Pour Bruce Toussaint, la loi doit accorder plus de jours d'absence après le décès d'un proche

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Bruce Toussaint, journaliste, estime que les trois jours légaux après le décès d'un proche ne suffisent pas à gérer les premiers jours qui suivent. Il est l'auteur de "Heureusement, elle n'a pas souffert" (Stock), dans lequel il raconte son cheminement personnel après la mort de ses deux parents.

Retrouvez les entretiens de 7h50 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50

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Transcript
00:00 France Inter, le 7 9 30.
00:05 Il est 7h48, Léa Salamé, votre invitée ce matin est journaliste.
00:09 Bonjour Bruce Toussaint.
00:10 Bonjour Léa Salamé.
00:11 Merci d'être avec nous ce matin, vous êtes un des visages de BFM TV après avoir été
00:14 sur Canal, sur Europe 1, sur France Télé, mais ce matin on vous reçoit pour un livre.
00:18 Un livre que vous publiez aux éditions Stock.
00:21 Heureusement, elle n'a pas souffert.
00:23 Témoignage émouvant sur la mort de vos parents, le deuil impossible d'un fils et le regard
00:28 de la société sur la mort, ce truc moche qu'on ne veut pas voir, écrivez-vous.
00:31 Votre texte résonne évidemment avec l'actualité de la semaine où on va beaucoup parler de
00:35 la convention sur la fin de vie.
00:37 Pourquoi vous, vous qui êtes un journaliste plutôt discret, vous avez eu envie, vous
00:41 avez eu besoin d'écrire sur un sujet aussi intime que la perte de vos parents ?
00:45 Parce que j'ai ressenti très vite et de façon inattendue, beaucoup de colère, d'incompréhension
00:52 et même d'injustice.
00:53 Et moi qui suis plutôt d'un naturel calme, pondéré et réservé, vous le disiez, je
00:59 me suis dit il y a quelque chose qui cloche.
01:00 Ça ne correspond pas à ce que je m'imaginais de ce qu'allait être la perte de mes parents.
01:04 Ce qui est normalement dans la nature des choses et c'est ce qu'on vous explique forcément.
01:07 Vos parents ils ont 20, 25 ans, 30 ans de plus que vous, donc ils vont partir avant
01:10 vous.
01:11 Mais je ne m'attendais pas à ce torrent de tristesse et de colère.
01:15 Votre père est mort en 2016, victime d'un cancer foudroyant.
01:19 Votre mère est morte cinq ans plus tard d'une crise cardiaque en pleine rue.
01:22 Vous racontez leurs deux morts, presque coup sur coup.
01:25 La maladie de votre père et le choc de voir votre mère crever dans la rue sur un trottoir
01:29 comme vous l'écrivez.
01:30 Vous dites que cette phrase d'ailleurs, que vos proches vous ont répétée pendant
01:35 des semaines et qui donne le titre de ce livre, cette phrase qui est "heureusement elle n'a
01:39 pas souffert", et bien cette phrase vous l'aimez pas, vous la supportez pas même.
01:42 Elle a toujours été dite avec bienveillance, avec gentillesse et j'en veux à personne
01:46 d'ailleurs parce que je vois bien l'intention.
01:48 Mais quand on me dit "oui elle est morte sur le coup, elle est morte d'une crise cardiaque
01:52 dans la rue, heureusement elle n'a pas souffert", d'abord on n'en sait rien.
01:55 Moi je pense qu'elle a souffert, même si elle a souffert que 20 secondes, c'est 20
01:58 secondes de trop pour moi.
02:00 Et je trouve que ça dit aussi ce qu'au fond la société pense du deuil et de la mort.
02:06 C'est-à-dire bon, ok, elle est morte, vite vite, on va trouver une excuse, on va trouver
02:10 une parade.
02:11 Et la parade c'est "bon ben elle a pas souffert, mais et nous, ceux qui restent ?".
02:16 Mais on a énormément souffert.
02:18 On a souffert 10 fois plus, 100 fois plus d'ailleurs que si elle était morte tranquillement
02:23 à 102 ans dans son fauteuil.
02:26 Donc cette idée-là, c'est un des premiers signaux qui m'ont alerté sur "il y a un
02:31 truc qui cloche".
02:32 Pourquoi est-ce qu'à ce point on ne veut pas voir cette réalité en face ?
02:35 Mais c'est ça effectivement et c'est ce que dit votre livre.
02:37 Vous dites "en réalité la douleur ne s'éteint pas, on pense naïvement que la tristesse
02:42 s'estompera, que le chagrin se mûrait en nostalgie, mais non ça marche pas, la douleur
02:47 ne s'éteint pas et la société nie cela.
02:50 Le deuil, le manque sont des sujets tabous, écrivez-vous.
02:52 Vous dites "le signal envoyé à ceux qui vivent ce drame est clair, séchez vite vos
02:56 larmes, rangez vos mouchoirs et reprenez-vous, nous sommes condamnés à la bouclée pour
03:01 ne pas déranger".
03:02 Oui, il y a quelque chose de cet ordre-là.
03:04 Très vite on m'a dit "ça va mieux".
03:06 Bah en fait du coup je répondais "oui oui".
03:10 Parce que vous n'avez pas envie de dire que vous continuez à avoir envie de pleurer.
03:14 Même si moi je ne pleure pas, c'est encore un autre problème.
03:16 Vous racontez qu'il n'avait pas de larmes.
03:18 L'envie est là et la tristesse est là.
03:20 Le deuil c'est quelque chose qui est très évolutif.
03:22 Il ne faut pas croire que c'est toujours la même chose.
03:24 Au départ c'est comme un syndrome post-traumatique.
03:28 Vous avez une espèce de truc dans le ventre, une douleur physique qui est quelque chose
03:31 qui vous atteint et vous avez l'impression que vous n'allez jamais vous en remettre.
03:35 On ne s'en remet pas, disons-le tout de suite, mais ça évolue.
03:37 Et ce qui est très fréquent c'est que vous avez des espèces de vagues de tristesse,
03:42 des choses qui vous envahissent, des pieds à la tête.
03:45 Et ça c'est quelque chose qui est très difficile de partager.
03:48 Je me suis rendu compte en écrivant ce livre, en en parlant autour de moi, que beaucoup
03:52 de gens ressentaient la même chose que moi mais que personne ne le disait.
03:54 C'est étrange quand même.
03:55 Et après c'est les regrets, vous dites.
03:57 La troisième phase du travail de deuil que vous racontez, parce que vous avez fait une
04:00 psychanalyse, après la douleur, après les vagues de tristesse qui apparaissent quand
04:05 on écoute une chanson, quand on voit une silhouette dans la rue et qui vous scie en
04:08 deux.
04:09 Après c'est les regrets qui arrivent.
04:11 Et vous dites, il faut changer la loi.
04:13 Aujourd'hui la loi prévoit trois jours de congé en cas de perte d'un proche.
04:17 Trois jours c'est non.
04:18 La durée la plus correcte me semble être cinq jours, c'est-à-dire une semaine.
04:21 J'aimerais qu'un ministre s'empare du dossier.
04:24 C'est une mesure évidente, il faut cinq jours, avec une aide, une assistance psychologique
04:28 aux personnes endeuillées, c'est-à-dire les enfants et aussi les petits-enfants.
04:31 Vous vous rendez compte, trois jours.
04:33 Le premier jour, vous êtes déjà par terre.
04:36 Deuxième jour, on commence à vous dire qu'il faut aller acheter un cercueil, il faut organiser.
04:41 Troisième jour, vous êtes toujours dans un état complètement invraisemblable de sidération.
04:45 Et là on vous dit, les gars, il faut retourner au boulot.
04:48 Alors attention, il y a des conventions collectives qui font que certaines sociétés donnent
04:52 un peu plus, heureusement.
04:53 Mais la loi dit trois jours et ne fait pas de distinction entre le fait de perdre un
04:59 père ou une mère ou de perdre une tante et un oncle.
05:02 J'adore mes tantes et mes oncles, mais ce n'est pas la même chose que perdre un...
05:06 Donc il faut quand même faire un effort.
05:08 Ce n'est pas possible.
05:09 On n'a même pas le temps.
05:10 Tout le monde sait qu'il faut quatre, cinq jours pour organiser des obsèques minimums.
05:13 D'ailleurs, vous racontez le mur administratif qui nous tombe dessus quand on perd un proche,
05:17 l'organisation des obsèques.
05:18 Vous parlez d'une improbable tournée des croque-morts de l'Essonne qui vous font chacun
05:22 un devis pour le cercueil et l'organisation des obsèques.
05:24 Comme si vous veniez pour faire des travaux.
05:26 Donc vous avez le devis.
05:27 Puis il y a les impôts, la vente de la maison.
05:29 Et puis alors des situations kafkaïennes comme l'amende que vous découvrez après
05:34 la mort de votre mère, votre mère le jour de sa mort où elle agonisait sur le trottoir,
05:37 elle s'est fait verbaliser.
05:38 Et vous recevez l'amende.
05:39 Elle claque la porte de sa voiture, elle est avec une amie, elle fait 10 pas et elle tombe.
05:44 Elle a une douleur énorme, elle tombe.
05:46 Une demi-heure plus tard, alors que la rue est transformée en scène de guerre, il y
05:50 a des pompiers, moi je suis arrivé sur place entre temps avec mon fils.
05:53 C'est une scène terrible.
05:55 Un ou une fonctionnaire passe et verbalise la voiture.
06:00 Bon, déjà on peut se demander ce qui, dans ces circonstances, fait que la personne ne
06:04 s'est pas dit "tiens, peut-être quelque chose".
06:05 C'est la rue suivante.
06:07 On envoie un certificat de décès, une lettre expliquant ça et on reçoit un mois après
06:13 l'amende majorée de 50 euros.
06:16 100 balles au total.
06:18 Vous pouvez toujours les attendre les 100 balles.
06:20 Vous dites "quand la mort frappe à la porte, la salle se vide et on est seul, désespérément
06:24 seul".
06:25 En même temps, vous écrivez que la mort de vos proches vous a permis de répondre à
06:27 la question existentielle "qu'est-ce qu'un ami".
06:29 Vous écrivez "j'aime répondre par la formule consacrée, c'est quelqu'un qu'on
06:32 connaît très bien et qu'on aime quand même.
06:33 Mais je crois désormais qu'un ami, c'est quelqu'un qui vient aux obsèques de mes
06:36 parents parce qu'il veut me soutenir dans cette épreuve.
06:39 Je sais qu'il est là et je ne l'oublierai jamais".
06:41 Vous savez, parfois, souvent, est-ce qu'on y va, les obsèques ? C'est compliqué.
06:44 Il y a des évidences.
06:45 Si c'est quelqu'un de très très proche, vous ne vous posez pas la question.
06:49 Mais moi je dis à tous ceux qui nous écoutent, si vous vous posez la question, allez-y.
06:54 Allez aux obsèques.
06:55 Vous ne pouvez pas savoir le bien que ça fait aux gens qui vivent ce moment si difficile.
06:59 Et je peux vous dire que je me souviens de chaque visage qui était présent dans l'église
07:04 pour mon père et pour ma mère.
07:05 Et puis à le choix des mots, vous dites pour être honnête "rien n'est plus ardu que
07:08 de vouloir réconforter une personne endeuillée.
07:10 Y a-t-il un message idéal ?" Vous donnez des conseils, vous dites "attention à ne pas
07:14 trop en faire".
07:15 Vous déconseillez les messages excessivement compatissants, les messages naïvement optimistes
07:19 ou alors ceux où la personne ne parle que d'elle-même.
07:22 Ça c'est vrai que...
07:23 Non mais ça arrive !
07:24 Encore une fois, j'en veux à personne parce qu'il y a des situations.
07:27 C'est ça qui est incroyable dans ces moments d'une intensité rare.
07:30 C'est à la fois dramatique et puis il y a la comédie de la vie qui arrive et qui
07:34 percute tout ça.
07:36 Donc parfois vous avez des gens qui vous envoient "oui j'ai vu que t'avais perdu ta mère,
07:40 moi j'ai perdu mon chat la semaine dernière, je suis désespéré aussi, je sais ce que tu
07:44 vis".
07:45 Bon, c'est pas grave, ça passe.
07:47 La fin de vie est dans l'actualité cette semaine.
07:50 La convention citoyenne consacrée au sujet a rendu hier son rapport à Emmanuel Macron
07:53 et elle se prononce pour une évolution de la loi qui autorise l'aide active à mourir,
07:57 que ce soit par suicide assisté ou par euthanasie sous condition.
08:00 Qu'est-ce que vous en pensez ? Il faut faire évoluer la loi ?
08:02 Vous qui avez vécu les choses notamment avec votre père et notamment avec votre père...
08:06 Oui, mon père a été malade, a eu un cancer, on a attendu la possibilité d'entrer en
08:10 soins palliatifs, ça n'est jamais arrivé.
08:12 Il est donc mort dans un hôpital où il a été très très bien pris en charge, c'est
08:15 pas le sujet, mais qui n'est pas un service de dermatologie, à l'hôpital Henri Bondor
08:19 au passage je le dis, mais qui n'était pas fait pour ça.
08:22 Ce n'est pas l'endroit fait pour mourir, cet hôpital et ce service.
08:26 Il faut qu'il y ait plus de soins palliatifs et plus d'accès à ces soins palliatifs.
08:31 Mais d'une façon plus générale, je voudrais dire que si la fin de vie...
08:34 D'ailleurs vous vous rendez compte, la fin de vie...
08:37 Appelons ça la mort, non ? C'est peut-être plus simple, non ?
08:40 Le mot est tellement, tellement tabou que même pour une loi, on n'ose pas le dire.
08:45 Est-ce que dans cette loi sur la fin de vie, on pourrait aussi penser à ceux qui restent,
08:50 à ceux qui vont vivre la suite ? J'aimerais que, très humblement, avec ce témoignage,
08:56 on puisse y penser.
08:57 C'est en tout cas le message de votre livre.
08:59 Ce livre qui est aussi une déclaration d'amour à vos parents, un père qui était votre
09:02 héros à Marcoussy où vous avez grandi en banlieue parisienne et qui se démenait pour
09:05 gagner de l'argent.
09:06 Vous dites "l'argent a manqué dans mon enfance et une mère qui vous a étouffé d'amour.
09:10 Nous avons vécu, ma soeur et moi, dans un océan de tendresse.
09:13 J'ai pensé en vous lisant la phrase de Gary, évidemment, avec l'amour maternel, la vie
09:15 vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais.
09:18 Chaque fois qu'une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne
09:21 sont plus que des condoléances.
09:22 On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné.
09:27 Vous n'y arrivez pas à retourner sur la tombe de vos parents ?
09:29 Je n'arrive pas à aller dans le cimetière où mes parents sont enterrés.
09:33 Parce que par ailleurs, bon, mais ça c'est quelque chose de très personnel, chacun réagit
09:38 à sa façon.
09:39 J'ai beaucoup de mal avec les rituels de la mort, les obsèques, ces choses-là, la
09:45 mise en bière, tout ce qu'on m'a infligé, parce que c'est comme ça que je l'ai ressenti.
09:50 Je trouve qu'on devrait avoir plus le choix de ces choses-là.
09:54 Et pour ce qui concerne le cimetière, je m'en veux terriblement.
09:56 Je vois le calendrier, on est début avril, j'aurais dû y aller déjà depuis plusieurs
10:01 semaines et c'est au-dessus de mes forces.
10:03 Heureusement, elle n'a pas souffert.
10:06 Un texte honnête, sincère et émouvant, Bruce Toussaint, merci, d'un journaliste réservé
10:10 qui en général ne parle pas tellement, ne se bouille pas tellement et qui se fout à
10:13 poil dans ce livre.
10:14 Merci et belle journée à vous.

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