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Anne-Charlène Bezzina, politologue et constitutionnaliste, répond aux questions de Dimitri Pavlenko à l'occasion du vendredi thématique "La Ve république est-elle à bout de souffle ?".
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NewsTranscription
00:00 Il est 7h12 sur Europe 1, Dimitri Pavlenko, vous recevez ce matin la constitutionnaliste Anne-Charlene Bézina.
00:06 Bonjour Anne-Charlene Bézina.
00:08 Bonjour Dimitri.
00:08 Bienvenue sur Europe 1 face à la crise politique déclenchée par la réforme des retraites de tout bord politique.
00:13 Vous lisez la presse de gauche, conservatrice, libérale.
00:16 Il y a un diagnostic qui revient beaucoup ces derniers jours.
00:18 On serait en train de vivre une crise de régime.
00:21 La faute aux institutions qui ne fonctionnerait plus que mal.
00:24 Les pouvoirs seraient mal distribués.
00:26 La représentativité jugée trop faible.
00:29 Est-ce qu'il faut déboulonner la Ve République ? interroge certains.
00:33 Avant de vous demander votre avis d'experte, Anne-Charlene Bézina,
00:36 peut-être un petit peu d'histoire sur la genèse de notre constitution
00:40 qui est née elle-même d'une crise de régime quand même en 58.
00:43 Est-ce que vous pouvez nous rappeler les circonstances de la naissance de la Ve ?
00:46 Alors elle est même née bien plus que d'une crise de régime
00:49 mais d'une vraie crise de la France dans son identité
00:52 puisque c'était la crise algérienne qui battait son plein.
00:55 Et donc en 58 quand René Coty fait appel au plus illustre des français
01:00 qui est le général de Gaulle, en réalité...
01:02 C'est sa formule, le plus illustre des français.
01:04 Je le cite dans le texte en effet.
01:06 C'est pour mettre fin à l'instabilité qui est chronique dans la 4ème République
01:11 qui décrédibilise beaucoup les gouvernements
01:14 notamment justement dans leur dialogue avec l'Algérie.
01:17 Et puis c'est pour renouer avec l'exécutif plus fort,
01:21 avec un président plus fort, un gouvernement plus fort.
01:24 Et donc c'est vrai qu'on va voir naître cette 5ème République
01:27 des vestiges de la 4ème qui a laissé beaucoup d'incertitudes derrière elle
01:32 et cette 5ème République finalement elle va s'installer dans la durée, dans la pérennité
01:36 avec cette logique finalement très exécutive
01:39 qui est peut-être sa marque de fabrique, sa spécificité.
01:42 Oui, il y a un choix très fort qui est fait à l'époque par le général de Gaulle et Michel Debré
01:45 c'est de dire "sacrifions peut-être un peu de représentativité du système
01:50 pour un système beaucoup plus efficace".
01:53 Exactement, ce qui les préoccupe beaucoup c'est la consolidation des majorités.
01:57 Il faut des majorités claires, il faut des majorités claires aussi devant les Français.
02:01 Parce que ce qui se préoccupe beaucoup le général de Gaulle
02:03 c'est ce qu'il appelle, là encore je le cite, "le système des partis".
02:07 C'est-à-dire tout ce qui en fait fait fonctionner l'Assemblée
02:11 avec des arrangements texte par texte, entre les groupes
02:15 sans qu'il y ait finalement beaucoup de transparence par rapport aux Français
02:18 et donc la consolidation de majorités à l'issue des urnes
02:21 c'est ça que Michel Debré et les généraux de Gaulle veulent mettre sur pied
02:25 un système de régime parlementaire majoritaire.
02:27 Alors là vous dites, c'est assez frappant,
02:30 quelque part le bipartisme que l'on connaît pendant toute la Ve République
02:34 jusqu'à l'émergence d'Emmanuel Macron il y a quelques années de cela
02:37 finalement ça ne fonctionne pas trop mal
02:39 et puis aujourd'hui on arrive un petit peu à un stade avancé d'abîmement du système
02:45 où on voit que la représentativité est quand même affaiblie
02:48 et on considère qu'ils ne sont pas représentés à l'Assemblée nationale
02:51 qu'il y a trop de pouvoir entre les mains du Président de la République.
02:54 Donc finalement, est-ce que cette crise que nous vivons n'est pas tout à fait comparable à celle de 1958 ?
02:59 Malgré tout, on sent que ça ne va pas aujourd'hui Anne-Charlene Bézina.
03:02 Alors en effet, c'est vrai qu'on a une crise très multifactorielle.
03:06 Néanmoins, je voudrais rappeler une chose, c'est vrai qu'on met beaucoup de choses sur le Président de la République
03:10 et c'est vrai qu'il y a une incarnation, on nous parle de monarchie présidentielle
03:14 et ça c'est vraiment depuis les premiers jours de 1958
03:16 on s'était amusé à recenser tous les adjectifs qu'on avait donnés au Président
03:19 et on s'était bien rendu compte qu'on était dans quelque chose de très fort pour ses pouvoirs.
03:23 Néanmoins, aucun des pouvoirs propres du Président
03:26 qui sont inscrits dans le texte de la Constitution et qui ont fait tant crier à la monarchie
03:31 n'ont été utilisés par exemple dans cette crise que nous vivons.
03:34 Donc, je pense que le problème n'est pas tant avec ce que le texte accorde comme pouvoir au Président de la République
03:39 que dans la manière de les utiliser et dans finalement l'installation progressive
03:44 d'un régime où le Président est la source de toutes les décisions
03:48 et où on voit qu'avec le système majoritaire, justement, le Président est sûr de son gouvernement,
03:52 il est sûr de sa majorité et donc il avance à circuit fermé.
03:56 Mais comme vous le disiez, aujourd'hui en 2022, le dogme est quand même très différent
04:00 parce que même si on avait voulu installer de la proportionnelle à l'Assemblée Nationale,
04:03 on aurait eu à peu près le même résultat que nous avons eu avec un scrutin majoritaire.
04:07 Donc l'Assemblée, elle est représentative des fractures des Français, de leurs différences d'idées
04:12 mais pourtant, on voit bien qu'en fait c'est plus encore un problème de culture constitutionnelle,
04:17 de culture de compromis que nous n'arrivons pas à installer
04:20 qui fait qu'aujourd'hui tout est dans l'affrontement et donc on sent bien que
04:24 même l'élection ne suffit plus forcément à apaiser les tensions intérieures et les fractures du pays.
04:28 Mais si vous dites que l'Assemblée Nationale finalement est globalement à l'image des opinions des Français
04:33 dans leur rapport de force, gauche-droite, centre-grand-centre, extrême-gauche-extrême-droite,
04:39 très bien, mais au final on voit que ça ne fonctionne pas.
04:42 Alors la question qui se pose c'est, est-ce qu'il ne faut pas changer le cadre institutionnel
04:45 pour en créer un qui corresponde davantage, qui permette de fonctionner
04:49 dans ce nouveau paysage politique français Anne-Charlene Bézina ?
04:52 Alors il y a en effet toujours la possibilité d'améliorer, de changer la Constitution.
04:57 On avait parlé beaucoup à la suite de la crise des Gilets jaunes
05:02 de donner plus de participation par exemple aux citoyens,
05:04 des référendums, d'initiatives partagées qui soient mieux partagées
05:07 que celui que nous avons installé en 2008, des référendums d'initiatives citoyennes
05:11 voire même des référendums d'abrogation de la part des citoyens eux-mêmes.
05:14 Beaucoup d'autres démocraties comme l'Italie par exemple l'utilisent dans les démocraties parlementaires proches.
05:19 La Suisse est un régime encore même très particulier
05:24 où le référendum est presque la règle et la délibération l'exception,
05:27 ce qui à mon avis ne pourra pas être installé de sitôt dans nos habitudes françaises.
05:32 Mais c'est vrai que c'est toujours un risque aussi ce référendum.
05:35 Pourquoi ? Parce que le référendum peut toujours être aussi mal utilisé par les gouvernants eux-mêmes.
05:39 Voyez l'exemple de la Hongrie et de la Pologne où en fait on fait faussement voter le peuple sur des décisions déjà acquises.
05:44 Donc le référendum n'est pas toujours lui-même un gage de démocratie.
05:48 Encore une fois, je crois que ce qu'il faut prendre en compte,
05:51 c'est l'idée que l'Assemblée nationale fracturée a changé la donne
05:55 et peut-être qu'il faut un petit peu de temps aussi à nos pouvoirs publics
05:58 pour s'adapter à cette nouvelle culture de la majorité fracturée.
06:04 C'est entendu d'ailleurs dans le discours du président de mardi,
06:06 il faut construire des majorités de projets et ça, ça va être tout le deal.
06:10 - Mais est-ce qu'on est d'accord au moins sur le diagnostic Anne-Charlène Bézina ?
06:13 Parce que quand vous écoutez aujourd'hui dans le monde politique, vous avez deux points de vue.
06:17 Il y a ceux qui vous disent "le président de la République a beaucoup trop de pouvoir",
06:21 quelque part le Premier ministre n'est plus qu'un simple exécutant,
06:24 d'ailleurs il y a des collaborateurs joints à l'Elysée et à Matignon,
06:29 l'Assemblée nationale ne serait plus qu'un croupion.
06:31 Et puis de l'autre côté, il y a ceux qui vous disent "mais regardez, le président de la République,
06:34 dès qu'il bouge une oreille, tout le monde lui tombe dessus,
06:36 dès qu'il a recours au 49-3 qui est un outil absolument légal, ça lui est reproché".
06:40 Vous regardez dans le journal officiel, un texte sur deux adopté aujourd'hui
06:45 est une proposition de loi qui émane donc du Parlement et non pas du président de la République.
06:51 Alors voilà, il y a ceux qui vous disent "il y a trop de pouvoir"
06:53 et il y a ceux qui vous disent "non, non, en fait le problème c'est l'impuissance aujourd'hui du pouvoir".
06:57 Anne-Charlène Bézina, comment trancher ?
06:58 Alors, trop de pouvoir, j'ai toujours un peu de mal à entendre ça,
07:03 parce que la vérité, elle est toujours dans l'usage de la Constitution.
07:07 N'oublions jamais que la Constitution c'est un outil et c'est le pouvoir politique qui va l'actionner.
07:11 L'article 16 par exemple qui est une véritable dictature présidentielle.
07:14 Ça c'est les pleins pouvoirs.
07:15 Il est prévu pour les pleins pouvoirs, pour les cas les plus exceptionnels.
07:17 Encore une fois, s'il est utilisé à mauvaise estion, ça peut toujours poser des problèmes.
07:21 Donc moi je ne crois pas foncièrement au fait que la liste des pouvoirs
07:25 distribués par la Constitution soit elle-même le problème.
07:27 Quand on parle d'impuissance des pouvoirs, moi je rejoins un petit peu ce diagnostic
07:31 dans le sens où beaucoup de choses font l'inefficacité de notre système.
07:36 Le partage trop grand des pouvoirs entre les administrations,
07:39 le trop plein des administrations, la faculté que nous avons aussi à avoir besoin de textes,
07:44 de beaucoup trop de textes.
07:45 On est une démocratie très normativo-dépendante.
07:49 Emmanuel Macron l'a dit mardi, il y a peut-être trop de lois.
07:51 Emmanuel Macron l'a dit mardi, avec peut-être une nouvelle méthode qui va s'installer aussi au Parlement.
07:55 Donc il y a en effet beaucoup de choses à réfléchir sur la pratique de nos institutions
07:59 et je pense que c'est vraiment là qu'on travaillera efficacement.
08:02 Alors comment pratiquer différemment la Ve République ?
08:05 On va continuer d'en parler aujourd'hui sur Europe 1.
08:07 Merci beaucoup Anne-Charlene Bézina d'être venue nous voir ce matin
08:11 pour nous éclairer de votre savoir sur la Constitution.
08:14 Bonne journée à vous, 7h20.