Comment les objets du quotidien inspirent la science

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00:00 *Musique*
00:04 Les Matins de France Culture, Guillaume Erner.
00:07 Je ne sais pas si vous vous êtes déjà demandé, si vous n'êtes par exemple pas scientifique,
00:10 comment les scientifiques voient le monde, comment finalement ils réussissent à se le représenter,
00:17 quelle forme d'imagination empruntent-ils, quelle forme de rêverie.
00:22 Pour en parler, nous sommes en compagnie de notre camarade Étienne Klein, bonjour.
00:28 Bonjour Guillaume, bonjour à tous.
00:30 Étienne, vous êtes en duplex avec nous et vous publiez "Court-Circuit", un essai aux éditions Gallimard,
00:36 où vous montrez bien comment justement il peut y avoir des collisions d'idées, de sentiments.
00:41 C'est un livre émouvant, un livre où vous évoquez le souvenir de gens qui vous sont chers,
00:47 mais un livre également où vous évoquez la manière dont par exemple les Rolling Stones rencontrent Einstein,
00:54 on en parlera dans quelques instants.
00:56 Et puis dans ce studio, ici même à Paris, un mathématicien, Étienne Gysse, bonjour.
01:01 Bonjour.
01:02 Étienne Gysse, vous publiez "La théorie du chaos", édition du CNRS, on va y revenir,
01:06 mais vous avez également publié "La petite histoire du ballon de foot" chez Odile Jacob.
01:11 Et alors je me suis dit, Étienne Gysse, que finalement, si vous étiez capable de nous dire
01:17 ce qu'un ballon de foot évoquait pour une cervelle mathématique, vous alliez nous dire aussi ce qu'un oeuf,
01:24 les oeufs de pain qui peuvent être en chocolat, des oeufs de poule par exemple, la forme ovoïde,
01:31 qu'elle est-elle pour un mathématicien ?
01:33 Alors Guillaume, merci beaucoup de m'avoir appelé au téléphone hier après-midi parce que j'étais pas du tout au courant.
01:38 Vous avez les coulisses, Étienne.
01:40 Donc j'en ai profité pour lire les articles sur la question.
01:45 J'ai été absolument épaté par le nombre d'articles de mathématiques sur la forme des oeufs.
01:51 C'est un long processus qui a commencé dans les années 40.
01:54 Et puis j'ai encore lu un article qui est paru l'année dernière sur ces formes.
01:59 Alors en gros, on va commencer par ça.
02:01 Un oeuf peut être quelquefois parfaitement sphérique, quelquefois ellipsoïdal,
02:08 quelquefois ovoïde et quelquefois pyriforme.
02:11 Pyriforme, c'est la forme de la poire.
02:15 Et en fait, les oeufs des oiseaux sont entre ces quatre formes A, B, C, D, comme disent les spécialistes.
02:23 Et alors, ce qui est étonnant dans un oeuf, que l'oeuf soit dur ou pas,
02:28 c'est qu'il y a un contraste évident entre la minceur de la coquille et la solidité quand même de cet objet, Étienne Gist.
02:36 Oui, alors là, il y a une question intéressante.
02:38 C'est une question pour le coup, c'est peut-être une question pour l'autre, Étienne.
02:41 Puis c'est plus une question de physique, c'est comment expliquer la rigidité d'une telle coquille qui souvent est très très fine.
02:50 Et d'ailleurs, j'ai lu encore une fois que ces coquilles sont parfois trop difficiles à casser pour le petit oisillon qui veut sortir.
02:59 Et ça peut expliquer, selon certains biologistes, le fait que l'oeuf n'est pas parfaitement sphérique.
03:05 S'il était sphérique, il serait plus rigide et le petit moineau n'arriverait pas à sortir de sa coquille.
03:11 Étienne Klein, un commentaire sur les oeufs.
03:14 Oui, alors moi, je suis comme l'autre Étienne, le vrai.
03:17 Quand Guillaume Erner m'a appelé hier, j'ai complètement paniqué quand j'ai compris qu'il s'agirait de parler des oeufs.
03:23 Pas que ça !
03:24 Mais j'ai appris. Le fait que les oeufs ne soient pas complètement sphériques, en général, ça permet qu'ils ne roulent pas quand ils sont plombés.
03:30 Et je pense que c'est bon pour la survie du futur poussin.
03:33 J'ai compris aussi que la coquille était faite essentiellement d'éléments minéraux, notamment de carbonate, de calcium,
03:39 ce qui lui donne sans doute certaines de ses propriétés mécaniques.
03:42 Et puis, j'ai aussi appris que l'équation de la forme de l'oeuf,
03:47 l'équation universelle qui permet de décrire tous les oeufs qui existent,
03:51 n'a été obtenue qu'en 2021 par un mathématicien qui s'appelle Darren Griffin.
03:56 Donc, c'est tout récent.
03:57 C'est une équation qui permet de décrire tous les oeufs qui existent à partir d'un petit nombre de paramètres
04:02 4, je crois, la longueur de l'oeuf, sa largeur maximale, son diamètre au quart de sa longueur et puis un quatrième que j'ai oublié.
04:11 - Je vois, Etienne, qu'on a lu le même article hier tous les deux.
04:15 Je suis assez étonné parce que cet article m'a profondément déçu.
04:20 C'est un article qui cherche à trouver l'équation des oeufs.
04:24 D'ailleurs, beaucoup de journaux sont revenus sur ça, très, très populaires.
04:30 Et moi, ce qui m'a beaucoup étonné, c'est que c'est un article complètement empirique.
04:33 On a des milliers d'oeufs, on a regardé leur forme et on a cherché une équation qui colle à peu près avec cette forme.
04:40 On a cherché les quatre paramètres.
04:42 - C'est un feed des données obtenues.
04:45 - Je suis sûr que l'autre Etienne connaît aussi cette plaisanterie bien connue de von Neumann.
04:50 Von Neumann, le grand physicien et mathématicien, qui un jour était en colère contre un de ses collègues
04:57 qui développait une théorie qui avait trop de paramètres.
05:01 Von Neumann a dit "donnez-moi quatre paramètres et je vous fais un éléphant.
05:05 Et donnez-moi un cinquième et je vous fais bouger sa queue."
05:09 Et c'est devenu une plaisanterie.
05:11 Et en effet, il y a beaucoup de personnes sur Internet qui, avec quatre paramètres, arrivent à dessiner des éléphants.
05:16 Eh bien, c'est un peu la même chose. Ils ont dessiné des oeufs avec quatre paramètres.
05:20 - Etienne Klein.
05:21 - Je la connaissais cette blague, mais je croyais qu'elle était due à Jacques Hadamard,
05:24 un mathématicien et non pas un physicien. La politesse marche des deux côtés.
05:29 - Etienne Gysse, par contre, le ballon de foot, s'il s'agit de le théoriser,
05:33 alors là, les choses sont déjà moins compliquées, a priori en tout cas, que pour une forme oeuvride.
05:39 - Le ballon de foot, en principe, devrait être sphérique.
05:42 Mais il ne l'est pas parfaitement.
05:44 Maintenant, je vais vous donner les petits détails.
05:46 Si un ballon de foot a une sphéricité moins bonne que 1,5 %, il est refusé par la Fédération de Foot International.
05:56 Donc le but, ça consiste à faire un objet complètement sphérique, initialement avec du cuir,
06:01 aujourd'hui avec d'autres matériaux bien différents.
06:05 Mais le but, c'est quand même de faire quelque chose de rond.
06:09 - Et lorsque l'on voit, en fait, la manière dont vous discutez tous les deux,
06:13 Etienne Gysse, Etienne Klein, on se dit quand même qu'il y a une forme d'imagination particulière,
06:19 spécifique aux scientifiques, une forme de rêverie, vous en parlez d'ailleurs,
06:23 Etienne Klein, dans "Court-Circuit" aux éditions Gallimard.
06:28 Comment définir justement ce qu'est la rêverie pour un scientifique ?
06:32 - D'abord, je pense que la pensée, ça n'est pas que la logique.
06:36 Si on ne raisonne que par logique, on tourne dans une sorte de cercle vicieux.
06:42 Et pour avoir des idées, il faut prendre la tangente.
06:45 Et donc, pour un physicien, notamment pour les grands créateurs de la physique moderne,
06:48 comme Galilée et quelques autres, ça consiste à faire ce qu'on appelle des expériences de pensée,
06:53 ou des expériences par la pensée, c'est-à-dire à poser des questions du type "Qu'est-ce qui se passerait si... ?"
06:59 Par exemple, Galilée se demande "Qu'est-ce qui se passerait si je laissais tomber des corps de masse différente dans le vide ?"
07:05 Le vide était à l'époque un milieu dont on pensait qu'il n'existait pas et qu'on ne pouvait pas de toute façon réaliser.
07:11 Et par du raisonnement, dans ce monde un peu contrefactuel, il a trouvé la bonne loi de la chute des corps.
07:17 Et d'une façon générale, on a tendance à considérer que la science serait un monstre froid, capable d'exorciser l'imaginaire,
07:26 et lui-même est présenté comme une scorie qui viendrait troubler la raison et souiller les meilleures intentions.
07:33 Or, la réalité est tout autre. L'imaginaire, c'est une sorte de feu qui vient ouvrir de nouvelles voies.
07:39 Et d'ailleurs, pour votre information, je suis en train d'enregistrer 8 émissions de la "Conversation scientifique"
07:45 qui seront diffusées cet été sur l'imaginaire. Le titre générique, c'est "Comment rêvent les scientifiques ?"
07:51 J'ai invité des mathématiciens, Alain Cohn, une astrophysicienne, Françoise Combes, un neuroscientifique, Lionel Nacache,
07:59 et beaucoup d'autres qui vont nous expliquer comment ils voient le monde et comment ils arrivent à ne pas se contenter de ce qu'ils voient,
08:07 mais de penser dans une sorte d'ailleurs pour avoir de nouvelles idées.
08:11 Étienne Gys, les mathématiciens, comment rêvent-ils le monde ?
08:15 Est-ce que lorsque vous cherchez à travailler, à trouver de nouvelles équations, vous vous mettez à rêvasser ? Comment faites-vous ?
08:23 Bien sûr. Ce qui m'intéresse dans ce que vient de dire l'autre Étienne, c'est qu'il a plus parlé comme un mathématicien que comme un physicien.
08:31 Donc il y a en fait deux mondes. Il y a le monde concret et puis le monde abstrait, dans lequel le mathématicien travaille plus souvent.
08:39 Et c'est ce jeu entre ces deux mondes qui est d'une grande richesse.
08:43 Et beaucoup de mathématiciens se cantonnent au côté strictement abstrait.
08:48 Et puis d'autres regardent un peu ce qui se passe en dehors d'eux et puisent des idées, des rêves, qu'ils peuvent ensuite exploiter du côté abstrait.
08:57 Par exemple, le ballon de football. Prenons l'exemple du ballon de football ou de l'œuf, comme vous voulez.
09:01 C'est en observant la nature, qu'il s'agisse d'un œuf ou d'un ballon de football, qu'on peut se poser des questions qui ensuite vont nourrir la réflexion purement mathématique.
09:11 Je suis sûr qu'Étienne sera aussi d'accord avec moi. Cette interaction entre la nature et l'abstraction.
09:19 Il y a un très bon exemple, c'est un très grand scientifique du début du XXe siècle, qui s'appelait Darcy Thomson.
09:25 Darcy Thomson était un écossais, si je ne me trompe pas, dont on peut considérer que c'est un peu le fondateur de la biomathématique.
09:34 Il regardait le monde, la forme des ailes des oiseaux, la forme des cellules, les branches d'arbres, les feuilles.
09:41 Et il essayait de trouver quelques recettes que la nature suit pour faire ses constructions magnifiques.
09:49 Il a dû vous inspirer, parce que vous, par exemple, vous avez regardé les flocons de neige Etiadgis.
09:55 Et grâce à vous, j'ai appris que deux flocons de neige ne se ressemblaient pas, qu'il y avait quantité, catégorie de flocons de neige.
10:04 Même s'ils ne se ressemblent pas, ils ont tous quelque chose en commun.
10:07 Ce qui est assez extraordinaire, c'est que même s'ils sont tous différents entre eux, ils ont un air de famille.
10:14 Et c'est cet air de famille qu'il s'agit de comprendre.
10:16 - C'est compliqué de représenter mathématiquement un flocon de neige ?
10:19 - Oui. Alors un flocon de neige, on n'a pas une théorie complète aujourd'hui.
10:25 Il y a quelques mathématiciens qui ont fabriqué des... Vous savez, en anglais, on dit "snowflake".
10:30 Et bien, quelques mathématiciens ont produit des programmes d'ordinateurs qui dessinent sur votre écran des flocons qui n'existent pas,
10:39 qui sont sur l'ordinateur et faits par un programme. Et pour plaisanter, ils ont appelé les "snowfakes".
10:46 - Et Étienne Klein, il y a aussi des termes qui sont des termes finalement à la fois assez imaginatifs, assez figurés en maths.
10:58 Vous en citez dans "Court circuit", vous en citez un, par exemple, les nombres irrationnels.
11:03 D'ailleurs, vous allez nous rappeler ce qu'est un nombre irrationnel et nous dire s'il y a un lien entre ces nombres irrationnels et la folie.
11:12 - Alors ça, c'est en effet un chapitre de "Court circuit". Il s'agit de rapprocher des notions qu'on a tendance à opposer
11:17 pour voir si, à mesure que leurs distances mutuelles se réduisent, des intincels ou des courts-circuits, pour commencer, finissent par se produire.
11:25 Pour les mathématiciens grecs de l'Antiquité, tous les nombres étaient nécessairement rationnels.
11:32 En ce sens qu'ils devaient pouvoir s'écrire comme le rapport de deux nombres entiers, par exemple un tiers, deux cinquièmes, onze septièmes, etc.
11:40 Et pour eux, ces nombres représentaient l'incarnation mathématique du logos, c'est-à-dire ce qu'on pourrait traduire par la raison, d'où le nom rationnel.
11:50 Et puis ils ont fini par découvrir, grâce à un mathématicien qui s'appelait Hyppas de Métaponte, je trouve que c'est un joli nom,
11:56 mais j'ai vu que c'est la tradition qui raconte cela, mais les sources ne sont pas très fiables.
12:01 Je crois que c'était autour du 5e siècle avant Jésus-Christ.
12:04 Les grecs ont compris qu'il existe des nombres irrationnels, c'est-à-dire des nombres qui ne peuvent pas s'écrire comme le rapport de deux nombres entiers.
12:11 Par exemple, si vous prenez un carré, la diagonale du carré est incommensurable aux côtés du carré.
12:17 Et ça les a beaucoup troublés parce qu'ils ont eu l'impression que cette découverte montrait que leurs raisons étaient fissurées, fêlées.
12:28 Et l'idée même de rationalité, qu'ils appuyaient sur celle de rapport, s'est trouvée contestée.
12:34 Et ça a provoqué, semble-t-il, un choc de la pensée.
12:37 Je me suis dit pourquoi ne pas tenter d'établir une analogie en forme de court-circuit entre le statut que nous accordons à la folie et celui qui, au fil du temps, fut donné aux nombres irrationnels.
12:51 Soit on considère que la folie est une modalité singulière de la raison, décalée ou déviante, mais se déployant à l'intérieur de son spectre,
12:59 ou bien au contraire, on considère qu'elle ne coïncide nullement avec elle, lui est tout à fait extérieur, se déploie en somme dans l'antimonde de la raison.
13:08 Et en lisant quelques livres, j'ai découvert que ces deux façons de considérer la folie, soit comme étant à l'intérieur de la raison, soit étant complètement à l'extérieur d'elle,
13:17 ont déterminé la façon dont les fous ont été traités au cours des siècles.
13:22 - Vous en pensez une, Gilles ? - J'ai deux choses à dire. D'abord, je rappelle que dans la tradition, on raconte que le fameux Ipas de Métaponte, après sa découverte, a été condamné à mort.
13:31 Car il cassait vraiment le dogme. Et la deuxième chose que je voudrais dire, c'est que ce que raconte Étienne maintenant me rappelle des travaux d'un autre très grand mathématicien,
13:41 qui est né il y a exactement 100 ans, René Thom. René Thom était un peu le descendant mathématique d'Arsit Thomson, dont je parle à l'instant.
13:51 C'est quelqu'un qui a beaucoup réfléchi à la genèse des formes, la morphogénèse. Son grand livre s'appelle "Stabilité structurelle et morphogénèse".
14:00 Je me souviens avoir lu ça quand j'étais étudiant, je n'y comprenais absolument rien, mais ça me fascinait beaucoup.
14:05 - Vous ne compreniez pas ? - Il est très courant pour un mathématicien, même qui fait des maths depuis 50 ans, de ne pas comprendre ce qu'on lit.
14:15 C'est quand même difficile les maths. - Qu'est-ce que ça veut dire, ne pas comprendre ce que l'on lit pour un matheux ?
14:21 Ça veut dire qu'il faut que vous mettiez avec un papier un crayon ? - Non, c'est-à-dire qu'il y a des choses qui nécessitent des concepts et une assimilation qui peut prendre beaucoup de temps.
14:32 La lecture d'un article... Je veux dire, vous me téléphonnez hier après-midi sur les œufs, je cherche la littérature, je trouve un article sur la forme, l'équation des œufs.
14:41 Je ne sais pas combien de temps l'autre Étienne a mis, mais moi j'ai mis 5 minutes pour le lire cet article.
14:45 Mais un article de mathématiques de recherche contemporaine, il faut plusieurs mois pour le lire. C'est une chose qui est difficile.
14:52 - Comment vous faites ? - René Tomme a beaucoup réfléchi justement à la structuration des formes.
14:58 Et en particulier, il a un article, si je ne me trompe pas, sur l'analogie, la différence et l'analogie entre la folie et le génie.
15:08 - Étienne Klein ? - Oui, justement, j'avais regardé cette chose et j'ai découvert que souvent on associe les deux, mais il ne suffit pas d'être fou pour être génial.
15:18 Il semble que la folie en général crée de grandes souffrances qui empêchent toute forme de créativité.
15:24 Je voulais dire un mot sur ce fameux hypase de métaponte dont on parle.
15:29 Étienne, l'autre, le vrai, a dit qu'il a été condamné à mort.
15:32 Moi ce que j'ai lu, c'est qu'en fait on lui a ré-érigé de son vivant un pombeau afin de lui signifier sa mort symbolique.
15:39 - D'accord ! À vrai dire, on n'en sait rien, je pense. - Non mais c'était quand même l'époque Étienne Gysse où les mathématiques étaient encore entourées d'une forme de prestige quasi métaphysique.
15:53 Je ne sais pas si vous êtes nostalgique de cette époque-là ou pas du tout.
15:57 - Non, non, je ne suis pas du tout nostalgique. À vrai dire, quand on fait un peu une étude très très rapide et caricaturale de l'histoire des mathématiques,
16:03 on peut dire que jusque-là où il parle de métaponte, les mathématiques étaient essentiellement appliquées.
16:09 On calculait la superficie de son terrain, on calculait le poids de ceci, le poids de cela.
16:13 Et puis à partir de ce moment, les nombrils rationnels, rationnels, on commence à avoir une théorie purement abstraite qui cherche des concepts.
16:22 Et cette période a duré très longtemps. Et aujourd'hui, on vit un monde rêvé puisque aujourd'hui, on a les deux en même temps.
16:31 Il y a des mathématiciens qui font des choses très abstraites et très conceptuelles et puis d'autres qui font des choses très concrètes et c'est tant mieux.
16:39 - Et chez vous, je veux dire chez les physiciens Étienne Klein, est-ce qu'il y a des courts-circuits entre la pratique, le monde réel, le monde rêvé ou le monde de la théorie ?
16:49 - En effet, la question qui se pose, c'est d'où vient qu'il y a un court-circuit entre les mathématiques et la physique ?
16:55 D'où vient que depuis Galilée ou Newton plus précisément, les physiciens écrivent des équations ?
17:01 D'où vient l'efficacité des mathématiques en physique comme on l'appelle ?
17:04 Et ce qui est vraiment fascinant, c'est que les mathématiques en physique, qui ne sont pas toutes les mathématiques, agissent un peu comme une sorte de treuil ontologique.
17:13 C'est-à-dire qu'à partir des équations mathématiques...
17:15 - Un treuil ontologique, là il va falloir que vous...
17:17 - Oui, on est capable de prédire l'existence d'objets physiques qu'on n'a jamais vus et qu'on finit par découvrir parce que les équations réclament qu'ils existent.
17:26 Par exemple, vous le savez, il y a deux jours, la NASA a annoncé la découverte d'un trou noir qui va très très vite.
17:32 - Absolument.
17:33 - Il va parcourir la distance entre la Terre et la Lune en 14 minutes.
17:37 En 14 minutes, la distance Terre-Lune, il va très vite.
17:39 Derrière lui, il y a une traînée d'étoiles qui se forment sur 200 000 années-lumière.
17:44 Eh bien, l'existence des trous noirs est impliquée par les équations d'Einstein, de la Relatité Générale.
17:51 Donc c'est l'équation qui réclame qu'ils existent, même si Einstein lui-même n'y croyait pas.
17:55 Et c'est parce que l'équation les réclame qu'on est capable de les détecter.
17:58 On pourrait dire la même chose du boson de Higgs, qui a été prédit par des équations 48 ans avant sa défection expérimentale.
18:06 Donc d'où vient que le monde physique puisse être décrit par les mathématiques ?
18:10 Ça, c'est à mon avis une sorte de mystère qu'on n'est pas prêt de résoudre.
18:14 Les œufs étaient quand même avant leur équation.
18:18 Dans quelques instants, Etienne Klein, vous allez nous dire quel est le lien entre Einstein et les Rolling Stones.
18:26 Ça fait partie des courts-circuits qu'on trouve dans "Courts-circuits", le livre que vous publiez chez Galibard.
18:31 Etienne Gysse, on retrouve la théorie du chaos aux éditions du CNRS.
18:35 Ou bien encore la petite histoire des flocons de neige, ou la petite histoire du ballon de foot.
18:40 Tout cela, c'est chez Odile Jacob.
18:42 On se retrouve dans 20 minutes pour évoquer le monde tel que le voient les scientifiques.
18:46 Il est 8h sur France Culture.
18:48 *7h-9h, les matins de France Culture, Guillaume Erner*
18:55 Et ces deux scientifiques, ce sont les mathématiciens Etienne Gysse.
18:58 La théorie du chaos, c'est le livre que vous publiez aux éditions du CNRS.
19:03 En duplex avec nous, Etienne Klein, courts-circuits aux éditions Galibard.
19:08 Etienne Klein, dans ce livre, vous évoquez notamment la manière dont vous faites se rencontrer entre eux des sujets
19:17 qui a priori n'étaient pas faits pour se rencontrer.
19:20 Et vous évoquez la possibilité d'une science des passerelles.
19:23 Qu'est-ce que ça serait une science des passerelles ?
19:25 C'est une expression qu'on doit à Michel Serres qui a pratiqué cette science des passerelles
19:30 entre les sciences dites dures et les sciences humaines.
19:33 Avec l'idée que les découvertes des scientifiques, dans certaines situations,
19:38 doivent modifier notre façon de penser philosophiquement certaines questions.
19:43 Si vous prenez par exemple la question du temps, les scientifiques en parlent, les philosophes en parlent.
19:49 Et donc la question c'est d'abord, est-ce que lorsqu'un scientifique parle du temps,
19:54 il parle de la même chose qu'un philosophe qui parle du temps ?
19:57 Si la réponse à cette question est non, pourquoi c'est le même mot ?
20:00 Et si la réponse à cette question est oui, advient une deuxième question qui est,
20:05 est-ce que les philosophes et les scientifiques disent les mêmes choses de cette même chose ?
20:09 Et c'est là que les discussions commencent.
20:11 Et Michel Serres, il n'a cessé de pratiquer cette science des passerelles dans les deux sens.
20:17 D'ailleurs son nom est un palindrome, Serres ça se lit dans les deux sens de la même façon.
20:22 Il a fait comme ça des allers-retours entre toutes les sciences qu'il connaissait assez bien,
20:26 notamment les mathématiques et puis la philosophie.
20:29 Et moi il m'a beaucoup appris et je crois que ce mélange des genres qu'il a pratiqué
20:36 a été finalement la lointaine source de ce livre "Court-Circuit"
20:41 qui commence par d'ailleurs une phrase de Michel Serres,
20:43 "Le disparate a des vertus que la raison ne connaît pas, l'invention naît parfois du mélange des genres et des courts-circuits."
20:51 Et alors pourquoi ? Qu'est-ce qu'il vous a appris Michel Serres, Étienne Klein, vous racontez dans "Court-Circuit" ?
20:57 Est-ce que vous lui devez ? Est-ce qu'il a aussi réussi à vous apprendre une manière dont des domaines
21:05 qui a priori n'ont pas grand-chose à voir les uns avec les autres peuvent féconder votre imagination ?
21:11 Écoutez, je suis en ce moment dans le massif du Mont-Blanc.
21:14 Quand vous êtes dans le massif du Mont-Blanc, si vous n'avez pas de téléphone portable,
21:17 il y a des endroits où vous ne savez pas dire si vous êtes en France, en Italie ou en Suisse.
21:23 Les frontières ne vous apparaissent pas et le plus souvent ça n'a aucune espèce d'importance.
21:28 Et donc il y a des frontières, notamment entre les disciplines, qui sont parfaitement légitimes.
21:32 Il faut se spécialiser pour être compétent.
21:34 Et puis il y a des frontières qui sont parfaitement artificielles
21:38 et on peut les traverser sans même se rendre compte qu'il existe des postes de douane
21:44 à l'interface entre deux territoires par exemple.
21:47 Et il me semble que quand on est physicien ou quand on est mathématicien,
21:51 on suit sa pensée et puis parfois on déborde de sa discipline sans vraiment s'en rendre compte
21:57 parce que c'est la cohérence même de la pensée qui réclame qu'on pratique une sorte d'impureté dans la façon de penser.
22:04 Qu'est-ce que vous en pensez Etienne Gys ?
22:06 J'ai deux petits commentaires à faire sur ces passerelles qui sont effectivement très très importantes.
22:11 On aimerait que ces passerelles soient présentes dans l'éducation nationale.
22:17 Par exemple, tout à l'heure, Etienne parlait du temps des philosophes et du temps des scientifiques.
22:22 Pourquoi n'en parle-t-on pas au cours de philosophie en terminale ?
22:26 Le cours de philosophie en terminale a une partie qui s'appelle le temps
22:30 et on y parle de philosophes mais on n'y parle pas d'Einstein.
22:34 Ça c'est ma première remarque.
22:37 Ma deuxième remarque c'est une citation que j'aime beaucoup, que je cite fréquemment de Henri Poincaré
22:43 qui donnait une définition des mathématiques.
22:46 Il disait "Les mathématiques c'est donner le même nom à des choses différentes".
22:51 Je trouve que c'est tout à fait intéressant.
22:53 On cherche quelque chose qui est en commun à des choses qui a priori n'ont rien à voir.
22:58 Pour donner rien qu'un exemple, revenons à nos œufs par exemple.
23:01 Il est clair que trouver une équation de l'œuf n'a à peu près aucun intérêt en tant que telle
23:06 mais comprendre ce qu'est une forme, là c'est tout à fait intéressant dans des domaines extrêmement variés
23:13 qu'il s'agisse de zoologie ou d'astronomie ou d'astrophysique ou de n'importe quelle autre science.
23:19 Et oui, c'est-à-dire qu'il y a cette possibilité-là.
23:23 Etienne Klein, vous évoquez des télescopages
23:28 et ce sont des télescopages assez étonnants et notamment un télescopage
23:33 avec un groupe de musique qui vous est cher et Albert Einstein, scientifique, qui vous est cher.
23:40 Et je vous propose d'ailleurs qu'on essaye de découvrir de quel groupe il s'agit.
23:45 On va écouter un extrait d'une chanson probablement la plus célèbre de ce groupe.
23:54 Apparemment, on a un petit problème technique pour lancer cette chanson.
23:59 On va réessayer parce que parfois, vous voyez, avec de la volonté, on arrive à faire partir de la musique.
24:06 On va peut-être demander à Etienne de chanter.
24:08 Je crois que nous l'entendons.
24:10 [Musique]
24:16 [Musique]
24:20 [Musique]
24:23 [Musique]
24:35 [Musique]
24:44 [Musique]
24:47 Est-il vraiment utile de continuer s'il s'agit de deviner quelle est cette chanson ?
24:55 Quelques mots, Etienne Klein, sur "Gimme Shelter" des Rolling Stones.
24:59 Oui, "Gimme Shelter", ils sont que c'est ma chanson préférée.
25:02 Vous avez fait un très bon choix.
25:04 Une anecdote, un jour, j'ai été invité à donner une conférence
25:07 et l'organisateur m'a proposé de sortir de scène en étant accompagné par une chanson de mon choix.
25:12 Et j'ai proposé "Gimme Shelter" et soit j'ai mal prononcé ce titre, soit il l'a mal entendu.
25:18 Mais la chanson qui a été diffusée au moment de la sortie de scène était une chanson de Michel Thor.
25:24 Donc, ça a un peu changé l'ambiance.
25:27 Alors, évidemment, le chapitre que je consacre dans "Court-Circuit à Einstein et les Rolling Stones",
25:33 ce n'est pas le plus sérieux du livre.
25:35 Il se trouve que j'aime les deux et donc, je me suis demandé si on pouvait les rapprocher
25:39 et éventuellement pratiquer ou provoquer entre des sortes de court-circuit.
25:44 Et quand on cherche, on trouve.
25:46 Einstein, déjà, en allemand, ça veut dire "une pierre".
25:48 Stones, en anglais, ça veut dire "des pierres".
25:50 Donc, on passe du singulier au pluriel.
25:52 Et puis, on trouve des points communs.
25:54 La langue, par exemple, la célèbre photo d'Einstein, le jour de ses 72 ans,
25:59 qui tire la langue, est restée presque plus célèbre que ses travaux.
26:05 Et les Stones, en 70, ont choisi comme logo une langue plus arrondie que celle d'Einstein,
26:11 qui les symbolise parfaitement.
26:13 Il y a aussi le fait que Einstein, comme vous l'avez rappelé tout à l'heure,
26:17 a changé notre façon de concevoir le temps, notamment sa relation à l'espace.
26:21 Les Stones, d'une certaine façon, ils ont inventé une nouvelle façon d'être en rapport avec le temps.
26:28 Ils ont inventé une nouvelle façon d'être jeunes, mais aussi une nouvelle façon d'être vieux.
26:32 Moi, je les ai vus en concert cet été, et je peux vous dire que,
26:36 tant qu'on n'aura pas autopsié Mick Jagger et Cliff Richard,
26:40 on aura du mal à faire progresser la médecine.
26:43 Et ça renvoie d'ailleurs à Einstein.
26:46 Quand Einstein est mort, contre sa volonté, on a prélevé son cerveau,
26:50 on l'a découpé en lamelles, on les a étudiés avec l'espoir de trouver,
26:55 dans la structure du cerveau d'Einstein, les racines de l'intelligence.
26:58 Évidemment, en vain, mais il y a un pont qu'on peut établir là.
27:02 Et puis surtout, ils se sont rencontrés presque physiquement, à Londres, au Royal Albert Hall,
27:08 qui est une grande salle que vous connaissez, dans laquelle Einstein, le 3 octobre 1933,
27:14 avant de quitter définitivement l'Europe, puisque le nazisme s'était installé en Allemagne,
27:19 a prononcé une conférence dans laquelle il défend évidemment la liberté.
27:24 C'est un texte absolument magnifique.
27:26 Il se trouve que les Stones ont donné l'un de leurs premiers concerts le 15 septembre 1963,
27:31 donc 30 ans plus tard, dans cette même salle.
27:33 Il n'y a pas eu de photo, ils ont rejoué dans cette même salle un peu plus tard.
27:37 Mais voilà, en tout cas, les Stones ont rencontré la rémanence du spectre d'Einstein dans cette salle.
27:44 - Alors, il y a ces télescopages comme cela, Etienne Klein,
27:48 et puis il y a aussi la question du déterminisme et la manière dont le chaos peut être organisé.
27:54 Alors vous, votre chaos, Etienne Klein, il permet à Einstein de rencontrer les Rolling Stones,
27:59 mais le chaos, c'est aussi une théorie, Etienne Gys, à laquelle vous avez consacré un petit livre.
28:06 C'est une théorie qui a eu le malheur d'être extrêmement populaire,
28:09 puisque tout le monde connaît le battement d'aile de papillon.
28:12 Alors tout le monde le connaît ou croit le connaître,
28:14 mais justement, pour le mathématicien que vous êtes, qu'est-ce que ça signifie ?
28:18 - Tout le monde croit le connaître et puis en fait, personne ne le comprend vraiment bien.
28:22 Effectivement, il y a eu un effet médiatique assez important
28:26 grâce à cette histoire du battement d'aile d'un papillon au Brésil qui provoque un ouragan au Texas.
28:34 D'ailleurs, si on regarde un peu cette définition, on la trouve un peu partout,
28:38 et c'est toujours un battement d'aile dans un pays du Tiers-Monde
28:42 et des conséquences dramatiques dans un pays du Premier Monde.
28:44 C'est tout à fait intéressant.
28:46 Alors, ce qui est intéressant, c'est que tout ça a été mal compris par le public général.
28:52 Évidemment, si un battement d'aile peut faire un ouragan,
28:55 un battement d'aile peut faire aussi autre chose.
28:58 Et puis il y a beaucoup d'ailes, il y a beaucoup de papillons.
29:00 C'est dans cette globalité qu'il faut voir les choses.
29:03 Et ce que Lawrence a compris à l'époque, c'est que certes,
29:09 un battement d'aile peut provoquer un ouragan, et donc on ne peut rien prédire.
29:14 Mais en fait, on peut avoir l'espoir de prédire de manière assez fonctionnelle des statistiques.
29:22 Au lieu de comprendre le futur avec une précision diabolique,
29:26 on peut comprendre des statistiques et c'est tout aussi utile.
29:29 - Mais ça veut dire quoi ?
29:31 Ça veut dire que finalement, le déterminisme en science aujourd'hui,
29:34 c'est quelque chose que l'on est obligé d'abandonner
29:37 parce que, comme vous l'expliquez dans votre livre,
29:39 "La théorie du chaos", Étienne Gysse,
29:41 finalement, la complexité des choses, le fait qu'on peut comprendre une, deux, trois équations,
29:47 mais une infinité d'équations, cela excède nos capacités de compréhension,
29:53 peut-être même nos capacités de calcul ?
29:55 - Tout à fait. Le calcul ne permet pas de déterminer le futur.
29:58 Il faut ajouter qu'au XXe siècle aussi, le déterminisme a pris aussi un coup dans l'aile
30:03 à cause de la mécanique quantique qui a changé toute notre perception du déterminisme.
30:08 - Pourquoi ?
30:09 - Après, ça dépend un peu de la perception.
30:12 Je pense qu'Étienne Klein sera beaucoup plus compétent que moi sur cette question.
30:16 Le déterminisme n'est plus un dogme dans la physique quantique d'aujourd'hui.
30:23 Cela dit, dans la physique macroscopique, il est encore un dogme.
30:27 - Étienne Klein, sur le déterminisme et la physique quantique.
30:32 - Dans ce livre "Cours circuit", il y a également un chapitre qui s'intitule "Hasard et destin"
30:37 dans lequel j'évoque la théorie du chaos, mais je l'ai écrit avant de lire le livre d'Étienne Gysse.
30:42 Ce que je vais m'empresser de faire, évidemment.
30:44 En physique quantique, la question du hasard et du déterminisme s'est posée dans les années 1920.
30:52 En fait, ce que dit la physique quantique, c'est que les particules,
30:55 et d'une façon générale les objets physiques, peuvent être dans des états superposés.
31:00 C'est-à-dire qu'on peut écrire leur état physique comme la somme de deux termes, par exemple A + B.
31:05 A, c'est l'électron qui est dans la position A, à un certain point de l'espace,
31:09 et B, c'est l'électron qui a une autre position, à un point B de l'espace.
31:13 La question est, quelle est la position de l'électron quand il est dans l'état superposé A + B ?
31:19 La réponse de la mécanique quantique, c'est qu'avant qu'on fasse la mesure, la position n'est pas déterminée.
31:24 Mais si on fait la mesure, il y a une chance sur deux de trouver l'électron dans la position A,
31:29 et une chance sur deux de trouver l'électron dans la position B.
31:33 Et c'est le hasard qui décide si c'est le premier résultat qui est obtenu, ou bien le second.
31:38 Et ça, ça provoquait un débat terrible entre certains physiciens comme Niels Bohr,
31:42 et puis Albert Einstein qui disait que les probabilités dont vous parlez sont liées à notre méconnaissance des détails fins du système.
31:50 C'est-à-dire que si on connaissait vraiment, parfaitement l'état de l'électron,
31:54 lorsque nous disons qu'il est dans A + B,
31:57 nous pourrions prédire avec une probabilité certaine, égale à 1, si on va le trouver dans A ou dans B.
32:03 Et si on le trouve dans A, c'est qu'il était déjà dans cette position avant la mesure,
32:07 et pareil si on le trouve dans la position B, il était déjà dans la position B avant la mesure.
32:12 Et ça a créé un débat philosophique sur ce qu'on peut attendre d'une théorie physique,
32:17 et dans les années 60, on a pu démontrer que les positions d'Einstein et de Bohr
32:23 conduisaient dans certaines situations expérimentales à des prédictions différentes, à des résultats qui seraient différents.
32:30 Et l'expérience a pu être faite dans les années 80, notamment par une équipe dirigée par Arne Aspey,
32:36 qui a démontré que c'est plutôt le point de vue de Bohr qu'il fallait retenir,
32:39 et c'est pour cela qu'il a eu le prix Nobel cette année, enfin en 2022, prix Nobel de physique,
32:45 qu'il a partagé avec deux autres physiciens qui ont travaillé sur des sujets analogues.
32:50 - Mais alors, est-ce que ça veut dire qu'en mathématiques, Étienne Gys, le chaos c'est finalement une question de probabilité ?
32:56 - Oui, le chaos déterministe est en effet déterministe, mais pour le comprendre bien, il faut utiliser les probabilités.
33:04 Vous savez, les probabilités c'est une théorie qui semble aléatoire par définition, mais qui a des certitudes.
33:10 On peut, avec les probabilités, démontrer des choses qui sont de véritables théorèmes.
33:16 Il y a une espèce de déterminisme statistique et probabiliste.
33:21 - Est-ce que ça veut dire que, par exemple, les flocons de neige, puisque vous avez consacré un livre, Étienne Gys, aux flocons de neige,
33:28 est-ce que, par exemple, il y a une question de déterminisme, de chaos dans la forme des flocons de neige ?
33:34 Puisque en lisant ce livre, j'ai appris qu'il y avait différents flocons de neige, différents types de flocons.
33:40 - C'est une bonne question, puisque le flocon de neige se forme dans le nuage, et puis il va virevolter dans le nuage, monter vers le haut, descendre vers le bas,
33:49 pousser comme ceci, pousser comme cela, il va suivre une trajectoire complètement aléatoire qu'on ne peut absolument pas calculer tellement elle est complexe.
33:57 Mais au bout du compte, le flocon va subir ses influences multiples et toutes aléatoires, puis au bout, il va finir par tomber et on aura un flocon de neige.
34:08 Et donc la question statistique dont je parlais, c'est même si on est incapable de comprendre le mouvement individuel de chaque flocon,
34:15 on va essayer de comprendre à quoi ils ressemblent en général.
34:19 Et la plupart des flocons, certes, sont différents, mais ils ont des propriétés communes, et c'est ces propriétés communes qu'on essaye d'écrire et de comprendre.
34:27 - Par exemple, quelques exemples de propriétés ?
34:30 - Par exemple, le fait que tous les flocons ont cette symétrie d'ordre 6.
34:34 Prenez un flocon de neige quelconque, vous le regardez avec une loupe, et vous remarquerez que vous pouvez le tourner de 60 degrés et il reprend sa forme initiale.
34:44 - La symétrie d'ailleurs dans le monde réel, c'est quelque chose d'assez fascinant, j'imagine que ça vous fascine en tant que mathématicien.
34:52 - Alors ça fascine les mathématiciens et les physiciens.
34:55 Il y a un exemple que j'aime beaucoup, c'est pour revenir un peu au ballon de football et au polyèdre régulier, c'est le grand astronome mathématicien Kepler.
35:05 Il croyait avoir trouvé l'explication du mouvement des planètes, à l'époque on ne la connaissait pas autant qu'aujourd'hui,
35:13 et il pensait qu'en emboîtant des polyèdres réguliers dans des sphères, on mettait un cube dans une sphère, la sphère dans un tétraèdre, le tétraèdre dans un mycosaèdre,
35:22 il pensait comme ça qu'on obtiendrait les rayons, l'explication du système du monde.
35:27 Et aujourd'hui ça fait sourire, mais ça explique une chose qui est importante, c'est que presque tous les scientifiques,
35:33 en tout cas je pense qu'Étienne et moi, même on sera d'accord sur ce point, on cherche la symétrie.
35:39 C'est la symétrie qui la plupart du temps est à l'origine de la compréhension du monde.
35:44 - Un mot sur la symétrie, Étienne Klein ?
35:47 - Oui, évidemment je suis d'accord avec ce que vient de dire Étienne Gysse, mais ce qui est fascinant aussi c'est les brisures de symétrie,
35:54 c'est-à-dire que le boson de Higgs dont on a parlé tout à l'heure est le résultat d'une brisure spontanée de symétrie, comme on dit,
35:59 et puis d'une façon générale il faut comprendre pourquoi le monde tel qu'il nous apparaît empiriquement est moins symétrique que les équations qui le décrivent.
36:08 Par exemple, si vous changez dans une équation fondamentale de physique le temps, le paramètre t qui désigne le temps, en son opposé, en -t,
36:16 vous faites dérouler le sens du temps à l'envers, si j'ose dire, et bien vous observez que les équations en question ne sont pas modifiées,
36:24 elles sont symétriques quand on renverse le sens du temps.
36:27 Or ce n'est pas le cas lorsque nous vivons, nous voyons bien qu'il y a ce qu'on appelle une flèche du temps, c'est-à-dire une direction privilégiée,
36:34 et il faut comprendre d'où vient que des équations symétriques parviennent quand même à décrire un monde qui est moins symétrique qu'elle.
36:42 - Tu peux expliquer un lien avec les œufs ?
36:45 Il y a très longtemps Poincaré cherchait à comprendre la forme d'une planète en rotation.
36:50 Quand une planète tourne, si on suppose qu'elle est essentiellement liquide, les parties périphériques sont soumises à une force centrifuge,
36:58 et on comprend que l'équateur va développer une espèce de coussinet en quelque sorte.
37:07 Il semblait naturel à tous les mathématiciens pendant très longtemps que comme le problème a une symétrie de rotation,
37:15 toutes les planètes en rotation devraient avoir cette symétrie de rotation.
37:20 Poincaré précisément a compris que la symétrie pouvait être brisée, et lorsqu'elle est brisée, tout à coup apparaît des formes tout à fait étonnantes.
37:30 Et on revient à nos œufs puisque Poincaré a démontré qu'une planète pouvait avoir une forme pyriforme, la forme d'une poire.
37:38 - Etienne Klein, j'aimerais qu'on termine avec une autre question en relevant du déterminisme,
37:45 cette fois-ci du déterminisme moral. Dans "Court-Circuit", il y a différents portraits, et notamment,
37:50 il y a le portrait d'un homme qui était à la fois un grand mathématicien, un grand résistant, Jean Cavayès.
37:56 Quelques mots sur cet homme qui vous est cher ?
38:00 - Il m'est cher au sens où il me fascine, c'est-à-dire que c'est à la fois un grand mathématicien, un grand philosophe des mathématiques surtout,
38:06 et puis il a été un grand, grand résistant. C'est-à-dire que la question est de savoir si sa morale a été liée à son activité de mathématicien.
38:14 Je ne pense pas qu'on puisse l'affirmer. En fait, il était spinosiste, c'est-à-dire qu'il pensait qu'on n'est pas vraiment libre,
38:22 on est en quelque sorte remporté par une sorte de nécessité. Il a dit un jour, d'ailleurs, avant d'être fusillé,
38:29 "Je suis spinosiste, il faut donc que je résiste." Donc, sa résistance qui a été héroïque, il a beaucoup combattu.
38:38 On l'a dit plus tard qu'il était un agrégé bourré d'explosifs. Il a vraiment été en première ligne dans les opérations commando qu'il a dirigées.
38:50 C'est en fait qu'il estimait qu'il n'avait pas le choix, que la situation imposait qu'il entre en résistance.
38:59 Et cette radicalité s'explique parce qu'il était spinosiste, peut-être aussi parce qu'il était mathématicien, mais je ne pense pas qu'on puisse l'affirmer.
39:08 Il y a d'autres exemples comme lui, comme un autre philosophe des mathématiques qui s'appelle Haber Lautmann,
39:13 qui a lui aussi été fusillé et qui avait d'ailleurs travaillé sur la question que j'évoquais tout à l'heure, à savoir celle de la flèche du temps.
39:20 - Qu'est-ce que vous en pensez ? - Je recommande le livre de Lautmann qui s'appelle "Essai, cernu, unité et mathématiques".
39:25 C'est un livre qui m'a fortement impressionné dans ma jeunesse.
39:29 C'est vraiment une vision globale de notre science que je recommande à tout mathématicien.
39:37 - Et sur Cavallès, justement ? - Je vais être très franc. Je n'ai lu que trop peu de choses de Cavallès, donc je ne peux pas commenter.
39:44 Mais Lautmann est très très impressionnant.
39:47 - Etienne Klein, je me posais cette question puisque vous évoquez l'héroïsme de Cavallès, peut-être aussi sa témérité, sa rectitude morale également en tant que résistant.
39:59 Est-ce qu'il y a justement un lien entre le fait d'être un grand mathématicien et d'être également une grande personne, une personne vertueuse ?
40:10 Je ne sais pas, est-ce que lorsqu'on est un grand scientifique, est-ce qu'on ne peut pas être un salaud par exemple ?
40:15 - Un certain nombre. - Écoutez, je ne me sens pas capable de répondre à cette question.
40:22 Je ne sais pas s'il y a une corrélation entre le fait d'être un bon mathématicien ou un grand scientifique et le fait d'être héroïque quand certaines situations le réclament.
40:32 Je ne pense pas qu'on puisse le dire. On peut simplement citer les exemples qu'on vient de noter.
40:37 Lautmann et Cavallès comme étant des grands philosophes des mathématiques qui ont été de très grands résistants.
40:44 Mais je ne pense pas qu'on puisse en faire une généralité.
40:47 Et si d'ailleurs ils sont si marquants, c'est qu'ils ont été de ce point de vue parfaitement singuliers.
40:52 Etienne, juste un exemple. On cite souvent l'exemple de André Weil, un des plus grands mathématiciens du XXe siècle,
40:58 qui pendant la Seconde Guerre mondiale, certains disent qu'il a déserté. Je ne sais pas si c'est exactement le terme.
41:04 Mais disons qu'il n'a pas été un résistant en aucune manière. Donc oui, je pense qu'il n'y a aucune corrélation entre ces deux qualités.
41:11 On trouve en tout cas une série de portraits, Etienne Klein, une série de court-circuits également.
41:18 C'est peut-être la manière dont vous raisonnez, effectivement, dont les idées vous viennent.
41:23 Oui, avec l'espoir de créer des intercelles, mais ce n'est pas du tout garantie, évidemment.
41:30 En tout cas, vous les racontez fort bien dans "Court-circuit". L'ESSEC, vous publiez aux éditions Gallimard un mot de conclusion, Etienne Gilles.
41:40 Justement sur la façon dont vous raisonnez, puisque cette manière très mathématique d'évoquer des objets très empiriques,
41:48 un ballon de foot, un flocon de neige.
41:51 Oui, c'est un peu mon idée. Comme les mathématiques sont très difficiles à transmettre, j'aime bien cette idée de prendre des objets que tout le monde connaît,
42:00 que tout le monde regarde tous les jours et essayer d'expliquer aux gens la façon dont je les vois.
42:05 On retrouve donc tout cela dans la théorie du chaos et puis également dans les autres ouvrages que vous avez publiés aux éditions Odile Jacob,
42:14 avec la petite histoire du ballon de foot et le flocon de neige. Dans quelques instants, on va continuer à parler de science.
42:23 Ce sera le journal des sciences, mais auparavant, un point sur l'actualité. Le 8.45, Dan Lorschoyn.
42:30 France Culture. L'esprit d'ouverture.

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