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Aujourd'hui dans la matinale, nous recevons le philosophe André Comte-Sponville, pour son livre "La clé des champs et autres impromptus" (PUF). Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-du-week-end/l-invite-du-week-end-du-dimanche-12-mars-2023-6400997

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Transcription
00:00 Et voici un livre qui interroge notre rapport à la mort et donc à la vie.
00:05 Question entre autres dans ce livre sur le suicide, sur la liberté de mourir avec ou
00:09 sans Dieu.
00:10 Question sur la mélancolie.
00:11 Question sur le désespoir.
00:13 C'est le dernier livre du philosophe André Consponville et il est d'une brûlante actualité.
00:18 Intitulé « La clé des chants et autres impromptus » paru aux presses universitaires
00:24 de France.
00:25 Bonjour André Consponville.
00:26 Bonjour.
00:27 Pour comprendre la clé des chants, on s'arrête juste sur cette expression, c'est-à-dire
00:31 « emprunter le chemin de la mort jusqu'au suicide », on la doit à Montaigne.
00:35 Oui, en tout cas à propos de la mort, je pense que l'expression existait avant, mais
00:39 en effet le titre de mon livre est inspiré d'une formule de Montaigne dans les Essais.
00:44 Montaigne écrit « le plus beau cadeau que nature nous ait fait, c'est de nous avoir
00:49 laissé la clé des chants ». La clé des chants, c'est-à-dire le droit de s'en
00:54 aller.
00:55 Et pour Montaigne, comme pour moi, le droit de mourir, y compris volontairement, fait
01:00 partie des droits de l'homme.
01:02 Et c'est d'une brûlante actualité et on va poursuivre un débat entamé ici-même.
01:05 Vendredi, le gouvernement a chargé une convention citoyenne de plancher sur ce thème de la
01:11 fin de vie.
01:12 Elle va rendre ses conclusions dans trois semaines.
01:14 Elle est déjà favorable à la légalisation d'une aide à mourir.
01:17 Mais pourquoi faudrait-il une loi pour aider à mourir ? Je rappelle que le suicide n'est
01:22 pas interdit en France.
01:23 Le suicide n'est pas interdit, mais l'assistance au suicide l'est.
01:27 C'est de quoi s'étonnait Robert Badinter, qui s'y connaît en matière de droit.
01:32 Il disait « mais au fond, en France, le suicide n'est pas un délit.
01:35 Pourquoi l'assistance au suicide en est-elle un ? ». Et donc, vous avez le droit de vous
01:39 suicider, mais personne n'a le droit de vous aider.
01:42 Alors, c'est pas si grave, tant que vous êtes en état de vous tuer vous-même.
01:46 Encore faut-il être en assez bonne santé et avoir les moyens.
01:49 Tout le monde n'a pas un poison ou un revolver chez lui.
01:52 Souvenez-vous du très grand philosophe Gilles Deleuze, 70 ans, atteint d'une très grave
01:56 insuffisance respiratoire, qui voulait en finir.
01:59 Le seul moyen qu'il a trouvé, ça a été de se jeter par la fenêtre du cinquième étage
02:03 où il habitait.
02:04 Sincèrement, qui a envie de mourir de cette façon-là ? Et puis surtout, on me dit « mais
02:10 t'as besoin d'un médecin pour mourir ». Oui, si je suis en bonne santé.
02:12 Mais si je suis en bonne santé, pourquoi voulez-vous que je veuille mourir ? C'est
02:16 idiot, moi j'aime la vie.
02:17 En revanche, la plupart d'entre nous, nous finirons notre vie à l'hôpital ou dans
02:22 un EHPAD.
02:23 Eh bien, essayez de vous suicider dans un hôpital ou dans un EHPAD, vous m'en direz
02:27 des nouvelles.
02:28 C'est impossible.
02:29 Or c'est justement dans ces moments-là qu'on peut avoir envie éventuellement de
02:31 mourir.
02:32 Et donc l'État, puisque toute la nazi est légalement interdite à l'heure actuelle,
02:37 l'État nous prive de cette liberté qui bien sûr n'est pas la liberté fondamentale,
02:41 n'est pas la liberté suprême.
02:43 La liberté suprême, c'est celle de vivre.
02:44 Mais le droit de mourir, c'est la liberté ultime.
02:47 Et une fois pour tout, dans une démocratie libérale, on me priverait de cette liberté-là.
02:51 Et donc vous dites qu'il faut autoriser à la fois l'euthanasie dont vous venez de
02:54 parler et le suicide assisté qui sont deux choses différentes.
02:57 Oui, je pense qu'il faudra légaliser les deux, mais surtout sans les confondre.
03:00 La différence, c'est que dans le suicide assisté, c'est le patient lui-même qui
03:04 prend la pilule létale que son médecin lui a prescrite ou qui appuie sur la poire qui
03:09 envoie la perfusion létale dans ses veines.
03:13 Et donc c'est lui qui porte la responsabilité de l'acte.
03:16 Alors que l'euthanasie, c'est le médecin qui pousse la seringue.
03:20 Et je comprends bien que les médecins soient réticents.
03:23 Souvent les médecins me disent "j'ai pas fait médecine pour tuer les gens".
03:26 Bah oui, bien sûr.
03:27 Et c'est pourquoi dans toutes les situations où le suicide assisté est possible, dans
03:31 tous les cas où le patient peut de lui-même prendre le médicament, appuyer sur la perfusion,
03:37 il faut bien sûr privilégier le suicide assisté.
03:39 Mais il y a des cas où ça c'est impossible parce que le patient n'est plus en état
03:44 d'accomplir l'acte létal.
03:46 Pensons au jeune Vincent Imbert, 20 ans, paralysé des quatre membres.
03:50 Comment voulez-vous prendre un comprimé ou appuyer sur une perfusion ?
03:53 Mais c'est des cas de conscience très importants quand même pour les médecins.
03:55 Voilà.
03:56 Et c'est pourquoi il faudrait évidemment prévoir une clause de conscience.
03:59 Il va de soi que la loi doit stipuler évidemment qu'aucun médecin, aucun soignant, ne sera
04:04 jamais obligé d'accomplir un acte qu'il juge contraire à ses valeurs morales ou religieuses.
04:09 C'est ce qu'on a fait pour l'IVG.
04:10 Il y a une clause de conscience.
04:12 Aucun médecin n'est obligé de pratiquer une IVG si c'est contraire à sa morale.
04:16 Je pense qu'il fera la même clause de conscience pour ce que j'appelle l'IVV, l'interruption
04:21 volontaire de vie.
04:22 Et de même que cette clause de conscience, bien loin d'empêcher la légalisation de
04:26 l'IVG, est au contraire ce qui l'a rendu possible, je pense que la même clause de
04:30 conscience doit rendre possible la légalisation de l'euthanasie.
04:33 Et vous êtes d'accord pour dire que ce suicide assisté mérite, il doit aussi avoir
04:39 quelques barrières, quelques garde-fous pour éviter les abus.
04:44 Évidemment, on ne va pas aider à mourir un adolescent de 16 ans qui a un chagrin d'amour.
04:49 Ou quelqu'un simplement qui souffre d'une dépression.
04:52 Il faut rappeler que la dépression est une maladie.
04:53 Qu'en France, une dépression sur deux n'est pas soignée.
04:57 C'est le paradoxe.
04:58 La France a le record de l'usage des psychotropes, notamment des anxiolytiques, mais une dépression
05:02 sur deux n'est pas soignée.
05:03 Et donc quelqu'un qui est dépressif, bien avant d'aider à mourir, il faut soigner
05:07 sa dépression.
05:08 Et donc bien sûr que le Parlement devra fixer des limites, des contrôles, des garde-fous,
05:14 cela va de soi.
05:15 Mais je fais confiance au Parlement, bien sûr, pour le faire.
05:17 En tout cas, vous n'interdisez pas, moralement, l'idée d'aider à mourir des jeunes, des
05:23 jeunes majeurs.
05:24 C'est quelque chose qui doit être possible malgré tout.
05:26 Écoutez, il faudra que la législation y réfléchisse.
05:28 Mais dans le cas du jeune Vincent Imbert, il avait 20 ans.
05:31 Accident de la circulation, paralysé des quatre membres, aveugle et muet.
05:36 Il n'était pas en fin de vie, donc il ne rentre pas dans le cadre de la loi Léonide.
05:39 Il n'était pas en fin de vie.
05:40 En toute rigueur, il n'était même pas malade.
05:42 Il était simplement paralysé des quatre membres, aveugle et muet.
05:45 Il a supplié sa mère de l'aider à mourir.
05:48 Elle l'a fait avec l'aide d'un médecin.
05:50 J'aurais été le père du jeune Vincent Imbert, j'aurais fait pareil que sa mère.
05:54 Il est jeune, il a 20 ans, il est attentement malheureux, terriblement handicapé.
05:58 Mais encore une fois, tout dépend si la demande paraît raisonnable dans le cas du jeune
06:02 Vincent Imbert.
06:03 Alors bien sûr, s'il avait voulu vivre, ça aurait été, à mon sens, admirable.
06:07 Il fallait lui donner tous les moyens de vivre le mieux possible, le moins mal possible.
06:11 Mais dès lors qu'il voulait mourir, pourquoi lui refuser cette liberté ?
06:15 Donc oui, il faudra aller des limites, spécialement en s'agissant des jeunes.
06:18 Parce qu'honnêtement, à partir d'un certain âge, l'enjeu est moindre.
06:22 Mon ami Roland...
06:23 Mais cette jeune Belge dont on a entendu parler, qui à la suite d'attentats importants dans
06:27 son pays, n'a pas réussi à s'en remettre, s'est sentie très abîmée psychologiquement
06:32 et a demandé le suicide assisté.
06:35 Il faut l'autoriser ou pas dans ce cas-là ? Elle était très jeune, elle avait 21 ans.
06:38 Je ne vais pas trancher sur un cas que je connais mal.
06:40 Je ne suis pas juriste, je ne suis pas médecin.
06:42 Encore une fois, c'est le travail du Parlement.
06:44 Mais il ne faut pas non plus tomber dans je ne sais quel paranoïa.
06:47 Certains ont l'air de craindre que les médecins, tout d'un coup, nous euthanasient pour faire
06:51 des économies à la Sécu.
06:53 Sincèrement, c'est très bien mal connaître le corps médical que de croire qu'ils vont
06:56 tomber dans ce genre de dérive.
06:58 D'autres font semblant de croire que le Parlement va autoriser tout et n'importe quoi.
07:01 C'est bien mal connaître nos élus.
07:03 Donc, ayons un peu confiance en nos médecins.
07:06 Ayons un peu confiance en notre démocratie.
07:08 Moi, je suis philosophe, je ne suis pas là pour trancher tel ou tel cas concret.
07:11 Mais je rappelle simplement que le droit de mourir fait partie des droits de l'homme.
07:16 Et je disais spécialement quand on est très vieux.
07:19 Parce que ce n'est pas seulement les soins palliatifs la question.
07:21 C'est aussi éventuellement les dernières années de la vie.
07:24 Les deux, trois, quatre ans que nous passerons en EHPAD.
07:27 Vous savez, le philosophe Nietzsche disait "meurs à temps".
07:30 Meurs à temps.
07:31 Et bien voilà.
07:32 À chaque fois que je vais dans un EHPAD, un hôpital de retraite médicalisé, ça m'est
07:36 arrivé souvent pour des raisons de famille.
07:37 Mais je me dis "mais bon sang, pourvu que je meure avant, pourvu que je meure à temps,
07:42 et bien actuellement la loi nous empêche de mourir à temps, sauf à se jeter par la fenêtre".
07:47 Et bien moi, je souhaite que mon médecin ait le droit de m'aider à mourir si je vois,
07:51 par exemple, que je commente une maladie d'Alzheimer.
07:53 250 000 cas, nouveaux cas d'Alzheimer chaque année en France.
07:58 250 000 cas chaque année.
08:00 Maladie incurable.
08:01 Mon père en est mort quand on voit le poids de souffrance pour le malade, pour sa famille.
08:06 Bon sang, mais si je peux éviter à mes enfants de m'accompagner pendant des années dans
08:10 une maladie d'Alzheimer, je souhaite pouvoir le faire.
08:13 Et donc, c'est parce que j'aime la vie et parce que j'aime la liberté que je veux
08:17 que la vie reste libre jusqu'au bout.
08:19 Et c'est en quoi, encore une fois, le droit de mourir est la liberté, non pas suprême,
08:24 j'insiste là-dessus, mais la liberté ultime.
08:25 Justement, vous dites "droit à mourir", "liberté de choisir" sur ces champs lexicaux.
08:29 Emmanuel Macron, pour l'IVG, a préféré la liberté d'utiliser, de choisir l'IVG.
08:36 C'est une cause de conscience pour les médecins.
08:37 C'est tout de même un vieux débat entre la droite et la gauche.
08:40 Ce débat entre le droit ou la liberté.
08:42 Oui, je pense que c'est la gauche qui aurait dû légaliser l'euthanasie.
08:47 Pourquoi la gauche ? Parce qu'elle est moins dépendante, moins liée aux autorités religieuses.
08:51 Moi, j'ai été membre pendant 8 ans du comité consultatif national d'éthique.
08:55 J'ai bien vu que les deux pôles de résistance contre toute légalisation de l'euthanasie,
08:59 c'était d'une part le corps médical, et moi une bonne partie du corps médical,
09:02 d'autre part les autorités religieuses.
09:04 Et donc la gauche, qui est davantage attachée à la laïcité que la droite, pour des raisons
09:09 historiques, aurait dû légaliser l'euthanasie.
09:11 Elle ne l'a pas fait, et bien je souhaite que le gouvernement Macron le fasse.
09:16 Pour terminer sur ce chapitre du suicide, vous consacrez le plus long article de votre
09:20 recueil, le plus intime aussi, à votre mère qui a mis fin à ses jours quand vous aviez
09:26 une trentaine d'années.
09:27 Ce dernier article inédit, vous l'avez donné pour titre « Maman, elle avait le
09:32 malheur vrai ». Ça veut dire quoi ?
09:34 Oui, elle avait… Quand mon frère m'a appelé pour m'annoncer son suicide, donc
09:39 j'avais 34 ans je crois, la première phrase qui m'est venue, ça a été de me dire
09:45 « tout était faux en elle, sauf le malheur ». Ça veut dire qu'elle avait bien sûr,
09:50 elle avait bien sûr tous les moments de malheureuse qu'elle fut, toutes dépressives qu'elle
09:53 fut, mais elle avait bien sûr des moments de gaieté, de joie, de bonne humeur, comme
09:57 tout le monde, sauf que « sa sonne est faux ».
09:59 Il y avait une part de… Elle se faisait du théâtre, du cinéma, c'est ce que nos
10:02 psychiatres appellent maintenant l'histrionisme.
10:04 Alors qu'à l'inverse, quand elle était malheureuse, quand elle me pleurait par exemple
10:08 dans les bras, c'était d'une vérité tragique.
10:11 Et donc j'avais gardé dans ma petite tête d'enfant l'idée que le bonheur était
10:16 du côté de l'illusion, du faux semblant, et que la vérité, à l'inverse, était
10:20 du côté de la tristesse.
10:21 Eh bien, heureusement que j'ai fait de la philosophie pour me défaire de cette idée-là.
10:25 Et au fond, c'est pour ça que je dis parfois que la philosophie a été ma bonne mère,
10:29 non pas que ma mère ait été mauvaise, elle était très malheureuse, mais très aimante,
10:33 mais au sens où c'est la philosophie qui m'a aidé à comprendre que bien loin que
10:37 ce soit l'illusion qui permet le bonheur, c'est l'illusion qui nous voue au malheur.
10:43 Parce qu'on passe son temps à reprocher à la vie de n'être pas ce qu'on aurait
10:48 voulu qu'elle soit.
10:49 Vous savez, après la publication de mon premier livre, un psychanalyste m'avait écrit pour
10:53 me dire qu'il était d'accord avec la critique des illusions, des désespoirs que j'évoquais
10:57 parce que, me disait-il, en tant que psychanalyste, je constate que l'espérance est la principale
11:03 cause de suicide.
11:04 On ne se tue que par déception, me disait-il.
11:08 Eh bien, quand ma mère s'est suicidée, je me suis dit, ben voilà, ce psychanalyste
11:12 avait raison.
11:13 Maman s'est tuée par déception parce que depuis des années, depuis des décennies,
11:17 la vie ne correspondait pas aux espoirs qu'elle s'en était fait.
11:21 Mais je vais vous dire, la vie ne correspond jamais aux espoirs qu'elle s'en était
11:24 fait.
11:25 Oui, mais quand même André Contesponville, les illusions, les rêves, c'est aussi parfois
11:29 ce qui permet d'avancer, d'aller loin et de réaliser des grandes choses, non ?
11:32 Ce qui permet d'avancer, c'est le désir, c'est la volonté, c'est l'amour.
11:35 Et je ne dis pas du tout qu'il ne faut rien espérer, d'ailleurs c'est impossible.
11:38 Spinoza a écrit « Il n'y a pas d'espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir.
11:42 » Il comprend que nous sommes pleins de crainte, pleins de trouille, nous sommes pleins d'espérance.
11:46 Sauf que ce qui fait avancer, ce n'est pas l'espoir, c'est la volonté, c'est l'action.
11:49 Et donc je ne dis pas qu'il faut s'interdire de rêver, je dis qu'il ne faut pas se contenter
11:53 de rêver.
11:54 Vous savez, c'est la grande formule, je termine l'article là-dessus, la niaiserie qu'on
11:58 répète sans arrêt « Va au bout de tes rêves ». La seule façon d'aller vraiment
12:02 au bout de ses rêves, c'est de se réveiller.
12:04 Voilà, moi ma formule c'est « Va au bout de tes rêves, réveille-toi ». Et c'est
12:07 ce que ma pauvre mère n'a pas réussi à faire parce que, dans le texte je dis, ma
12:13 mère c'était Madame Bovary en plus glauque.
12:16 Oui parce que comme Madame Bovary, elle rêvait sa vie, elle rêvait de grandes histoires
12:20 d'amour, elle rêvait que sais-je et elle en était atrocement malheureuse.
12:24 Il ne s'agit pas de s'interdire de rêver, il ne s'agit pas de s'interdire d'espérer,
12:28 il s'agit de ne pas se contenter de rêver ou d'espérer.
12:31 Bref, il s'agit de vivre et d'agir plutôt qu'espérer vivre.
12:34 André Consponville, vous êtes aussi un fin observateur des évolutions de la société,
12:40 la société majoritairement mécontente en ce moment de la réforme des retraites que
12:44 propose le chef de l'État, quelques voix syndicales proposent même de bloquer la France.
12:49 Comment regardez-vous cette séquence de grève reconductible ? Quel est le regard du philosophe ?
12:54 Moi ça fait partie de la démocratie, les gens ont le droit de faire grève, le Parlement
12:59 a le droit de légiférer.
13:00 Ce qui me frappe et qui me gêne surtout c'est autre chose, c'est que le débat est engagé
13:05 sur de mauvaises bases, me semble-t-il.
13:07 Parce qu'au gouvernement et à droite, qui sur le coup est dans les mêmes positions,
13:11 on justifie cette réforme des retraites par la valeur travail.
13:14 Sauf que le travail n'a jamais été une valeur morale.
13:18 Le travail c'est une valeur marchande, c'est pour ça qu'on le paye.
13:21 On ne vous paye pas pour être juste, aimant ou généreux.
13:24 Oui, toute valeur morale est hors marché par définition.
13:26 On vous paye pour travailler.
13:28 Que je sache, il n'est pas écrit dans les évangiles, et c'est un athée qui vous le
13:32 rappelle, il n'est pas écrit dans les évangiles "travaillez les uns les autres comme votre
13:36 père du ciel travaille".
13:37 Il est écrit "aimez-vous les uns les autres comme votre père du ciel vous aime".
13:41 L'amour est une valeur morale, le travail bien évidemment n'en est pas une.
13:45 Parce que si le travail était une valeur morale, plus on travaillerait, mieux ça vaudrait.
13:49 Mais le travail est nécessaire dans une société.
13:50 Bien sûr que oui, mais c'est la question.
13:52 A droite ou au gouvernement, on se trompe en parlant de morale et à gauche on sous-estime
13:58 l'éventuelle nécessité.
13:59 Parce que moi ce que j'ai retenu de mon marxisme de jeunesse, c'est que c'est le
14:02 travail qui crée de la richesse.
14:03 Et que si on travaille moins, ce n'est pas forcément la meilleure façon ni de faire
14:08 reculer la pauvreté, ni de financer nos retraites.
14:11 Bref, mon idée c'est que la réforme de retraite, ce n'est pas du tout une question
14:14 de morale.
14:15 Arrêtons de se prendre la tête sur la valeur morale du travail qui est un contresens.
14:19 C'est d'abord un problème économique.
14:21 Alors comme je ne suis pas économique, je me garderais bien de me prononcer.
14:24 Voilà, le débat s'engage sur de mauvaises bases et donc on a peu de chances qu'il
14:28 avance de façon satisfaisante.
14:30 S'il n'y a pas de valeur morale du travail dans ce débat, en revanche il y a une valorisation
14:34 du travail.
14:35 Et le 19e siècle a consacré cette valorisation du travail, l'essence de l'homme, pour
14:41 les marxistes.
14:42 Cette valorisation, quel sens on lui donne aujourd'hui ?
14:45 Écoutez, au 19e siècle, on a voté une loi en France qui fixait la durée maximale
14:49 du travail à 72 heures.
14:51 On est à 35, deux fois moins.
14:52 Est-ce que quelqu'un en France regrette le bon temps des 72 heures ?
14:56 Si le travail est une valeur morale, 72 heures ça vaudrait mieux que 35.
15:00 Mais comme le travail n'est pas une valeur morale, 35 ça vaut mieux que 72.
15:03 Et je vais vous dire, si on pouvait financer notre vie sociale, les retraites, en ne travaillant
15:09 que 20 heures par semaine, mais bien sûr que ça serait mieux.
15:11 Et donc la question n'est pas de savoir si vaut mieux travailler qu'être chez soi
15:16 ou que vivre librement.
15:17 Bien sûr que le loisir, le temps libre, ça vaut mieux que le travail.
15:20 C'est pour ça que les gens manifestent.
15:21 Et je le comprends bien.
15:22 Mais sauf que le fait de préférer les loisirs, ça ne suffira pas à financer nos retraites.
15:27 Oui mais vous êtes en train de nous dire qu'on est en train de se diriger, légitimement
15:30 et même il le faut, vers une société de loisiveté.
15:32 Pas de la paresse en tout cas.
15:34 Parce que les gens qui souhaitent être en retraite ou qui souhaitent travailler moins,
15:38 c'est pas du tout pour passer la journée à vachir sur leur canapé à regarder la
15:42 télé.
15:43 C'est pour faire du sport, c'est pour voyager, s'occuper de leurs enfants, faire
15:46 l'amour, se cultiver, que sais-je.
15:48 Autrement dit, les gens voudraient travailler moins pour être plus actifs.
15:52 Non pas pour célébrer loisiveté mais pour avoir une vie plus active, plus libre.
15:56 Et surtout ceux qui font un travail particulièrement astreignant, contraignant, difficile, fatigant,
16:03 ennuyeux.
16:04 Bien sûr ceux qui font un travail passionnant, ils peuvent rêver que ça dure aussi longtemps.
16:07 Mais l'idée de faire la leçon à quelqu'un qui a envie d'arrêter de travailler à 62
16:11 ans ou à 60 ans, si c'était possible.
16:14 Mais là je crains fort que le projet de Lanup ou de Mme Le Pen, de remettre la retraite
16:18 à 60 ans, je ne suis pas économiste mais j'ai un peu du mal à le prendre au sérieux
16:22 malgré tout.
16:23 Mais voilà, la vraie question ce n'est pas est-ce qu'il vaut mieux être en travail
16:27 ou être en temps libre, la vraie question c'est comment est-ce qu'on fait pour financer
16:30 nos systèmes de retraite.
16:31 Parce que rappelons quand même que notre système par répartition, ça veut dire que
16:35 ce sont les actifs qui cotisent, qui payent pour financer les pensions des retraités.
16:39 Or vous savez comme moi que pour des raisons démographiques, il y a proportionnellement
16:44 de moins en moins d'actifs et de plus en plus de retraités.
16:47 Ça pose un problème qui n'est pas moral mais qui à la limite est un problème d'arithmétique
16:51 si vous voulez.
16:52 Et c'est un problème de fond que vous posez ici.
16:53 Je voudrais m'intéresser aussi à la forme de cette contestation, de cette France contestataire
16:59 avec des syndicats qui disent vouloir bloquer la France s'il le faut et même quelques
17:03 interrogations sur une potentielle radicalisation des syndicats.
17:08 Celui qui parle le plus fort a toujours raison ?
17:11 Non, il a tort parce que bloquer la France d'abord je ne le souhaite pas mais il faut
17:16 savoir que les syndicats, du moins les extrémistes de la CGT, ce n'est pas la position de Martinez
17:20 mais vouloir mettre la France à genoux, qui va en souffrir le plus ?
17:23 Mais pas les milliardaires qui s'en foutent, mais les plus pauvres bien sûr, c'est toujours
17:27 pareil.
17:28 Parce que c'est le travail qui crée de la richesse, le travail est la meilleure façon
17:32 de faire reculer la pauvreté.
17:34 Et donc il faut éviter ces espèces d'extrémisme redoutable.
17:38 Moi ce qui m'inquiète, à gauche en l'occurrence, c'est ma famille politique, c'est que comme
17:43 disait Malek Bouti, l'ancien dirigeant de SOS Racisme, la gauche est devenue méchante.
17:49 Je veux dire, elle fonctionne à la haine.
17:51 Et ces déferlements de haine contre Macron, contre le gouvernement, je crois que c'est
17:56 malsain dans une démocratie.
17:57 Je ne sais pas si on peut mettre toute la gauche dans ce mouvement de haine, il faudra
18:00 mettre des guillemets à tout ce que vous venez de dire.
18:01 Envoyez les départs à l'Assemblée Nationale, malgré que vous vous reconnaissez.
18:04 Quand un député traite un ministre d'assassin, il y a quand même quelque chose qui ressemble
18:08 en effet à de la haine.
18:10 André Consponville, on lira votre dernier livre, ça s'appelle « La clé des chants
18:13 et autres impromptus ». Référence musicale pour les impromptus.
18:17 Merci beaucoup d'être venu en parler ce matin sur France Inter.
18:20 Il est 8h39.

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