“L’imaginaire est une réalité” vient de paraître aux éditions du Seuil. Un livre tiré des conversations de l'historien et archiviste-paléographe Michel Pastoureau avec le journaliste Laurent Lemire. Il était l'invité de France Inter, lundi 14 avril.
Retrouvez « L'invité de 8h20 » sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien
Retrouvez « L'invité de 8h20 » sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien
Catégorie
🗞
NewsTranscription
00:00Ne reprochez plus à vos enfants de rêvasser.
00:03Notre invité est l'un des plus fameux historiens de notre temps et lui-même se définit comme un rêveur.
00:09Et de même qu'il se refuse à opposer rêverie et savoir,
00:13il maintient que l'imaginaire n'est pas le contraire de la réalité.
00:17Michel Pastoureau, bonjour.
00:19Bonjour.
00:19L'imaginaire est une réalité, c'est le titre du livre qui vient de paraître aux éditions du Seuil,
00:24tiré de vos conversations avec le journaliste Laurent Lemire.
00:27Vous y retracez six décennies de recherches sur les animaux, sur les symboles, sur les couleurs et leurs représentations culturelles.
00:35Le dernier opus d'ailleurs de votre série de références sur l'histoire des couleurs,
00:38consacré cette fois aux roses et sorti l'année dernière également au Seuil.
00:42Vous avez publié au total près de 80 ouvrages, Michel Pastoureau traduit dans une trentaine de langues.
00:48Nos auditeurs, comme d'habitude, peuvent vous poser toutes leurs questions au 01 45 24 7000.
00:54Que voulez-vous dire d'abord par ce titre ?
00:56L'imaginaire est une réalité.
00:58Je veux dire que pour l'historien que je suis, mais aussi pour le sociologue, l'anthropologue, l'ethnologue et d'autres qui relèvent des sciences humaines ou sociales,
01:08on ne peut pas opposer l'imaginaire et la réalité.
01:11L'étude d'une société ne se limite pas à la vie quotidienne, la culture matérielle, les institutions.
01:17Elle doit aussi prendre en compte les croyances, les superstitions, les symboles, les systèmes de valeurs, les rêves.
01:25Tout cela fait partie des enquêtes de l'historien ou du sociologue.
01:29Malheureusement, le grand public souvent considère que là, on entre dans du vaseux, de l'imprécis et nos autorités de tutelle parfois pensent d'eux-mêmes.
01:39Donc ce sont des objets d'études en tant que tels, les peurs, les fantasmes, les croyances aussi.
01:44Ça s'applique à toutes les époques évidemment, mais particulièrement bien peut-être à l'époque actuelle aussi, non ?
01:50Oui, mais à toutes les époques, vous avez raison.
01:53Il y a des documents pour étudier ce genre de choses.
01:56Ça doit faire partie du travail de l'historien, du sociologue, du politologue même.
02:01Donc il n'y a aucune raison de laisser de côté tout cela à part.
02:06Parfois même, nous avons plus de documents, c'est mieux documenté.
02:10Les peurs, les fantasmes, les rêves sont mieux documentés que les réalités et surtout que le cours ordinaire des choses.
02:16Alors justement, dans cette époque, celle que nous vivons, où la réalité semble être devenue une notion assez relative, la réalité factuelle,
02:25est-ce que vous pensez que vos successeurs, les historiens des 22e ou 23e siècle auront fort à faire ?
02:32Oui, ils auront fort à faire.
02:34Il y a une masse de documents qui permettent de s'aventurer sur les terrains que je viens d'énoncer.
02:40Il faudra faire du tri.
02:41Il faudrait aussi accepter qu'un document ne dit pas directement la réalité, mais de manière indirecte.
02:50Un document, ça simplifie, ça dévie, ça triche, ça oublie des choses, ça en laisse de côté volontairement.
02:57Même un simple inventaire notarié, par exemple, un acte de vente, on ne dit pas tout.
03:05Les dessous de table sont passés sous silence, par exemple.
03:08Mais votre regard sur notre époque actuelle, je voudrais le connaître.
03:13Quelle est la place, selon vous, de cet imaginaire dont vous parlez, ses superstitions, ses peurs, ses croyances et parfois ses vérités alternatives ?
03:21Cette place est grande, mais on la prenait mieux en compte, me semble-t-il, quand j'étais jeune chercheur,
03:28même peut-être quand j'étais étudiant, c'est-à-dire il y a une cinquantaine d'années.
03:32Aujourd'hui, dans les institutions que je connais, dans les centres de recherche, il y a un retrait, me semble-t-il.
03:40On le voit bien dans les budgets qui sont accordés à telle ou telle branche de la recherche en histoire ou en sociologie.
03:47Dès qu'il y a des chiffres, dès qu'il y a du concret, dès qu'il y a des matériaux, l'archéologie par exemple,
03:53on est du côté du sérieux.
03:55Et puis avec les rêves, les fantasmes, les superstitions, là quand même, il ne faut pas exagérer.
04:00Je continue sur notre époque, Michel Pastoureau.
04:03Est-ce que, de ce point de vue des croyances, des fantasmes, des peurs, cette époque, ce début de XXIe siècle,
04:10vaut mieux que, par exemple, votre époque de prédilection, qui est le Moyen-Âge ?
04:15Qu'entendez-vous par « vaut mieux » ?
04:17Est-ce que, finalement, quand on regarde le Moyen-Âge, on a tendance à parfois être un peu narquois, moqueurs sur certaines croyances ?
04:25Vous parlez dans le livre « Des dragons et des licornes », dont on croyait qu'elles existaient vraiment à l'époque.
04:31Est-ce que, finalement, aujourd'hui, il y a autant de croyances, mais qu'elles se nichent ailleurs ?
04:35Bien sûr, oui.
04:36Et puis, il faut étudier une époque par rapport à cette époque,
04:40et pas par rapport à nos vérités, nos sensibilités, nos connaissances.
04:45Tout ce que nous croyons aujourd'hui fera sourire, et peut-être rire aux larmes nos successeurs,
04:50dans quelques décennies ou dans quelques siècles.
04:53Nos savoirs d'aujourd'hui ne sont pas des vérités, ce sont des étapes dans l'histoire des savoirs.
04:59Donc, c'est pareil pour les périodes anciennes.
05:01Et c'est pour ça qu'il ne faut pas juger les périodes anciennes avec nos valeurs, nos connaissances d'aujourd'hui.
05:07C'est ce que vous dites aussi dans le livre, parce que nous serons jugés aussi à notre tour.
05:11Parfait.
05:12Et puis, ça n'apporte rien de se moquer des croyances des auteurs du Moyen-Âge,
05:17qui pensent que la licorne, en effet, est un être bien réel,
05:21qui conduise des cochons au tribunal pour les juger.
05:24Nous faisons des choses dont nous ne nous rendons pas compte en ce moment,
05:27mais qui feront sourire nos successeurs.
05:29C'est indéniable.
05:30Vous pensez à quoi, en particulier ?
05:32Je ne sais pas, je n'ai pas le recul pour ce faire,
05:34mais je veux dire, tout est culturel.
05:36Et le relativisme culturel fait partie de mon travail depuis six décennies, en effet.
05:44Je ne crois pas aux vérités immuables.
05:47Tout est affaire de point de vue, même en se limitant à 2025.
05:51Un grand nombre de certitudes des sociétés occidentales
05:55ne sont pas partagées par l'ensemble de la planète.
05:57Tout est culturel, et ça, c'est ce que vous avez démontré au cours de ces 60 années de recherche,
06:02avec notamment votre sujet de prédilection, celui de la couleur.
06:07On ne voit pas une couleur de la même façon,
06:09selon l'endroit où l'on naît, où l'on grandit,
06:12selon l'éducation que nous donnent nos parents,
06:15l'école où l'on va, c'est ce que vous dites ?
06:17Oui, ce n'est pas tant un problème de vue qu'un problème de perception,
06:21de croyance, de symbole, de construction autour de telle ou telle couleur.
06:26En outre, on est là dans un domaine où il faut absolument distinguer couleur et nuance.
06:32Ce n'est pas la même chose.
06:33Malheureusement, le grand public a tendance à confondre et nous dit,
06:38on nous dit, même les médias nous disent...
06:40Vous dites, nous en Occident, on a 11 couleurs, c'est ça ?
06:42On a 11 couleurs de base, oui, c'est ça.
06:44Et ensuite, il n'y a que des nuances.
06:46Si je vous dis vert, olive, rouge, brique ou bleu des mers du Sud,
06:50ce ne sont pas des couleurs, ce sont des déclinaisons du vert, du rouge et du bleu.
06:54Donc, ce que vous dites, à partir de l'étude de ces couleurs,
06:58c'est que tout est construction culturelle et qu'il faut se méfier des jugements
07:03à travers les époques et à travers les espaces aussi.
07:06Bien sûr, ce qui vaut pour l'histoire vaut pour la géographie,
07:10parce que, même en 2025, il faut accepter l'idée qu'il y a des sociétés
07:15à l'échelle de la planète qui ont d'autres idées que les nôtres,
07:18d'autres croyances, d'autres sensibilités, d'autres morales même.
07:21Vous dites qu'une couleur, et bien plus, vous l'avez dit dans votre première réponse
07:27sur cette question des couleurs, c'est plus une question de perception que de vue.
07:32Une couleur, c'est plus une représentation qu'une image en tant que telle,
07:35qu'une image concrète.
07:37Et d'ailleurs, vous dites, les non-voyants ont à peu près la même culture
07:40que la couleur qu'un voyant, la même culture de la couleur qu'un voyant.
07:46Là, mon savoir est de deuxième main.
07:48Je lis des travaux récents sur les rapports entre les non-voyants de naissance
07:51et la couleur, et beaucoup, pas tous, mais arrivés à l'âge adulte
07:56ont à peu près la même culture des couleurs que les voyants.
08:00C'est quelque chose de très important, parce que ça montre que pour penser la couleur,
08:05il n'y a pas besoin de les montrer.
08:07Et je m'en suis aperçu moi-même en faisant cours avec un appareil de projection
08:12qui tombait en panne en plein milieu du cours.
08:14Eh bien, je continuais sans projection, ça ne gênait pas mes étudiants.
08:18De même, j'ai fait je ne sais combien d'interventions à la radio
08:20pendant une heure ou deux pour parler des couleurs.
08:23Ça ne gêne absolument pas les auditeurs de ne rien montrer,
08:27parce que je parle de couleurs, de rapports entre couleurs et sociétés.
08:30Je ne parle pas de nuances.
08:33Vous parlez de l'imaginaire, évidemment, dans ce livre.
08:35J'y reviens.
08:36L'imaginaire est une réalité.
08:37C'est le titre de cet ouvrage, de ce recueil d'entretien avec Laurent Lemire.
08:42Et vous parlez aussi, je le disais en introduction, du rêve.
08:46Pourquoi, dites-vous, c'est le titre d'un chapitre, que l'essentiel est de rêver ?
08:50C'est une opinion personnelle, mais je crois que si on ne rêve pas, on perd quelque chose.
08:56Et maintenant que je suis un très vieux monsieur,
08:59j'ai l'impression que ce que j'ai fait le plus souvent dans ma vie
09:02et ce qui m'a apporté le plus de joie, mais aussi de découverte,
09:06c'est de rêver, de rêvasser, de m'asseoir sur un banc au jardin du Luxembourg
09:10et de pensée.
09:12Et j'ai l'impression qu'aujourd'hui, on ne réfléchit plus, on ne pense plus.
09:17Je partage tout à fait l'opinion d'Edgar Morin qui disait
09:21que plus les technologies se développent, que les connaissances se diffusent,
09:26plus la pensée recule.
09:28J'ai vraiment cette impression aujourd'hui.
09:29Je voudrais vous entendre effectivement tout à l'heure sur la place que prennent
09:33les nouvelles technologies dans la recherche aujourd'hui,
09:36parce que vous avez un point de vue assez tranché là-dessus.
09:39Mais sur le rêve, ça peut paraître assez contradictoire avec un travail scientifique
09:46très sérieux comme le vôtre, Michel Pastoureau, finalement, cette éloge de la rêverie.
09:53Non, mais le rêve, c'est très sérieux et c'est absolument nécessaire.
09:57Un individu qui ne rêve pas, une société qui ne rêve pas,
10:01mais elle est complètement statique, fermée.
10:05Elle n'a aucune espérance devant elle.
10:08Donc je crois que c'est vraiment quelque chose qui est extrêmement utile.
10:11En plus, il y a rêve et rêve.
10:13Il faudrait donner des définitions du rêve.
10:15C'est à peu près comme la couleur, quelque chose d'indéfinissable.
10:18Vous affirmez, ça je l'ai lu non pas dans le livre, mais dans un article du Monde,
10:22je crois daté de 2023, que la rêverie est indispensable à la recherche.
10:27Vous dites même donc que ça vous est, vous, indispensable en tant que chercheur.
10:32Pourquoi ?
10:33Parce que c'est une forme de soupape qui permet de se purifier,
10:39parfois de faire table rase et puis d'ouvrir de nouvelles pistes de recherche.
10:43Moi, je commence toujours un travail de recherche par m'installer quelque part et penser.
10:50Et j'ai essayé d'enseigner cette méthode à mes étudiants, mais il y a bien peu qui l'ont suivi.
10:56Ils se lancent à tout va dans la quête de documents, sans problématiques de départ parfois,
11:02et surtout sans prendre le temps de faire sortir ce qu'ils ont dans la tête,
11:07qui est toujours beaucoup plus important que ce que l'on croit.
11:10Nous savons beaucoup de choses et nous n'en avons pas toujours conscience.
11:12Il y a l'imaginaire, il y a le rêve, qui sont présents tout au long de votre parcours,
11:17de ces 60 années de recherche, et puis il y a le plaisir.
11:20Vous dites que tous les enfants sont attirés par les couleurs et les animaux,
11:23donc deux principaux objets de recherche pour vous.
11:28Puis en grandissant, ils passent à autre chose.
11:30Mais moi, je ne suis jamais passé à autre chose.
11:32Ça a été ça le fil rouge de votre carrière d'historien, ce plaisir enfantin que vous avez gardé ?
11:37– Je crois, oui, en effet, ce n'est pas un mensonge.
11:41Petit garçon, comme tous les petits garçons, j'aimais les couleurs et les animaux,
11:45et je suis resté là.
11:46Je suis en effet un peu infantile.
11:48Mon entourage, d'ailleurs, me le rappelle assez souvent.
11:52Mais en même temps, cette notion de plaisir, d'être sur des terrains que j'aime,
11:56que je fréquente depuis longtemps, que je connais,
11:59je crois que ça peut être relativement fructueux.
12:02Je pense sincèrement que le plaisir du chercheur fait partie de sa recherche,
12:07malheureusement, quand j'étais étudiant, ça n'était pas du tout dans l'air du temps.
12:12Nous étions après mai 68, et il y avait l'idée que le jeune chercheur
12:15avait des devoirs envers la société et envers la communauté savante.
12:20Et alors, le jeune pastoureau, avec ses histoires d'animaux et de couleurs,
12:24il avait l'air de trop se faire plaisir dans sa recherche,
12:27et ça semblait indécent par rapport à ses camarades.
12:30– Est-ce que le plaisir aujourd'hui a une plus large place qu'à cette époque
12:34dans le monde scientifique, académique ?
12:37– Un petit peu, mais il ne faut pas exagérer non plus.
12:41– On l'oublie encore trop souvent.
12:42– On l'oublie, et surtout les barrières sont revenues entre les disciplines,
12:46tout est devenu beaucoup plus étroit, à cause des nouvelles technologies en partie,
12:50à cause de la crise des postes bien sûr.
12:53Je pense que la situation était meilleure il y a 30 ou 40 ans.
12:55– Vous êtes assez sévère effectivement sur l'état de la recherche en France,
12:58et sur ce côté hyper spécialisé, vous qui avez navigué entre plusieurs disciplines
13:04tout au long de votre vie, vous trouvez que le monde scientifique et le monde de la recherche
13:08aujourd'hui est trop cloisonné en France ?
13:10– Beaucoup trop cloisonné, si je prends l'exemple d'un historien qui sera à cheval
13:14simplement entre l'Antiquité et le Moyen-Âge, on va lui dire c'est magnifique,
13:19mais quand il va être candidat à un poste, on va le chasser partout.
13:22Si vous êtes à cheval sur histoire littéraire et histoire de l'art, on va vous dire que c'est très bien,
13:27mais pareil, pas de poste pour vous et mes amis qui sont physiciens ou chimistes,
13:32me dire que c'est encore pire chez eux, où les spécialités sont extrêmement étroites.
13:38Non, il y a un recroquillement à la fois matériel, institutionnel et surtout intellectuel.
13:44– Qui est dû à quoi ?
13:45– Qui est dû à des crises générales, qui est dû à, je pense que le développement simplement de l'informatique
13:51a joué un rôle, on est dans le binaire, il n'y a plus de place pour la nuance, pour l'entre-deux, pour le doute,
13:59et puis il y a l'idée générale qui…
14:02– Pourquoi les nouvelles technologies, vous citiez cette phrase un peu définitive d'Edgar Morin tout à l'heure,
14:08« Plus les outils du savoir se perfectionnent, plus la pensée recule, pourquoi les nouvelles technologies,
14:12l'intelligence artificielle ne pourraient pas aider les chercheurs ? »
14:16– Dans mon domaine en tout cas, j'en doute un peu, d'abord parce qu'elle supprime le plaisir de la recherche,
14:24ce qui est quand même un moteur absolument essentiel,
14:26si des machines font le travail à ma place, où est mon plaisir ?
14:30Je le vois déjà avec les machines qui traduisent des textes,
14:33d'une part c'est parfois des opilants…
14:36– Il faut savoir les utiliser.
14:37– Il faut savoir les utiliser, mais moi j'aime bien traduire,
14:39donc pourquoi je confierais à une machine de traduire à ma place ?
14:43On me dira pour gagner du temps, mais pourquoi gagner du temps au fond ?
14:47Il y a des domaines où c'est absolument indispensable, mais pas dans les miens en tout cas.
14:51– Vous défendez un artisanat de la recherche en fait ?
14:53– Tout à fait, un artisanat du plaisir, la rêverie comme vous l'avez dit.
14:59Je pense qu'on va en prendre conscience, peut-être je suis en avance,
15:04ou alors je me trompe complètement, je ne sais pas.
15:06– Quand vous dites justement que vous regrettez qu'on ne parle toujours que de l'argent dans la recherche,
15:12il manque de moyens, etc.
15:13Alors que, et là je vous cite, dans de nombreuses disciplines,
15:15avec simplement un cerveau en état de marche, un papier et un crayon,
15:19on peut faire de l'excellente recherche, pas besoin d'argent ni d'ordinateur.
15:22Là c'est de la provoque pour énerver vos copains physiciens ou chimistes
15:26qui vous ont un peu méprisé au début de votre vie scientifique, d'historien, non ?
15:31– Non, quand je dis cela, je pense aux sciences humaines, je ne me mêle pas de médecine,
15:36de chimie, de physique, je suis incompétent.
15:40Mais je veux dire, dans les sciences sociales, dans les sciences humaines,
15:42en effet, avec un cerveau, un papier, un crayon, on peut réfléchir et faire de la très bonne recherche.
15:48Mais il y a quand même l'idée auprès de nos tutelles et du grand public,
15:53le travail intellectuel, au fond, ça n'est pas du travail.
15:56Et c'est une idée qui n'est pas neuve, c'était déjà comme ça au Moyen-Âge.
15:59– Je ne sais pas, je parlais de vos relations un peu compliquées
16:02avec les sciences dites exactes, qu'on appelle aujourd'hui sciences dures.
16:07C'est vrai que vous avez été l'objet d'un certain, et vous le disiez tout à l'heure,
16:10un certain mépris au début de votre carrière quand vous disiez vouloir travailler
16:12sur la couleur ou sur les animaux.
16:14Vous l'avez digéré ?
16:16– Je l'ai digéré, mais ce n'étaient pas mes collègues scientifiques,
16:19c'étaient mes collègues historiens qui trouvaient que ces sujets n'étaient pas sérieux.
16:24L'animal, mais l'animal n'avait absolument rien à faire à l'université en sciences humaines.
16:29La couleur, c'est quelque chose d'inétudiable.
16:32À quoi ça sert ? Même en histoire de l'art, il y a toujours cette vieille querelle
16:36entre dessin au coloris et le dessin, le style, les attributions, les datations, ça c'est sérieux.
16:43La couleur, c'est du sensuel, c'est insaisissable.
16:48– Justement, Olivier, sur l'application de France Interne,
16:51nous ramène à ce sujet de la couleur lui aussi.
16:54Pouvez-vous demander à Michel Pastoureau, donc je le fais pour Olivier,
16:58s'il prévoit un ouvrage sur la couleur orange dans cette série sur l'histoire des couleurs
17:02que vous avez entamée en 2000 et qui est devenue culte ?
17:05– Oui, si le temps m'est donné, il me reste quatre couleurs à traiter
17:09parmi les onze de base de la culture occidentale.
17:13Donc il me reste l'oranger, en effet, le gris, le violet et le brun.
17:18Je pense que le prochain sera le gris, parce que c'est une couleur que j'aime beaucoup,
17:24puis les documents sont très nombreux.
17:26L'oranger, j'en ai déjà pas mal parlé dans mon livre sur le rouge et dans mon livre sur le jaune.
17:31– Si vous deviez donner une couleur à cette époque, ce serait laquelle ?
17:35– Ce serait le gris foncé.
17:37– Pourquoi ?
17:37– Notre époque est absolument sinistre.
17:42Les problèmes du monde et les problèmes de la société,
17:45que lâchement je fuis un peu, je le reconnais,
17:47mais quand même, si la palette devait être mise en avant,
17:52on serait non seulement dans les gris, couleur que j'aime bien,
17:55mais surtout dans les gris sinistres, dans les gris foncés.
17:58Donc ça, c'est la couleur de notre époque, ça c'est sûr.
18:00– Pourquoi vous adorez le gris ?
18:01Vous dites que vous avez un goût immodéré pour cette couleur ?
18:04– Parce que je suis un peintre du dimanche, comme on dit,
18:07et pour un peintre, c'est la couleur qui fait le mieux parler les autres couleurs.
18:10– La couleur, son histoire, sa représentation culturelle,
18:14donc, vous aurez un spécialiste, je l'ai dit, mondialement reconnu.
18:17Qu'est-ce qu'il y a de fascinant dans l'étude de la couleur ?
18:21Quand on vous pose cette question, vous répondez ?
18:23– Tout.
18:24– Oui, bien sûr, tout est fascinant.
18:26– Ça, c'est de la passion.
18:27– Oui, en plus, c'est un privilège, puisque la couleur, ça touche à tout,
18:31ça concerne tout le monde.
18:32Donc quand je parle couleur auprès d'un public qui n'est pas le public savant,
18:37universitaire, mais le grand public, je suis reçu,
18:40on me pose des questions pertinentes.
18:41Donc, ça fait plaisir, bien sûr, aux chercheurs que je suis.
18:46Et avec la couleur, on peut parler de problèmes de fabrication des pigments et des colorants,
18:51de problèmes de vocabulaire et de fait de langue,
18:54on peut parler du vêtement et du code vestimentaire,
18:56on peut parler d'histoire de l'art, d'histoire des sciences,
18:59d'histoire religieuse, des morales de la couleur, ça touche à tout.
19:03Tous les problèmes sont concernés par la couleur.
19:05– Jacques veut vous parler, justement, il est avec nous au Standard de France Inter.
19:10Bonjour Jacques.
19:11– Bonjour monsieur, bonjour messieurs.
19:13– Bonjour.
19:14– Bonjour.
19:16Eh bien, je voulais vous dire, je lis, quand je peux acheter un de vos livres,
19:22je le lis toujours avec plaisir.
19:23Et depuis que je suis, parce que je suis un petit peu, je pense, dans votre génération,
19:29c'est un véritable plaisir de vous lire,
19:31ou de vous entendre quand vous passez dans des émissions,
19:36parce que dans un monde qui est de plus en plus rétréci,
19:40l'ordre de vue et où la tolérance est de moins en moins présente,
19:48vous faites partie des gens qui élevez l'esprit de vos contemporains,
19:54et c'est essentiel, voilà.
19:56– Qui élevez l'esprit de vos contemporains.
19:58La ligne est un peu coupée, mais c'est ça que j'ai compris, Jacques.
20:01– Pardon ?
20:03– Vous dites que Michel Pastoureau élève l'esprit de ses contemporains, c'est ça ?
20:07– Bah oui.
20:07– Eh oui, parce que la liaison avait été un peu difficile,
20:10c'est un bel hommage Michel Pastoureau.
20:11– Merci du compliment, oui, je suis très fier.
20:14J'ai toujours essayé d'être clair, à la fois par écrit et par oral.
20:19Quand j'étais lycéen, j'ai trop souffert de professeurs qui n'étaient pas clairs.
20:23Je me suis juré que si moi un jour je suis enseignant,
20:27ou si je m'adressais à un public plus large,
20:28j'essaierais avant tout d'être clair,
20:32ne jamais prononcer une phrase que moi-même je ne comprends pas.
20:35– Vous dites, vous êtes clair aussi parce que vous êtes évidemment éminemment érudit,
20:41vous dites que vous possédez 30 000 ouvrages.
20:44Comment vous réagissez quand le Centre National du Livre
20:47nous dit que les Français n'ont jamais aussi peu lu ?
20:50– Oui, je suis absolument accablé, d'abord parce que moi j'aime lire,
20:54j'en ai fait mon métier.
20:55Dans ma famille, on lisait énormément, il y avait déjà beaucoup, beaucoup de livres.
21:00J'ai hérité d'une partie de la bibliothèque de mon père et de mon oncle,
21:04donc je suis un homme du livre, j'ai un immense respect pour le livre,
21:07et je suis accablé aujourd'hui par le sort qui lui est réservé,
21:11dû à des raisons techniques, de progrès, entre guillemets, etc.
21:15Je suis à l'âge où on commence à vouloir donner des livres,
21:20mais personne n'en veut aujourd'hui, même les bibliothèques,
21:22même des fonds qui sont homogènes, ça va prendre la place et de la poussière,
21:27ça devient difficile de donner des livres.
21:30Donc c'est ce qui a fait toute ma vie, donc je suis vraiment, vraiment accablé.
21:34– Mais j'entends votre sévérité contre le progrès, Michel Pastoureau,
21:38mais vous n'y voyez rien de positif tout de même pour la société,
21:42puis pour vous en tant qu'historien ?
21:44– Non, je ne suis pas du tout anti-progrès, il ne faut pas croire ça.
21:49Il y a des domaines où je doute qu'il apporte des choses qui soient vraiment utiles,
21:55mais dans d'autres domaines, bien sûr, il y a progrès.
21:58Non, il faut relativiser ici encore, pas tout mettre dans le même panier.
22:02Mais ce que je veux dire, dans mon travail, pour reprendre par exemple
22:05les nouvelles technologies ou l'intelligence artificielle, ça ne me sert à rien.
22:10Je prends un seul exemple, et je le répète dans le livre d'ailleurs,
22:14en matière de corpus, quand on est historien, on fait des corpus.
22:18L'exhaustivité ne sert à rien.
22:21Au bout d'un certain temps, on tourne en rond et on s'aperçoit qu'ajouter
22:241000, 2000, 10 000 données, ça va donner les mêmes résultats.
22:29Ça aussi, ça empêche le chercheur à travailler avec son flair.
22:33Or, un chercheur confirmé a du flair de l'intuition, pas besoin de faire des enquêtes
22:40qui durent 10 ans avec des chiffres astronomiques pour aboutir à un résultat
22:44qu'avec un peu d'intuition, on devinait dès le départ.
22:47Je reviens à la lecture pour terminer, Michel Pastoureau.
22:50Vous dites, il faut lire, et on peut lire aussi l'équipe, puisque vous le lisez
22:54tous les matins depuis 1958, c'est toujours le cas.
22:57Oui, je suis connu comme historien des couleurs et des animaux, mais le domaine que je connais
23:01vraiment le mieux, c'est le sport et l'histoire du sport.
23:04Lisez donc, que ce soit l'équipe ou ce dernier livre que vous publiez, Michel Pastoureau,
23:09avec le journaliste Laurent Lemire, livre d'entretien.
23:12L'imaginaire est une réalité, aux éditions du Seuil.
23:16Et merci beaucoup d'être venu nous en parler ce matin sur France Inter et d'avoir
23:20partagé avec nous votre passion.
23:22Merci à vous.
23:23Merci à vous.