Dans son édito du 18/03/2023, Mathieu Bock-Côté revient sur la crise politique qui touche actuellement la France.
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00:00 Alors, il faut définir crise de régime, évidemment.
00:03 Si on se contente des événements présents liés à la crise des retraites,
00:08 sans une profondeur historique, sans chercher à comprendre
00:11 les cycles politiques qui caractérisent l'histoire française,
00:14 sans chercher à faire l'histoire des 30 dernières années
00:18 et du malaise qui a pris possession, en fait, du pays,
00:22 et qui fait en sorte que tout, désormais, peut se transformer en situation explosive.
00:27 D'une taxe sur le diesel, ça donne les gilets jaunes.
00:30 Aujourd'hui, une réforme des retraites qui, à l'échelle occidentale,
00:34 est une réforme, il faut quand même le dire, plutôt modeste.
00:37 J'entends non pas dans une perspective française,
00:38 mais à la grandeur du monde occidental, ce n'est pas la réforme qui fait tout éclater.
00:44 Encore une fois, ça peut basculer, ça peut exploser.
00:47 Alors, qu'est-ce qu'il faut voir derrière ça?
00:49 Il faut justement prendre au sérieux la notion de crise de régime.
00:52 Quand je dis crise de régime, on s'entend,
00:54 je ne dis pas qu'il y a des paracs qui sont prêts à sauter sur Paris,
00:56 je ne dis pas qu'il y a une insurrection,
00:58 que tout va virer sur le mode de la castagne généralisée,
01:02 mais je dis qu'on est dans une crise profonde
01:03 où les institutions ne sont plus capables, véritablement,
01:06 de capter l'adhésion profonde de la population.
01:10 Qu'est-ce que c'est une crise de régime, en un mot?
01:12 C'est lorsqu'il y a une tension, en fait, un découplage de plus en plus marqué
01:16 entre la légalité et la légitimité.
01:18 La légalité, c'est ce qu'on entend cette semaine,
01:20 le 49-3 est parfaitement constitutionnel,
01:23 et tout ce que nous avons fait, le processus d'adoption
01:26 du projet de loi retraite s'est déroulé selon les stricts exigences,
01:30 selon, appelons-ça un chemin juridique et constitutionnel
01:33 balisé et autorisé en France.
01:35 Donc la légalité est là.
01:36 De l'autre côté, quand vous avez près de 80 % des Français
01:40 qui confessent leur mécontentement,
01:42 quand vous avez plus du deux tiers des Français
01:44 qui s'opposent à cette réforme,
01:46 quand vous avez une telle dissociation
01:50 entre les élites politiques et de l'autre côté de la population,
01:54 vous vous retrouvez dans une situation où tout peut éclater à tout moment.
01:58 Tout peut éclater à tout moment, d'autant qu'une partie importante
02:01 de la population se sent désormais aliénée.
02:03 Le dit la participation électorale.
02:05 Quand on fait l'histoire des élections, la participation électorale est assez faible.
02:09 Quand on regarde une partie importante du pays est désormais assimilée.
02:12 On considère qu'elle vote pour des partis illégitimes, extrêmes,
02:15 infréquentables, qui ne devraient pas avoir droit de citer,
02:18 que l'on qualifie extrêmes donc à l'extérieur du périmètre républicain.
02:22 Donc là, c'est une espèce de crise que l'on voit et qui pourrait s'amplifier.
02:25 Je ne dis pas qu'il s'amplifiera.
02:27 Nul n'est devin en ces matières.
02:29 Tout pourrait finir par se calmer, pour réexploser dans six mois,
02:31 dans un an, dans deux ans.
02:33 Ce qui est certain, c'est que lorsqu'on nous disait c'est Emmanuel Macron ou le chaos,
02:36 il était tout à fait possible de conjuguer les deux.
02:39 Alors, deux ou trois éléments.
02:41 Si on fait l'histoire de la présente dynamique,
02:43 de la présente crise de régime,
02:45 le point de départ, je crois, c'est véritablement Maastricht.
02:47 Quoiqu'il en soit, le référendum de Maastricht sur l'Europe,
02:49 91-92, cette dynamique-là,
02:51 c'est à ce moment que l'on constate que les clivages politiques français ordinaires
02:56 ne fonctionnent plus, ne produisent plus l'adhésion politique telle qu'on pouvait le souhaiter.
03:01 C'est-à-dire qu'on avait le clivage dans la gauche-droite,
03:04 il y avait différents courants dans la gauche et la droite,
03:06 mais on était capable de se repérer politiquement.
03:08 Et à ce moment, Maastricht, les clivages éclatent.
03:12 Gauche et droite se mélangent, gauche et droite se confondent,
03:15 gauche et droite ne sont plus reconnaissables dans ce débat.
03:18 Une question fondamentale, existentielle,
03:20 le cadre politique, la souveraineté de la France,
03:23 son rapport à l'Europe, son rapport à son identité,
03:25 fait éclater, font éclater en fait la vie politique,
03:29 font éclater les clivages dans lesquels la France avait l'habitude de se représenter ces débats.
03:33 Et à partir de ce moment-là, on peut dire que tout va s'approfondir.
03:37 Cette crise, finalement, ira toujours en se radicalisant,
03:40 il y aura des moments d'accalmie.
03:42 92, je l'ai dit, Maastricht, nouveau clivage,
03:44 souverainiste et européiste, et je précise, soit dit en passant,
03:47 il ne faut pas l'oublier, que depuis 30 ans, on ne cesse de se demander
03:51 quel est le nouveau clivage qui remplace la gauche et la droite.
03:53 On ne le trouve pas toujours.
03:55 Souverainiste, européiste, identitaire cosmopolite,
03:57 enraciné, citoyen du monde, on ne le trouve pas,
04:00 mais ce que l'on comprend, c'est que la manière de débattre politiquement
04:04 ne permet plus de traduire les préférences populaires sérieusement.
04:07 Alors, 92, 95, Jacques Chirac, la fracture sociale.
04:11 On se souvient, et rappelez-vous, fracture sociale et la politique appliquée
04:14 est tout autre, quoi qu'on en pense.
04:16 Donc, on voit, 1999, on l'a oublié, ça, élection européenne,
04:20 et là, émerge la liste Pascua-Villiers.
04:23 Pourquoi est-ce que je mentionne ça? Pourquoi est-ce important?
04:25 Parce qu'on voit apparaître sur la scène européenne, désormais,
04:28 des courants contestataires, donc qui ne parviennent pas
04:31 à s'exprimer dans la vie politique nationale,
04:33 où tout est congelé à cause du vote FN, je reviendrai,
04:36 mais sur la scène européenne, on voit l'ébullition politique française.
04:40 2002, évidemment, Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de la présidentielle.
04:44 2005, référendum sur l'Europe, encore une fois, et là, c'est très marqué.
04:49 Rupture entre les élites et la population, et deux ans plus tard,
04:52 malgré le désavu populaire, on impose quand même l'Europe.
04:56 Et là, 2017, alors je fais un saut dans l'histoire, on a un peu d'accalmi.
05:00 2007, Nicolas Sarkozy, on croit qu'il va réussir à calmer le jeu.
05:03 On croit qu'il va réussir. 2012, avec François Hollande,
05:06 retour au clivage gauche-droite classique. Ça fonctionne pas.
05:10 Finalement, c'est une période d'apaisement très temporaire.
05:12 2017 apparaît finalement, c'était confirmé en 2022,
05:16 ce que j'appelle le cycle de la légitimité négative.
05:19 Qu'est-ce que ça veut dire? C'est que vous ne vous faites plus élire sur un projet,
05:22 vous ne vous faites plus élire en disant « voilà mon programme,
05:25 et c'est pour ça que je dois prendre le pouvoir,
05:27 et c'est comme ça que je vais réformer la France. »
05:29 Tout ce que vous avez à dire, c'est le barrage républicain,
05:32 le front républicain contre les grands méchants d'extrême-droite qui seraient devant nous.
05:36 Le problème de cette logique, évidemment, c'est que si la seule adhésion que vous avez
05:40 de la part des Français, c'est ma grande vertu, c'est de ne pas être l'autre en face,
05:44 eh bien ça vous donne très peu de marge de manœuvre une fois que vous êtes élus.
05:47 Alors comment cette crise de régime, et j'arrive au 49-3,
05:50 il y a quelques jours, dans un instant, comment ça s'est exprimé ces dernières années?
05:55 Eh bien, je le disais, une bonne partie de l'opposition, de cette dissidence,
05:58 s'exprimait au Parlement européen, qui était une forme de soupape
06:00 pour traiter les excès de colère politique en France.
06:03 La diabolisation des forces de contestation, c'était le point culminant, c'était la présidentielle.
06:08 Les extrêmes, les extrêmes, les extrêmes. Rappelez-vous, il fut un temps, on l'a oublié,
06:11 il y a à peu près un an, un an et quelques semaines, où on se demandait si trois des candidats,
06:16 Zemmour, Mélenchon et Marine Le Pen, qui à ce moment-là représentait environ 45 % du vote,
06:23 on se demandait s'ils seraient capables de se présenter à cause du système d'épargne-âge.
06:27 On envisageait raisonnablement un débat politique où la moitié du peuple français
06:32 ne serait pas invité à sa propre élection présidentielle.
06:35 Vous vous rendez compte, on a débattu de ça pendant des semaines.
06:37 Et certains disaient que c'est normal qu'il ne soit pas les bienvenus,
06:39 il faut faire barrage, parler parrainage.
06:41 Donc, il y avait une société qui envisage, qui traite en fait la moitié de son peuple
06:47 comme une collection de faccieux, des facains, des faccieux et des fascistes.
06:51 Eh bien, c'est pas la meilleure manière d'alimenter le débat démocratique.
06:54 Ensuite, un langage politique dissocié du réel.
06:56 Moi, ça me frappe, ça me frappe.
06:57 Les hommes politiques sont plus volontaristes que jamais.
07:00 Pensez à François Hollande qui voulait entrer en guerre contre la finance.
07:04 Pensez à Emmanuel Macron qui voulait transformer de part en part la France.
07:07 Pensez à Nicolas Sarkozy qui voulait renverser mai 68.
07:11 Le langage politique est musclé, le langage politique est gonflé,
07:15 mais il est souvent gonflé au stéroïde parce qu'une fois le président installé,
07:19 même le plus résolu, même le plus volontaire, lorsque vient le temps d'agir, il n'y peut rien.
07:26 Alors, j'en arrive, j'en arrive, j'en arrive au 49-3.
07:29 Je le disais, c'est un projet de loi qui, à l'échelle de l'histoire,
07:32 est un projet plutôt mineur, même du point de vue de ses partisans.
07:36 Même du point de vue de ses partisans, ils disent,
07:38 on pourra pas, dans quelques années, il va falloir tout reprendre.
07:41 Les économies souhaitées, on les a pas.
07:43 Et puis, le système de retraite par répartition devra être encore réparé.
07:46 J'aurais pu se dire, de ce point de vue, l'adhésion populaire serait là.
07:49 Mais le commun des mortels ressent, pour différentes raisons, certaines très bonnes.
07:54 Il se dit, on est toujours en train de casquer, on est toujours en train de payer.
07:58 Les élites, finalement, sont dans une dynamique de sécession,
08:01 de l'isolation sociale de la macronise en particulier.
08:04 Le macronisme, il m'arrive de penser que c'est moins un courant politique
08:06 qu'une classe sociale constituée en partie.
08:08 Mais quand on se retrouve dans cette situation, vous pouvez avoir deux côtés.
08:12 Le projet de loi sur les retraites, qui rassemble quoi, 30% environ, 35% peut-être.
08:16 De l'autre côté, le deux tiers des Français qui s'y opposent.
08:19 Et là, quelle est la dernière arme pour justifier un projet qui est désavoué par la population,
08:23 même si le projet, on peut en lui-même l'isoler, on peut lui trouver des vertus, des défauts.
08:29 Quand la seule arme qu'il vous reste, c'est de dire,
08:32 eh bien, tout comme François Mitterrand s'est opposé à la majorité des Français
08:37 pour abolir la peine de mort,
08:39 aujourd'hui, Emmanuel Macron doit s'opposer à la très grande majorité des Français
08:43 pour être capable de sauver le régime des retraites.
08:45 Est-ce que cette rhétorique qui fait finalement, qui présente le chef de l'État
08:49 comme l'homme qui fait un geste nécessaire, mais impopulaire pour sauver quelque chose,
08:53 ça, c'est la dernière base de repli rhétorique d'une classe politique
08:59 qui n'est plus capable de connecter avec les Français.
09:02 [Musique]
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