, il faut qu'on arrête de dire,
02:12c'est parce que tu mets une minijupe que tu vas être en danger, c'est pas vrai.
02:15On peut mettre une minijupe, on peut mettre un pantalon,
02:17on peut mettre un voile, peu importe,
02:18dans ce monde-là, on est en danger, encore aujourd'hui.
02:21Comment on fait ? Comment on fait, du coup ?
02:23– Pour Britney.
02:24Moi, je me suis posé la question, déjà,
02:25est-ce que c'était le titre initial, quand vous avez écrit, tout de suite ?
02:28C'est venu comme ça ou pas ?
02:30– Oui, ça a été immédiat.
02:31C'est-à-dire, ce livre, je savais qu'il s'appellerait Pour Britney.
02:33C'est vraiment à l'adresse de Britney Spears.
02:35J'ai hésité, après, à l'appeler Pour Britney et Pour Nelly,
02:37puisqu'il y a aussi la figure de Nelly Harkand, dont on parlera sûrement.
02:41Mais, en fait, c'est vraiment, c'est venu d'un endroit très intime,
02:43pour moi, vraiment d'une excuse que la petite fille que j'ai été
02:48lui faisait, en fait, de cette trahison que j'ai faite de m'éloigner d'elle.
02:52Et puis, voilà, à l'âge de 30 ans, j'ouvre son autobiographie
02:55et je réalise ce qui lui est arrivé, ce que le monde, en fait, lui a fait.
02:59Et comme moi, j'ai détourné le regard.
03:00Et c'était, pour moi, une étude un peu sur cette violence-là.
03:04Et en fait, une forme de misogynie intégrée aussi,
03:06comme moi, j'avais intégré.
03:08Donc, de me dire, ben voilà, en fait, c'est une pauvre pop star.
03:11Ça n'a pas d'intérêt.
03:12Et m'intéresser à des choses beaucoup plus sérieuses que ça.
03:15Et oui, pour moi, c'était évident.
03:18Et c'est aussi très...
03:19Je n'ai pas beaucoup réfléchi ce livre.
03:20Je l'ai écrit très vite, donc...
03:22En combien de temps ?
03:23En un mois.
03:24Même pas, en fait, même pas.
03:26Bon, c'était nuit et jour, quoi.
03:28C'était très tendu.
03:29En fait, il y a eu deux semaines d'écriture très intense.
03:31Ensuite, j'ai laissé reposer.
03:32Ensuite, j'ai repris pendant une semaine.
03:34Mais ce truc de ne pas réfléchir, ça fait qu'on ne se censure pas.
03:37Enfin, moi, en tout cas.
03:38Britney Spears, elle a été prise très jeune.
03:40Et tout de suite, il y a une sorte d'image qui a été façonnée autour d'elle,
03:43qui a fait que c'était la jeune vierge, la fiancée de la mairie, etc.
03:46Mais tout ça, elle, je veux dire, elle...
03:49Elle ne l'a pas décidée.
03:51Par contre, elle a commencé à en jouer.
03:53C'est-à-dire qu'à un moment...
03:53Et ça, on lui a tout de suite reproché de commencer à jouer avec ça.
03:56C'est-à-dire, quand elle a compris, en fait, ce qu'on attendait d'elle
03:58et ce qu'on attendait d'elle, c'est justement ce qu'on attend de la jeune fille.
04:01C'est-à-dire une forme affichée d'innocence et en même temps, une hyper-sexualisation.
04:06On lui dit à la fois qu'il faut qu'elle soit cette jeune fille parfaite,
04:10cette jeune écolière.
04:11Et en même temps, tout de suite, cette figure-là
04:13est ultra-sexualisée par le regard extérieur, en fait.
04:16Et quand Britney Spears décide d'assumer, finalement,
04:18de dire, OK, et puis bon quoi, elle a 18 ans, au moins, ce n'est plus une petite fille.
04:22Donc, elle a aussi le droit d'avoir sa sexualité à elle et de l'affirmer.
04:25Et bien là, tout le monde lui tombe dessus, quoi.
04:27Et je parlais avec la mère d'une amie l'autre jour qui dit,
04:30oui, mais tu ne te rends pas compte.
04:31Pour nous, Britney Spears, c'était d'un seul coup,
04:33toutes les jeunes filles mettaient des hauts au-dessus du nombril.
04:36– Des crop tops.
04:36– Des crop tops, il n'y avait plus que ça, toutes nos gamines.
04:39Mais en fait, encore une fois, nous, quand on le faisait,
04:41c'était pour allumer personne.
04:43C'était juste une manière d'expérimenter notre corps.
04:45Je ne sais pas, c'est juste à nous amuser, c'était un déguisement, en fait.
04:48Et on apprend très vite aux petites filles et aux jeunes filles
04:50que le déguisement et le fait de jouer avec son corps,
04:53ça va vous mettre tout de suite dans une certaine catégorie.
04:55– Dans le livre, donc, pour Britney et la question de Britney Spears,
05:01je ne sais pas, je suis très émue quand je parle d'elle,
05:04parce qu'en fait, moi, c'est une figure dont j'avais entendu parler,
05:07comme une prostituée, une travailleuse du sexe, en fait,
05:13qui avait écrit des livres.
05:16Et moi, l'image que j'en avais,
05:18qui m'était venue à travers les médias ou je ne sais pas comment,
05:21avait toujours été une image un peu sulfureuse.
05:23Je me disais, bon, voilà, c'est le témoignage d'une nana,
05:25ça ne m'intéressait pas.
05:26Et puis un jour, quand j'ai ouvert,
05:30je me souviens, j'ai lu sur Internet la première page de « Folles »,
05:34et j'ai halluciné, en fait, je n'y croyais pas.
05:36Pour moi, c'est l'une des plus grandes, vraiment, de la littérature.
05:40Et donc, qui était, effectivement, qui s'est prostituée,
05:43qui raconte cette expérience-là dans son livre,
05:45enfin, moi, dans « Putain »,
05:48et qui a fini par se suicider en 2009,
05:50comme elle le disait, d'ailleurs, dans ses livres, qu'elle allait se suicider.
05:53Parce qu'en fait, ce qui est fou avec Nelly Harkan,
05:55c'est qu'elle est au cœur de cette alienation.
05:59C'est-à-dire qu'elle se prostitue,
06:01elle se fait refaire le corps, les seins,
06:05elle en parle beaucoup et elle n'arrête pas de dire
06:07« je veux être la plus belle des femmes ».
06:09Enfin, vraiment, elle est, on va dire, au cœur de cette alienation de la jeune fille,
06:12elle le vit depuis dedans,
06:14et en même temps, elle a une lucidité implacable sur ce que c'est.
06:17C'est-à-dire, il n'y a personne...
06:18Enfin, moi, en termes de critique de patriarcat,
06:20je n'ai jamais rien lu d'aussi fort, en fait.
06:23Pour Britney, c'était aussi un moyen de dire
06:25« OK, moi aussi, j'ai vécu ça, je ne vais pas me cacher, en fait.
06:28Moi aussi, j'ai vécu cette humiliation.
06:30Moi aussi, j'ai eu honte de mon corps.
06:32Moi aussi, j'ai eu honte de mes seins. »
06:33En fait, vraiment, d'un coup, je me dis
06:35« OK, je vais avec elle là-dedans, avec Britney et avec Nelly. »
06:38Parce que je pense que plus on est à se tenir là
06:42et à dire, en fait, que c'est notre expérience,
06:44à ne pas mentir, en fait, à ne pas dire « non, non, non, moi, ça va »,
06:47parce que ce n'est pas vrai, en fait.
06:49Ce que je raconte, c'est que moi-même,
06:50en essayant de ne pas être une jeune femme, il n'y a rien à faire.
06:53On m'a toujours envoyé ça.
06:54On m'a toujours envoyé, je le dis dans le livre,
06:56mais voilà, « ah oui, mais tu as les cheveux blonds, je n'imaginais pas. »
07:00Plein de petites choses et aussi de choses beaucoup plus violentes,
07:02c'est-à-dire le viol et beaucoup plus.
07:05C'est-à-dire, dans « On se crame la chienne »,
07:06je montre que tout ça, c'est une construction bien tenue
07:08qui fait qu'on ne sort pas du corps.
07:11Et donc, à un moment, dans mon écriture
07:14et aussi dans ce livre-là, dans lequel j'ai l'impression de me libérer,
07:16j'ai dit « bah ouais, en fait, c'est ça, moi aussi, qui m'est arrivé.
07:21Quoi que j'aie voulu faire, en fait, je n'ai pas pu échapper. »
07:24Donc, j'ai aussi été construite en tant que femme.
07:27Et c'est Michel Perrault qui dit « voilà, quand on essaie de s'émanciper,
07:31on devient d'abord misogyne. »
07:33C'est-à-dire qu'on est obligé, d'abord, de mépriser les autres femmes,
07:35de mépriser celles qui ne s'en sont pas sorties,
07:37de mépriser Britney Spears comme moi, je l'ai fait.
07:39Quand elle se rase la tête, j'avais 13 ou 14 ans,
07:41je me disais « putain, la pauvre meuf, elle est en train de péter un plomb. »
07:44Je l'ai fait, mais parce que c'était un truc de survie, en fait,
07:46pour m'exclure et pour dire « ça ne me concerne pas, en fait, moi, je ne suis pas ça. »
07:50Oui, j'avais dû rire de ces images-là.
07:53Britney entrant dans un salon de coiffure et se rasant elle-même le crâne.
07:57Elle-même parce que la patronne s'était refusée à le faire.
08:00Elle qui savait bien, comme tout le monde,
08:02ce que cela voulait dire pour une jeune femme que d'avoir le crâne mis à nu,
08:06que c'était être exclue de l'ordre du désir.
08:09À ce moment-là, en fait, ce qu'elle dit Britney Spears,
08:11c'est « je ne veux plus être une femme,
08:13mais être une femme au sens de, justement, être cet objet. »
08:15C'est-à-dire vraiment cette construction-là.
08:18Cette construction dans laquelle les cheveux occupent une place centrale.
08:21On le sait parce que, justement, je le dis, dans l'histoire,
08:23ça s'est beaucoup vu de faire ça.
08:25C'est-à-dire exclure les femmes de l'ordre du désir pour se les réapproprier
08:28ou pour qu'elles soient… pour les humilier.
08:30Après la Seconde Guerre mondiale, c'est ce qu'on a fait.
08:32C'est un geste hyper violent que beaucoup de femmes aujourd'hui font,
08:36de se raser le crâne, justement, et de dire « voilà, je ne veux plus participer
08:40de cette mascarade, en fait. »
08:42Elle, elle le fait alors qu'elle est cette putain de pop star immense.
08:46Regardez-le tous. Tout le monde la rit d'elle.
08:48Moi, j'avais 13 ans, je ne pouvais pas comprendre, justement.
08:50Je n'avais pas le recul pour comprendre que la souffrance que c'était pour elle
08:53d'être comme ça, justement, assignée à cet endroit de femme
08:58et vraiment de ne pas pouvoir en sortir.
09:00Le seul geste qu'elle a pu faire, c'était ça.
09:02C'est tellement beau, en fait.