Ce lundi, l’Etat belge a été condamné pour crimes contre l’humanité dans l’affaire des enfants métis du Congo. Cinq femmes ont obtenu gain de cause pour avoir été enlevées de force à leur famille. Sarah Saadi-Garcia a pu rencontrer l'une d'entre elles, Léa Tavares Mujinga. Elle revient sur son histoire, sur ce verdict historique et sur cette victoire à la résonance internationale.
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00:00Moi je suis Léa Tavares Moujina, j'ai 78 ans, je suis née en Côte d'Ivoire en 1946.
00:12Et quand j'ai eu deux ans, l'État belge m'a enlevée de chez mes parents.
00:18À ce moment-là, mon père était parti en vacances au Portugal
00:23et il allait annoncer aussi à sa famille qu'il venait d'avoir une petite-fille
00:28pour que la famille se prépare à me recevoir là-bas.
00:33Et quand il est revenu, sa fille n'était plus là,
00:38parce que l'État belge l'avait déjà enlevée.
00:40L'État belge a enlevé les enfants métis d'un peu partout
00:44pour les envoyer dans des institutions religieuses.
00:48Et au moins, je peux comparer ça à un rap d'enfant,
00:53parce que la maman n'avait rien à dire, ni le papa non plus.
00:57Et quand on t'amène là-bas, on dit que le père est inconnu,
01:00malgré que le papa est connu.
01:02Si la maman refuse, on la met en prison.
01:05Voilà, c'est ce qui se passait là-bas.
01:08Pour quelles raisons ? On l'ignore.
01:10C'est l'État belge lui-même qui connaît la raison pour laquelle
01:15il nous a ciblés, nous les enfants métis,
01:18pour nous enlever de notre milieu
01:21et nous mettre dans des institutions religieuses
01:25où on n'était pas du tout bien traités.
01:29La vie n'était pas facile comme telle jusqu'à aujourd'hui.
01:33On se demande comment est-ce qu'on a pu tenir,
01:36parce que c'était difficile, très difficile, les conditions très difficiles.
01:41On arrive là, tu ne connais pas la langue,
01:44tu ne comprends rien de ce qui se passe là,
01:47parce que la langue que ma mère parlait,
01:50ou mon père, ou la famille parlait,
01:53ce n'était pas la même chose que la langue que j'ai trouvée, qu'on parlait là-bas.
01:57Donc tu es perdu complètement, tu es déraciné.
02:01On t'enlève tes petits habits que tu viens avec,
02:05tes chaussures, on te laisse pieds nus,
02:08on te met une autre petite robe à la place,
02:11puis c'est fini, on te lance.
02:14Tu manges ou tu ne manges pas, ce n'est pas leur problème.
02:17Maintenant pour dormir, il n'y a pas de matelas,
02:20il n'y a pas de draps, il n'y a pas de coussins,
02:24il n'y a rien qu'une petite natte,
02:27la natte usée sur un tout petit lit,
02:31un petit lit à ressort,
02:34et une petite couverture,
02:36comme la couverture qu'on met derrière la voiture,
02:39et qu'on donnait aux prisonniers dans le temps.
02:42Et voilà, dans un dortoir, dans une pièce,
02:45où tout le monde dort, et on s'en fout quoi.
02:48Pas de papier toilette, pas de brosse à dents,
02:51pas d'échumeurs, rien.
02:54C'est impensable.
02:56Je suis restée jusqu'à mes 15 ans,
02:59quand j'ai eu mon diplôme,
03:02de 2 ans à 15 ans.
03:04On n'avait même pas de nom.
03:07On nous avait enlevé le nom,
03:10on avait changé notre date de naissance.
03:13C'était n'importe quoi.
03:17J'ai eu le droit d'avoir un nom.
03:20On n'avait pas d'identité,
03:22nous avons enlevé l'identité.
03:24C'est incroyable.
03:26Donc oui, on vivait comme ça.
03:29Des pères inconnus, des enfants du péché,
03:32des enfants nés dans la prostitution.
03:35On était comme des pestiférés.
03:39Quand j'ai eu peut-être 4 ou 5 ans,
03:42quelque chose comme ça,
03:44j'ai dû me voir.
03:46Elle était malade,
03:48parce qu'on lui avait arraché ses 2 enfants.
03:51Les ulcères de l'estomac,
03:53elle est tombée fort malade.
03:55Divorce avec mon papa,
03:57parce que tout était chamboulé,
03:59sa vie était complètement chamboulée.
04:01Tout ça à cause de ces agissements
04:03de l'État belge.
04:05Elle ne pouvait pas rester là
04:07plus de 3 jours.
04:09Les religieuses donnaient seulement 3 jours
04:12à un endroit pour simplement dormir.
04:153 jours, elles viennent de loin comme ça.
04:18Après toute une semaine de voyage,
04:20elles restent 3 jours
04:22et puis elle est obligée de repartir.
04:24Et quand j'ai eu 8 ou 9 ans,
04:27les soeurs me disent
04:29« Maintenant tu pars en vacances chez ta maman ».
04:32Je pars en vacances chez ma maman,
04:34mais je ne sais pas où se trouve ma maman.
04:37Une petite fille de 8 ou 9 ans.
04:40Donc on me donne 50 francs à cette époque
04:45pour partir, pour payer mon transport
04:48pour aller voir ma maman,
04:50à un millier de kilomètres.
04:52De ces 50 francs,
04:54tu payes le camion qui t'amène
04:57de Katendé, là où j'étais,
04:59jusqu'à Lusambo.
05:01Ma mère n'était pas à Lusambo.
05:03Mais sur la route,
05:05avec ma petite valise à main,
05:07où il y avait peut-être
05:09je m'entends appeler,
05:11on m'appelle « Léa » sur la route.
05:13Une femme m'appelle.
05:15Je me retourne.
05:16Je vois une femme qui court en pleurant,
05:18qui m'attrape.
05:20C'était une des cousines de ma maman.
05:22Toute la famille savait que j'étais enlevée.
05:24Maintenant, elle pleure, elle pleure.
05:27Mais je ne comprends pas.
05:29Elle ne comprends pas comment une petite fille
05:31de 8 ans, sur la route,
05:33comme ça, à l'aventure.
05:35Elle me prend.
05:36Je dis « Je cherche ma maman ».
05:38Je ne sais pas où est-ce qu'elle est,
05:40ta maman.
05:41C'est la famille que j'ai trouvée par hasard,
05:43donc, qui me prend en charge.
05:45Sur les entrefeux, pendant que
05:47ma tante pleure et tout ça,
05:49il y a un camion qui arrive,
05:51qui accoste.
05:52Il y a un monsieur qui sort là.
05:54Il s'avère que c'est aussi un des cousins de ma maman,
05:56qui s'appelait François.
05:58Il dit « Aujourd'hui, Alphonsine sera heureuse
06:01de voir sa fille, enfin. »
06:03Parce que ma maman s'appelle Alphonsine.
06:06Je pars de ce pas jusqu'à Lodja.
06:08Ta maman s'est trouvée à Lodja.
06:11Et il m'a mise sur le camion.
06:13On arrive la nuit,
06:15et il va toquer
06:17à une porte d'une maison.
06:19Moi, je suis.
06:21Et puis, il y a une femme
06:23qui répond.
06:25Et lui, il dit
06:27« C'est moi, François. »
06:29J'entends, et je lui dis
06:31« Ah, François, tu pouvais t'attendre demain,
06:33au lieu de venir me déranger,
06:35il est tard. »
06:36Il dit « Non, je ne suis pas seule,
06:37mais je suis avec Léa. »
06:39Ma mère dit « François,
06:41ne me taquines pas, ne me cherches pas.
06:43Un jour, si le bon Dieu le veut,
06:45je reverrai mon enfant. »
06:47Tu vois ?
06:49Quand j'ai entendu ça, j'ai crié
06:51« Maman ! »
06:53Elle a cassé presque la porte.
07:00Elle est venue
07:03Je me suis réveillée.
07:05Et quand on est partis,
07:07je suis restée avec elle, tu vois.
07:09Et je vois que j'ai constaté,
07:11j'ai remarqué qu'elle dormait
07:13avec ma petite robe
07:15de quand j'avais deux ans.
07:17Et voilà comment
07:19j'ai retrouvé ma maman.
07:21À huit ans,
07:23je suis restée avec elle,
07:25peut-être trois jours.
07:27Et puis, refaire maintenant
07:29le chemin de retour, mais là,
07:31je suis restée avec mon oncle,
07:33tu vois, pour me ramener jusqu'à Katenda.
07:35Sinon, on allait mettre ma maman en prison.
07:37C'était une fois,
07:39et puis c'était fini.
07:41Je n'avais plus le droit aux vacances
07:43jusqu'à quand j'ai eu 14 ans.
07:45On est partis en justice justement
07:47pour que l'État belge nous dise
07:49la raison pour laquelle
07:51ils nous ont enlevés de nos familles.
07:53Parce que quand on a retrouvé nos familles
07:55et que nous sommes repartis,
07:57nous étions des étrangères.
07:59Beaucoup de mamans se sont remariées.
08:01Beaucoup de papas se sont remariés.
08:03Ils ont eu d'autres enfants.
08:05Et nous, c'était fini, quoi.
08:07Chaque fois qu'on se voyait,
08:09on se rémémorait ça.
08:11On parlait et on pleurait.
08:13Parce que c'est touchant.
08:15Et on se demandait
08:17comment est-ce qu'on a fait
08:19pour survivre à tout ça.
08:21Et chaque fois...
08:23Alors un jour, j'ai dit
08:25non, c'est trop, c'est trop.
08:27On a essayé de trouver un juriste
08:29pour qu'il nous donne un conseil
08:31de savoir ce que nous pouvons faire.
08:33Nous sommes partis chez Maître Hirsch.
08:35Nous lui avons exposé
08:37notre problème.
08:39Et après, il a accepté
08:41le problème et l'a porté en justice
08:43par après. L'État belge
08:45est condamné pour crime contre l'humanité.
08:47Voilà. Et ça, c'est historique.
08:49C'est historique.
08:51Et c'est la première fois que la Belgique
08:53se voit condamnée pour crime contre l'humanité.
08:55On attendait
08:57le mail qui venait pour pouvoir
08:59nous annoncer le verdict.
09:01Quand le verdict est tombé,
09:03on regarde l'avocate,
09:05Maître Hirsch.
09:07Elle est contente, quoi.
09:09Non.
09:11Ça y est.
09:13On a gagné.
09:15On a crié.
09:17On a crié. On a applaudi.
09:19Voilà.
09:21Beaucoup d'émotions.
09:23Enfin, enfin,
09:25la justice nous a été rendue.
09:27Enfin.