Ils se sont succédé à la tête de Libération, ont porté ses combats et ont défendu sa place unique dans le monde médiatique. Pour les 50 ans du journal fondé en 1973, Serge July, Laurent Joffrin, Nicolas Demorand et Dov Alfon se sont réunis pour raconter Libé autour de la table ronde du comité de rédaction. «On voulait connaître le monde et être surpris par le monde», résume Laurent Joffrin pour décrire l’ambiance dans laquelle le quotidien s’est construit.
Dans ce débat animé par Lauren Provost et Alexandra Schwartzbrod, directrices adjointes de la rédaction, ces quatre personnalités qui ont façonné l’identité du journal explorent ses racines militantes, l’utopie «libérale-libertaire» et les nouveaux champs du journalisme.
Dans ce débat animé par Lauren Provost et Alexandra Schwartzbrod, directrices adjointes de la rédaction, ces quatre personnalités qui ont façonné l’identité du journal explorent ses racines militantes, l’utopie «libérale-libertaire» et les nouveaux champs du journalisme.
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00:00:00 écrire quelque chose que quelqu'un de puissant quelque part ne veut pas voir publié demain.
00:00:05 C'est ça le journalisme.
00:00:07 Il y avait des valeurs, lutter pour des valeurs,
00:00:09 pour plus de justice, plus de liberté, etc.
00:00:12 Mais on voulait connaître le monde, être surpris par le monde.
00:00:14 C'est un journal qui a toujours été joyeux.
00:00:16 - Alors Alexandra, tu places les...
00:00:21 Alors là, c'est pas la...
00:00:25 Ça c'est la collection.
00:00:28 - On quitte ça de conférence avec une partie de la collection de ta maman.
00:00:32 - Si nous vous avons rassemblés aujourd'hui,
00:00:37 tous autour de cette table,
00:00:38 Serge Julli,
00:00:41 Laurent Joffrin, Nicolas Demorand, Dov Alfon,
00:00:45 c'est parce que chacun d'entre vous a contribué à faire de l'Ibée ce qu'il est aujourd'hui.
00:00:50 Et tous, à un moment donné de votre passage ici,
00:00:55 vous avez essayé de vous projeter vers l'avenir,
00:00:57 d'imaginer comment ce journal pouvait évoluer,
00:01:00 comment la presse allait évoluer.
00:01:02 Et c'est ça qui nous intéresse aussi aujourd'hui.
00:01:05 Serge, je vais passer la parole en premier, parce que d'abord, parce que...
00:01:09 - Passer le pluvial.
00:01:10 - Non, mais ce journal ne serait pas là si tu n'avais pas été là.
00:01:13 Est-ce qu'en 1973, quand tu as participé à la création de ce journal,
00:01:18 est-ce que tu imaginais une seconde qu'on serait là tous ensemble, 50 ans plus tard ?
00:01:24 - La première, c'est oui.
00:01:26 - Oui, tu imaginais.
00:01:27 - Tu es étonné, hein ?
00:01:28 La première, c'est oui.
00:01:30 Je voyais même plus long que 50 ans, je voyais bien un siècle.
00:01:35 Non, évidemment non.
00:01:37 Moi, ça m'émeut beaucoup, quand même, cette aventure,
00:01:43 qui est quand même, au démarrage, qui était quand même très bricolo,
00:01:48 on se voit 50 ans après.
00:01:51 Donc, c'est quand même une histoire formidable.
00:01:54 Le nombre de journaux qui sont morts depuis,
00:01:57 de grands journaux, le fait que l'un des journaux qui ait survécu
00:02:04 sur ces 50 dernières années, ce soit Libération, oui, c'est...
00:02:09 - Et ça, tu l'expliques comment ?
00:02:11 - Sans doute, notre lectorat n'a pas trouvé ailleurs,
00:02:21 de certaine manière, ce pourquoi il était là autour de Libération,
00:02:24 ou ce qu'il trouvait dans Libération.
00:02:26 Je veux dire, il faut que vous imaginiez, par exemple, la culture rock,
00:02:32 les années 70.
00:02:33 Le Monde est un grand journal, mais ça intéresse...
00:02:40 Il n'y a jamais un article sur un artiste, un chanteur, un musicien,
00:02:47 il n'y en a pas.
00:02:48 Alors, ça viendra, fin des années 80 dans le Monde, je crois.
00:02:52 Mais ça n'existe pas, je prends cet exemple.
00:02:55 - C'est Libé qui a lancé ça ?
00:02:56 - Ce n'est pas Libé, c'était la réalité qu'on vivait.
00:03:00 Il y avait 50 000 personnes pour un concert,
00:03:04 et en gros, les journaux n'en parlaient pas.
00:03:06 Je prends cet exemple, pour ne pas faire le malin en disant,
00:03:10 nous, on n'était plus...
00:03:12 Mais c'était spontanément qu'on faisait ça.
00:03:16 Ce n'est même pas une réflexion, ce n'est pas le fait de dire,
00:03:20 évidemment, c'est très important, c'est au cœur de la culture.
00:03:24 Oui, bien sûr, c'était au cœur de la culture,
00:03:25 mais c'est parce qu'on allait au concert.
00:03:27 Libération s'est mise à exister,
00:03:30 quand, d'une certaine manière,
00:03:32 on traitait une actualité que ne traitaient pas les autres.
00:03:37 Alors, on peut décliner cette actualité,
00:03:43 il y en a plusieurs, certaines plus militantes,
00:03:46 d'autres plus intimes.
00:03:49 - Donc déjà, au départ, l'idée, c'était aussi de donner de la voix
00:03:54 aux plus précaires, à ceux qui se font licenciés,
00:03:57 c'est-à-dire les faibles plutôt que les puissants.
00:03:59 - Il y a un côté militant, quand même,
00:04:01 on ne peut pas le nier dans Libération.
00:04:04 Mais c'est une génération qui vient de faire 68,
00:04:10 c'est un enfant de 68,
00:04:12 donc c'est une génération qui a des préoccupations
00:04:16 à la fois militantes et en même temps,
00:04:19 des préoccupations, les questions de l'immigration
00:04:23 qui deviennent morts, les questions d'avortement,
00:04:26 l'écologie, les débuts de l'écologie, par exemple.
00:04:30 Le Monde avait trouvé une astuce
00:04:33 qui était une colonne, que faisait Le Monde,
00:04:38 sur l'agitation.
00:04:40 Ça s'appelait Agitation, qui était le programme du journal.
00:04:45 - En une colonne, ce que faisait l'idée ?
00:04:46 - C'était une colonne et nous, on entrait dans le journal.
00:04:49 - Donc, Agitation, c'était pour capter ?
00:04:51 - C'était capter à la fois...
00:04:52 - Perdre du temps, ce qui se passait ?
00:04:54 - Perdre du temps, mais en même temps, il y avait une bagarre là,
00:04:57 il y avait des arrestations qui ont eu lieu,
00:05:00 une manifestation qui a dégénéré
00:05:02 autour d'une maison vide qui était occupée.
00:05:06 Mais en même temps, c'était toute cette partie de l'actualité
00:05:13 qui était non traitée par le reste de la presse.
00:05:16 Voilà, c'est ce décalage,
00:05:19 Libération est née de ce décalage,
00:05:21 elle a vécu une énergie qui était donnée, en fait,
00:05:25 par les événements de 68.
00:05:26 Donc, oui, c'est inattendu,
00:05:30 le 50e anniversaire, c'est inattendu,
00:05:34 surtout que c'est le côté un peu cocorico,
00:05:39 c'est le nombre de morts dans la presse
00:05:43 qui a été quand même gigantesque.
00:05:44 - À l'époque, on regardait...
00:05:47 - Bien évidemment !
00:05:48 - On avait passé l'Humanité,
00:05:49 après on a passé le deuxième Paris,
00:05:50 on a passé le Mastin,
00:05:51 et après, on a voulu passer le monde.
00:05:53 - Et Serge nous fait une transition,
00:05:55 on voulait te donner la parole, Laurent,
00:05:57 toi qui as fait deux allers-retours à Libération,
00:06:00 est-ce qu'en ayant voyagé,
00:06:03 est-ce que ta vision de ce qu'était Libération
00:06:05 a évolué quand tu y es revenu ?
00:06:08 Comment est-ce que ça a évolué au fil de tes expériences ?
00:06:11 Et ce que décrit Serge au début,
00:06:13 ce qui a initié Libération,
00:06:14 est-ce que toi, tu l'as connu un peu plus tard,
00:06:18 toujours ce côté raconté de la situation ?
00:06:20 - Moi, je suis arrivé à Libération le 10 mai 80.
00:06:22 C'est la deuxième fondation.
00:06:24 - Oui, mais c'est...
00:06:25 - C'est-à-dire que Serge avait arrêté le journal
00:06:27 pendant cinq mois ou quatre mois, je crois.
00:06:29 - Trois mois et demi.
00:06:30 - Trois mois et demi, et une partie de l'équipe est partie,
00:06:32 elle a été remplacée, et je suis arrivé dans les nouveaux.
00:06:36 Et là, le projet était quand même assez clair,
00:06:37 c'était évidemment de garder les orientations sociales, politiques,
00:06:42 mais d'arrêter de faire un journal militant
00:06:44 et de faire un journal engagé.
00:06:46 Et donc, un journal qui rencontre toutes les réalités nouvelles,
00:06:51 celles qui plaisent aux militants,
00:06:52 mais celles aussi, celles qui leur déplaisent.
00:06:54 Et deuxièmement, un journal, selon la formule
00:06:57 que j'ai employée ensuite 15 fois quand j'étais directeur,
00:07:00 un journal qui pense contre lui-même,
00:07:02 une formule de Sartre qu'on a reprise à notre compte.
00:07:06 Et donc, il y avait cette volonté de se dégager
00:07:09 de ce qu'il y avait de plus idéologique ou dogmatique
00:07:13 dans l'héritage de 68,
00:07:15 et de garder, en revanche, tout ce qu'il y avait d'inventif,
00:07:18 de créatif, de déconcertant.
00:07:20 Et donc, ça, c'était, à mon avis, la refondation des années 80,
00:07:27 sur une ligne qu'on n'oserait même pas formuler aujourd'hui,
00:07:30 parce que la ligne était libérale, libérale, libertaire.
00:07:33 - Oui, c'est une invention, d'ailleurs, on invente l'expression.
00:07:36 C'est toi qui en a fait. - C'est à faire Flores.
00:07:38 Aujourd'hui, on dirait pas libéral.
00:07:40 Il y avait une volonté de...
00:07:42 Alors, les méchants diront de recentrer,
00:07:45 de quitter les idéaux initiaux qui étaient révolutionnaires,
00:07:48 en passer au réformiste.
00:07:50 C'est un peu vrai, mais ce n'était pas l'essentiel.
00:07:52 L'essentiel, c'est qu'on voulait voir le monde...
00:07:55 Plutôt que de rêver d'un monde qu'on allait transformer,
00:07:57 on voulait d'abord le connaître.
00:07:59 C'était ça, la première démarche.
00:08:01 Alors, il y avait des valeurs, lutter pour des valeurs,
00:08:03 pour plus de justice, plus de liberté, etc.
00:08:06 Mais on voulait connaître le monde et être surpris par le monde.
00:08:08 Et il y a eu plein de domaines, comme ça.
00:08:10 Le premier journal avait créé une page média.
00:08:13 Les gens s'intéressaient vaguement aux médias,
00:08:15 mais d'un point de vue professionnel.
00:08:17 Le phénomène médiatique avait été sous-estimé
00:08:20 par tout le reste de la presse.
00:08:21 Bon, nous, on avait fait une page média.
00:08:23 Bon, enfin, il y avait plein d'innovations comme ça,
00:08:25 qui ont été... C'est l'époque des années 80.
00:08:28 Mais quand tu me poses la question des allers-retours,
00:08:30 moi, je suis revenu une première fois,
00:08:32 mais Serge était toujours le directeur,
00:08:34 donc moi, j'étais le héros de eux.
00:08:38 Je suis revenu comme numéro un en 2006, en décembre 2006.
00:08:43 Et là, évidemment, la question de la vision à long terme
00:08:47 était singularement rétrécie,
00:08:48 parce qu'il s'agissait de payer les salaires à la fin du mois.
00:08:50 - De sauver libération.
00:08:52 - Il a fallu aller au tribunal de commerce,
00:08:53 négocier un plan de continuation,
00:08:55 parce que l'actionnaire avait fait la connerie
00:08:58 de faire partir Serge, déjà.
00:09:00 C'est pas ça parce qu'il est là, c'est ce que j'ai toujours dit.
00:09:02 Puis, le journal avait fait de mauvaises affaires à tous égards,
00:09:06 il était plus ou moins à la dérive.
00:09:08 Et il fallait donc trouver un nouveau capital
00:09:10 et faire partir 80 personnes, ce qui est quand même très agréable,
00:09:13 et puis reformuler le projet.
00:09:17 Et donc, moi, j'avais quitté ce nouvel observateur
00:09:20 très prospère, très confortable,
00:09:21 pour venir dans ce pandémonium un peu particulier.
00:09:25 - Et pourquoi ?
00:09:26 - Parce que j'aime le journal, d'abord.
00:09:29 C'était mon premier journal, vrai journal,
00:09:30 je suis à l'AFP avant, mais c'était mon premier vrai journal.
00:09:33 Et puis, toute la période initiale, celle dont je parlais,
00:09:35 c'est-à-dire des années 80, était formidable à tous égards,
00:09:37 parce qu'on inventait constamment des choses,
00:09:39 on découvrait tous sortes de choses, et c'est pour le métier.
00:09:42 C'est-à-dire qu'on a inventé des formes.
00:09:44 - Qu'est-ce que vous avez inventé ?
00:09:45 On a parlé des pages éco, des pages médias,
00:09:47 mais dans les formats qui, aujourd'hui,
00:09:49 ont fait des petits, entre guillemets,
00:09:50 dans le paysage médiatique français ?
00:09:52 - C'était le premier journal qui faisait des portraits,
00:09:56 comme ça, vite, sur les gens de l'actualité.
00:10:00 Il y avait des portraits dans les journaux,
00:10:01 mais c'était des choses préparées longtemps à l'avance.
00:10:03 Là, il y avait à la fois une page...
00:10:08 Il y avait d'abord une page avec des petits formats,
00:10:11 des petites brèves, et à petits portraits.
00:10:13 Mais qui étaient faits comme ça, de manière improvisée.
00:10:17 Il y avait un côté champagne dans le journal,
00:10:20 on ouvrait le champagne et on servait.
00:10:23 Et on trouvait plein de choses comme ça.
00:10:25 Et donc, c'était une période formidable
00:10:27 dont j'ai gardé le meilleur souvenir, finalement.
00:10:31 Donc, quand le journal s'est retrouvé en difficulté,
00:10:35 on m'a appelé, je ne sais pas pour tes candidats,
00:10:38 le nouvel actionnaire m'avait appelé,
00:10:40 les nouveaux actionnaires, je ne sais plus.
00:10:41 Et donc, il fallait sauver le truc, déjà,
00:10:43 ce n'était pas si simple.
00:10:45 Mais j'avais confiance parce que je savais que,
00:10:48 pour prolonger ce que disait Serge,
00:10:50 c'est que cette manière de faire du journalisme
00:10:52 et cette manière d'être une vigie de la société, au fond,
00:10:55 de regarder un bateau, on a un projecteur
00:10:57 un peu plus puissant que les autres
00:10:58 et on voit des trucs que les autres ne voient pas.
00:11:00 Et je pensais que ça avait toujours sa place.
00:11:03 Et sur le plan politique, de manière plus simple,
00:11:06 je pensais qu'un journal qui donne la parole à toutes les gauches
00:11:09 dans le paysage politique était nécessaire
00:11:11 et que, l'immigration disparaissant,
00:11:14 il n'y aurait plus eu de presse de gauche vraiment dédiée.
00:11:17 Il y aurait eu des hemmes d'eau éventuellement,
00:11:18 mais pas de quotidien.
00:11:19 Donc, la place existait.
00:11:22 Et par ailleurs, on avait devant nous,
00:11:25 alors là, on pensait un peu plus à l'avenir,
00:11:28 c'était, on avait devant nous, le mur de la mutation numérique.
00:11:32 Donc, on avait commencé.
00:11:34 Le temps de Serge, il l'a déjà eu, le site avait été lancé, etc.
00:11:37 Mais le journal perdait énormément d'argent
00:11:41 et il ne gagnait pas l'argent du tout sur Internet.
00:11:45 Et le point clé, c'était,
00:11:46 quel est le modèle économique derrière la numérisation du journal ?
00:11:51 Moi, j'avais même fait des papiers.
00:11:53 Là aussi, je me suis fait complètement agonir.
00:11:56 J'avais dit, mais c'est à Google de payer.
00:11:58 Il n'y en a marre.
00:11:59 Ils prennent nos contenus, ils les balancent gratuitement,
00:12:02 ils font des milliards et alors nous, on n'a rien.
00:12:04 Donc, il dit, il faut les taxer.
00:12:06 Et les gens s'en rendent compte maintenant.
00:12:08 Les Européens ont fait...
00:12:09 L'Union européenne a fait des efforts.
00:12:11 Et à l'époque, j'étais pratiquement tout seul
00:12:13 et tout le monde se moquait de moi.
00:12:15 Moi, j'étais chafouin.
00:12:16 Mais je croyais que le journal avait son avenir
00:12:18 à cause de son identité journalistique.
00:12:20 C'est ça le fond de l'affaire.
00:12:21 C'est qu'à cause de cette idée qu'on est là pour inventer,
00:12:24 pour réinventer, tant que possible,
00:12:26 les traitements, les angles, la manière d'écrire, etc.
00:12:30 À condition qu'on comprenne,
00:12:32 et là, ça nous ramène à l'avenir lointain,
00:12:35 c'est que l'essence du journalisme, à mon avis,
00:12:38 même dans 50 ans, n'aura pas changé.
00:12:40 Parce que le journalisme, ça consiste à essayer
00:12:42 de rendre compte de certaines réalités.
00:12:45 C'est ça le fond de l'affaire.
00:12:46 Et donc, si on remplace ça
00:12:49 par des lunettes déformantes
00:12:51 et qu'on est trop militant,
00:12:53 qu'on a trop de préjugés, etc.,
00:12:55 on fait plus du...
00:12:57 C'est du commentaire, c'est intéressant,
00:12:59 c'est de la prise d'opposition, mais on perd l'essentiel,
00:13:02 qui est...
00:13:04 Il faut être surpris par le réel,
00:13:06 il faut être naïf, il faut être candide,
00:13:08 et pas avoir trop de présupposés,
00:13:10 et être prêt à les abandonner.
00:13:11 - Nicolas, toi qui venais de la radio,
00:13:13 tu commences à évoluer dans un environnement très numérique
00:13:15 par rapport à ce que Laurent vient de décrire pour Libération.
00:13:19 Quel regard tu portais sur l'Ibée ?
00:13:21 Et qu'est-ce que tu es venu y faire, y chercher ?
00:13:25 Et qu'est-ce que tu y as amené, selon toi ?
00:13:28 - Par rapport à Serge qui l'a fondée,
00:13:30 par rapport à Laurent qui arrive le 10 mai 81,
00:13:34 moi, j'y arrive comme lecteur, en fait.
00:13:40 C'est un lecteur de l'Ibée qui débarque à l'Ibée.
00:13:43 Et ça change la perspective,
00:13:48 parce que ma légitimité, elle vient de là.
00:13:52 C'est un long compagnonnage que j'ai avec un journal
00:13:58 qui a accompagné différents moments de ma vie.
00:14:02 Il y en a eu d'autres, des journaux qui m'ont accompagné,
00:14:05 mais celui-là, tout particulièrement.
00:14:09 Et je vois ce journal
00:14:17 comme un espace qui, ce que disait Serge tout à l'heure,
00:14:22 qui ne se contente pas simplement de raconter des faits,
00:14:27 d'avoir un discours,
00:14:32 comment dire, un suivi des événements au jour le jour,
00:14:36 mais qui a su accompagner une époque,
00:14:41 façonner une culture, trouver des écritures
00:14:47 pour raconter le sport,
00:14:50 pour raconter les médias.
00:14:54 Bref, c'est un journal qui a été un laboratoire intellectuel pour moi
00:15:01 et qui a, en faisant du journalisme,
00:15:05 réinventé perpétuellement les formes même du journalisme.
00:15:10 C'est un journal qui a réinventé la manière de voir le réel.
00:15:16 C'est un journal qui a réinventé la photographie,
00:15:20 lui accordant une place absolument centrale,
00:15:24 qui n'a pas changé aujourd'hui.
00:15:25 C'est un journal qui a réinventé
00:15:30 un usage du graphisme, de la typographie.
00:15:33 Donc c'est un journal qui, pour moi,
00:15:38 était un espace profondément intellectuel,
00:15:43 mais un journal qui considérait aussi son lecteur
00:15:49 non pas simplement comme un être de raison.
00:15:52 Enfin, le lecteur, pour moi, de Libé,
00:15:55 n'était pas qu'une tête, mais était aussi un corps.
00:15:58 Et c'est ça ce qui, pour moi, dans l'histoire de ce journal,
00:16:03 en faisait une singularité extrême.
00:16:08 Les petites annonces,
00:16:11 ça, voilà, c'était le sexe.
00:16:12 Dans un journal, Daniel Defert vient de mourir.
00:16:16 La manière dont le journal a accompagné
00:16:20 la lutte contre le sida,
00:16:22 c'était pas simplement accompagner
00:16:26 le travail des labos,
00:16:29 accompagner la recherche sur des molécules.
00:16:32 Non, c'était aussi accompagner
00:16:35 la question du corps, la question du désir, la question de la mort.
00:16:39 Donc, c'était faire place,
00:16:45 considérer son lecteur comme un être rationnel,
00:16:48 mais aussi comme un corps souffrant, désirant.
00:16:51 Et ça me semblait être quelque chose de rare et d'unique.
00:16:56 Voilà. Et donc, il y avait des aventures intellectuelles
00:17:01 à chacune des pages.
00:17:02 On parlait des livres différemment,
00:17:04 on parlait du sport différemment,
00:17:08 on parlait du cinéma différemment,
00:17:10 et on exposait.
00:17:13 Là, il y a des unes qu'on voit sur la table.
00:17:15 Libé, je t'aime, moi non plus.
00:17:18 Une une purement typographique.
00:17:21 C'était des choses qui, moi,
00:17:25 me séduisaient comme lecteur.
00:17:28 Et j'arrive donc dans un moment pour prendre le fil de ce que dit
00:17:31 ce que dit Laurent, dans un moment où le journal
00:17:34 continue à être dans une crise économique très, très forte.
00:17:39 Il y a des problèmes de structure du capital du journal.
00:17:44 Et la suite le démontre.
00:17:47 Il faut recapitaliser et il sera recapitalisé.
00:17:55 Mais je me dis que ce journal là,
00:18:01 qui commence à se prendre de plein fouet, effectivement, Internet,
00:18:05 a malgré tout des armes en main.
00:18:09 Les réseaux sociaux commencent à prendre de plus en plus de puissance et d'impact.
00:18:16 Je me dis que la une de Libé
00:18:22 est simplifiée, forte. La titraille,
00:18:27 la photo, le graphisme,
00:18:29 ça, ce sont des objets qui sont d'une modernité extrême et qui peuvent
00:18:37 circuler très facilement à l'époque des réseaux sociaux.
00:18:41 Arrêter, susciter du débat, de la polémique, de la controverse.
00:18:45 Un moment d'arrêt de beauté quand Libé enterre quelqu'un, c'est
00:18:51 un moment de suspension dans le chaos informationnel des fils Twitter, etc.
00:18:58 Et on le voit, Libé arrive
00:19:03 à créer un silence.
00:19:06 Quand il y a eu les attentats,
00:19:10 cette une double avec la foule, je me souviens plus qu'elle était la manchette.
00:19:16 Mais c'est des moments où aucun autre journal ne peut faire ça.
00:19:21 Aucun autre journal n'a cet impact dans l'espace public,
00:19:28 même numérique, même accéléré.
00:19:32 Alors voilà, donc ça, pour moi, le journal n'était pas désarmé.
00:19:37 Le journal n'était pas désarmé.
00:19:39 On vit dans un monde d'images.
00:19:41 Le journal proposait de la photographie.
00:19:43 C'est quand même très différent.
00:19:44 C'est quand même très différent.
00:19:48 Le journal ne lâchait pas la typographie, ne lâchait donc pas l'esthétique
00:19:52 dans un monde où elle recule.
00:19:56 Le journal ne lâchait pas non plus
00:19:59 les combats que Laurent, tu as pu décrire.
00:20:04 Et le journal, moi, j'y tenais aussi parce que je venais de l'autre côté.
00:20:08 Je venais
00:20:10 des médias audiovisuels, donc je savais comment un journal
00:20:16 animait le débat audiovisuel.
00:20:19 Et là aussi, c'était le moment de l'essor des chaînes d'info,
00:20:23 des débats d'éditorialistes, etc.
00:20:26 Et je savais que Libération
00:20:31 devait être un objet de débat et trouver pleinement sa place
00:20:37 dans ce monde-là, par son travail d'enquête, par C1.
00:20:42 Et je pensais,
00:20:46 pour finir, que c'est un journal qui a toujours été joyeux.
00:20:50 C'est toujours été joyeux, quoi.
00:20:51 Moi, c'est un journal qui m'a toujours fait rire,
00:20:54 toujours été malin, ironique.
00:20:57 J'ai le souvenir d'avoir lu des articles qui me faisaient rire aux larmes, rire aux larmes.
00:21:04 Alors voilà, et je me disais,
00:21:06 on a quand même un certain nombre d'armes dans ce journal.
00:21:12 Mais
00:21:13 peut-être que sur la joie,
00:21:17 est-ce que le journal peut encore être joyeux ?
00:21:21 Est-ce que le monde est aujourd'hui joyeux ?
00:21:25 Est-ce que le journal...
00:21:28 Est-ce qu'il y a encore une forme d'obscénité ?
00:21:31 Est-ce qu'il y a une forme d'obscénité aujourd'hui
00:21:34 à essayer de faire renaître dans le journalisme
00:21:40 quelque chose qui soit du côté de la joie ?
00:21:42 Est-ce que c'est puéril ?
00:21:44 Mais c'est un autre débat très important pour le journalisme.
00:21:47 On sait aujourd'hui, c'est mesuré, que le journalisme angoisse les gens,
00:21:52 que le journalisme est dépressogène,
00:21:55 que les gens se sentent mieux quand ils ne s'informent pas.
00:21:59 Mais il y a quand même, dans l'histoire de Libé,
00:22:03 il y a une réponse à ça.
00:22:04 Libé a été un journal qui a été du côté de la joie,
00:22:07 qui a été du côté du corps, qui a été du côté de la sensation.
00:22:11 Et donc, voilà, comment retravailler ça aujourd'hui ?
00:22:15 Ça ne veut pas dire faire du journalisme nuge, con, con, neuneu.
00:22:18 Non, c'est aussi penser le corps.
00:22:21 C'est une bonne question, quoi.
00:22:22 - C'est ça, ton... Pardon.
00:22:24 C'est ça, Nicolas.
00:22:25 Toi, ta vision pour les 50 prochaines années, c'est de revenir à ça,
00:22:27 parce que Laurent était sur l'essence même du journalisme, à ne pas perdre.
00:22:31 - C'est aussi retrouver ça.
00:22:33 Mais là où je suis d'accord avec Laurent,
00:22:35 c'est si tu prends deux choses récentes,
00:22:40 si tu prends #MeToo,
00:22:42 qui est une révolution politique et même anthropologique,
00:22:46 d'où ça vient ?
00:22:47 Ça vient d'une enquête journalistique classique à l'ancienne.
00:22:52 C'est New York Times, New Yorker,
00:22:55 c'est comme le Watergate, c'est une enquête journalistique à l'ancienne.
00:23:00 Si tu prends Orpea, qui s'effondre
00:23:06 et qui est maintenant sauvée par le bras armé de l'État.
00:23:09 Enquête journalistique à l'ancienne.
00:23:12 Donc,
00:23:15 ensuite, on voit l'onde de choc de #MeToo,
00:23:19 comment ça se propage.
00:23:21 Mais à la base, il peut y avoir de la défiance à l'égard du journaliste,
00:23:24 il peut y avoir de la haine à l'égard des journalistes,
00:23:27 il peut y avoir tout ce qu'on voit.
00:23:28 L'info peut être considérée comme dépressogène.
00:23:31 Mais à la base, tu as quoi ?
00:23:33 Tu as une enquête au sens strict, qui est une enquête journalistique.
00:23:38 Et donc,
00:23:40 dans les 50 ans qui viennent,
00:23:42 je pense qu'il restera des journaux sous quelle forme, papier ou pas.
00:23:48 Moi, quand je suis arrivé à l'Ibée,
00:23:51 j'ai eu la même équation que toi, Laurent.
00:23:53 Oui, 80 % du chiffre d'affaires.
00:23:55 Oui, un monde de kiosques.
00:23:57 Enfin, on ne fait pas, hop, le papier dehors.
00:24:02 Mais je n'avais pas non plus la mystique du papier,
00:24:04 il me semblait crucial, qui est du Libé partout,
00:24:07 où on peut en trouver, Facebook, Twitter, n'importe.
00:24:11 Il fallait que le journal soit partout.
00:24:13 Bon, donc, je ne sais pas, dans 50 ans, où sera l'information.
00:24:19 Mais ce que je vois, c'est qu'il y a trois, quatre ans,
00:24:24 et même là, aujourd'hui, ça a pris la forme d'un livre,
00:24:27 d'un vieux livre à l'ancienne,
00:24:30 une énorme enquête journalistique classique
00:24:34 ouvre une brèche, une brèche dans le réel.
00:24:39 Bon, donc, ça, je pense que ça continuera, ça continuera à exister.
00:24:44 Il ne faut pas, il ne faut quand même pas oublier
00:24:46 qu'un phénomène comme MeToo est né d'une enquête classique de journalisme
00:24:51 dans des journaux classiques.
00:24:53 Voilà, ça, je pense que c'est une bonne nouvelle, quand même.
00:24:56 - C'est une bonne transition. - Voilà, excellente transition pour Dove,
00:25:00 qui donc, puisque tu as créé un service enquête quand tu es arrivé à l'Ibée.
00:25:06 Mais ce qui est intéressant avec toi,
00:25:08 toi, tu as dirigé un journal, le journal Aharetz,
00:25:12 qui est en Israël l'équivalent de l'Ibée, à peu près.
00:25:15 Tu as une culture du journalisme très anglo-saxonne, il me semble.
00:25:21 Enfin, on l'a vu quand tu es arrivé.
00:25:24 C'est vrai que c'était à la fois la même chose et pas tout à fait la même chose,
00:25:27 c'est-à-dire que tu as porté un autre regard,
00:25:30 une autre façon de voir la pratique du journalisme.
00:25:33 Et donc, c'est intéressant, quand tu as débarqué dans cette rédaction,
00:25:36 quel regard tu portais sur ce journal ?
00:25:40 Déjà, je le voyais comme beaucoup de journalistes étrangers,
00:25:47 comme un journal plus central qu'il n'est en réalité.
00:25:51 Non, ça, j'ai l'habitude, comme le Aharetz aussi,
00:25:55 est perçu dans le monde plus centralement qu'il ne l'est dans son propre pays.
00:26:00 C'est-à-dire l'influence de Libération sur tout le monde de la culture, par exemple.
00:26:06 Va jusqu'à New York, va jusqu'à Shanghai, va jusqu'à Séoul,
00:26:11 où des gens te parlent de Libération, le journal qui a écrit ceci,
00:26:15 sur ce film, sur ce groupe pop coréen, etc.
00:26:19 Donc déjà, j'avais cette vision qui est son influence de par le monde,
00:26:27 qui n'est pas seulement une influence française.
00:26:29 Après, et ça, je pense qu'on l'a toujours,
00:26:33 je crois que c'est le journal le mieux écrit
00:26:37 de la langue française aussi, de la francophonie.
00:26:40 Pour moi, le journalisme, c'est comme Orwell et bien d'autres,
00:26:44 comme effectivement le journalisme anglo-saxon,
00:26:46 c'est écrire quelque chose que quelqu'un de puissant,
00:26:51 quelque part, ne veut pas voir publié demain.
00:26:54 C'est ça le journalisme.
00:26:55 Et donc, forcément, ça doit passer par un journalisme d'investigation,
00:27:00 par des faits qui sont révélés au lecteur.
00:27:02 Donc je voulais avant tout remettre ça comme axe d'action.
00:27:08 Maintenant,
00:27:09 comme l'a dit Nicolas, il y a d'abord le fait que Libération est étonnamment moderne
00:27:16 par la diffusion technologique que l'on connaît aujourd'hui.
00:27:19 Et on peut presque dire qu'il est né pour Twitter ou Instagram.
00:27:25 C'est bizarre, mais c'est comme ça.
00:27:27 Et les combats de Libération, qui sont multiples,
00:27:30 comprennent aussi son propre combat pour sa propre survie.
00:27:34 Et ça, c'est quelque chose que le directeur doit prendre en ligne de compte,
00:27:38 que je n'avais pas au Haaretz,
00:27:40 qui appartient à la même famille depuis plus de 70 ans,
00:27:44 qui a toujours gagné de l'argent et que quand il y a une crise externe
00:27:48 et qu'il ne gagne pas d'argent, il y a toute une série de mesures
00:27:51 où les journalistes sont impliqués pour que leur journal gagne de l'argent.
00:27:58 Ils sont impliqués comment ?
00:27:59 C'est difficile.
00:28:00 Il y a des ateliers de réflexion sur qu'est-ce qu'on fait,
00:28:04 qu'est-ce qu'on peut faire, quel supplément, quel vertical,
00:28:08 qu'est-ce qu'on a mal fait.
00:28:10 Si on sort d'une année électorale et les gens ne veulent plus lire
00:28:13 les politiques, il faut que je me mette à l'économie, à l'actu,
00:28:17 à l'écologie, à plein de choses.
00:28:19 Ce qui est contre, je dirais, le sens de la définition française du travail
00:28:25 qui va vers une surdiplomatie, beaucoup de diplômes,
00:28:29 être spécialiste de quelque chose.
00:28:30 Donc c'est difficile.
00:28:31 La souplesse est centrale à un quotidien
00:28:35 et est difficile dans notre sociologie professionnelle.
00:28:39 Et tout ça doit être pris en ligne de compte.
00:28:43 Mais rappelons, comme on n'est pas là pour dire seulement du mal,
00:28:49 que Libération a été choisie comme éditeur de l'année 2022 par Stratégie
00:28:56 à la plus grande progression de la presse quotidienne nationale.
00:29:01 Ça fait la deuxième année consécutive
00:29:03 et il l'avait auparavant quatre fois dans ces dix dernières années.
00:29:08 Donc, on voit bien que l'époque, que Libération définit à chaque fois son époque,
00:29:15 mais que l'époque accepte Libération avec les bras ouverts.
00:29:19 Serge, quand tu entends tes trois successeurs,
00:29:23 est-ce que tu sens une espèce de filiation ?
00:29:26 Il y a quelque chose de commun entre vous quatre ou est-ce que pour toi...
00:29:30 De facto, oui.
00:29:32 Mais qu'est-ce que ça t'inspire quand tu les entends tous les trois ?
00:29:37 Il y a des choses intéressantes.
00:29:41 Tu as raison d'insister sur l'ambiance.
00:29:48 La lecture du journal a l'ambiance,
00:29:50 c'est-à-dire quelque chose qui soit accueillant, enthousiasmant.
00:29:55 - Poyu. - C'est très important.
00:30:02 Les enquêtes, tout ça, tu as dit ça, évidemment, tout ça est très vrai.
00:30:07 Mais cette atmosphère est très indispensable.
00:30:13 Tu sais, c'est la question apparente du lecteur de Libé
00:30:18 qui commence par la fin ou par le début.
00:30:20 Moi, je commence par la fin.
00:30:21 Voilà, tu vois.
00:30:22 Ce qui montre bien que c'est un journal qui continue à s'adresser
00:30:28 en fait à un être humain et non pas à un pur esprit.
00:30:36 Selon ton humeur, tu commences par le début ou par la fin.
00:30:41 Et d'ailleurs, c'est toi qui a lancé le portrait, le portrait de Ders.
00:30:45 C'est toi qui l'a lancé dans la nouvelle formule de Libé.
00:30:49 Et ça, ça t'est venu comment ?
00:30:51 Tu sentais qu'il fallait faire un gros plan sur une personne en Ders de Libé ?
00:30:57 Oui, c'était là pour être très, très franc.
00:31:04 L'Érale Tribune à Paris avait un portrait de dernière page,
00:31:11 alors qu'il n'occupait pas toute la dernière page.
00:31:13 Mais il y avait un portrait qui était de ce format-là à peu près.
00:31:17 Donc, je trouvais, je disais tous les jours, je trouvais ça formidable.
00:31:22 Et donc, voilà, la réflexion, l'idée de faire le...
00:31:27 Voilà, on faisait déjà des portraits, ce que disait Laurent tout à l'heure.
00:31:33 Il y avait déjà des portraits dans Libé, mais il y a eu l'idée comme ça
00:31:38 de lui donner une place régulière, quotidienne, c'est-à-dire la dernière page,
00:31:45 qui a posé énormément de problèmes commerciaux, évidemment,
00:31:48 puisque la dernière page était occupée.
00:31:50 Voilà, le problème de la pub, comme la dernière page est très,
00:31:56 très importante pour la pub.
00:31:58 Bon, donc, je...
00:32:00 Voilà, mais oui, et il se trouve que la personne qui a pris ça en charge
00:32:07 avait un bon oeil, un talent très sûr.
00:32:12 - Marie Guichaud, c'est ça.
00:32:13 - Marie Guichaud, on ne peut pas la nommer.
00:32:16 - C'est donc là, parce que ça vaut le coup.
00:32:18 - C'est elle qui a mis ça sur rail.
00:32:22 Et voilà, donc je...
00:32:25 - Et raconte-nous comment, justement, je venais rebondir aussi
00:32:28 quand Nicolas prononçait le mot sexe sur les petites annonces de Libé qui ont été quand même...
00:32:34 - Les petites annonces, c'est la première formule de Libé.
00:32:38 C'est Libé des années 75, 76, 77.
00:32:43 Donc...
00:32:45 - Là aussi, vous avez senti qu'il y avait une demande, un besoin ?
00:32:50 - Alors, on peut dire que c'est l'ancêtre des réseaux sociaux, les petites annonces.
00:32:56 Il y avait un journaliste qui avait ça dans la tête,
00:33:03 qui était Jean-Luc Kénig,
00:33:07 personnage très particulier, mais...
00:33:11 Bon, et...
00:33:15 Et cette mise en contact, qui était un peu prélude aux réseaux sociaux,
00:33:23 cette mise en contact a été...
00:33:26 Voilà, qui a un lieu d'expression, qui n'était pas simplement un truc pratique,
00:33:32 qui était un lieu d'expression, c'est-à-dire... - Les petites annonces...
00:33:35 - Elles étaient très écrites.
00:33:37 Et en même temps, disaient plein de choses.
00:33:39 Disaient... exprimaient un désir, pas simplement sexuel,
00:33:45 mais exprimaient un désir qui ne se réduisait pas à son objet, quoi.
00:33:50 - En fait, c'était le mini-tel rose à l'écrit.
00:33:53 - Voilà, c'est ça qu'est...
00:33:55 Quand on a plongé, quand le mini-tel est arrivé, on a plongé dans le mini-tel.
00:34:01 Et ça marchait tellement bien que France Télécom nous avait demandé si...
00:34:11 J'ai été envoyé au Texas pour expliquer aux Américains
00:34:17 comme quoi le mini-tel, c'était l'avenir.
00:34:20 Donc tout ça pour dire qu'on peut être ridicule, quoi.
00:34:24 (Rires)
00:34:25 Je veux dire...
00:34:27 Mais c'est parce que ça marchait formidablement bien en France.
00:34:34 Et ça marchait très bien.
00:34:36 C'était... on était un peu vitrine.
00:34:40 Je me souviens du ridicule de la situation.
00:34:44 - Et alors, toi qui as écrit un dictionnaire amoureux du journalisme,
00:34:49 quand Laurent dit "moi je crois que dans 50 ans, il y aura toujours du...
00:34:54 Enfin, il y aura toujours des journalistes,
00:34:55 car l'essence du journalisme ne peut pas mourir",
00:34:59 tu y crois aussi, ça ?
00:35:01 Qu'il y aura toujours... qu'il y a vraiment un besoin dans...
00:35:03 - Oui, oui, sous des formes ou sous d'autres.
00:35:05 Mais oui, bien sûr, il y aura toujours des enquêtes,
00:35:09 il y aura toujours ce que disait Nicolas est très vrai.
00:35:12 Voilà, ce que tu fais, on a...
00:35:18 Il n'y a pas de journaux sans enquête, c'est l'essence un peu du journalisme.
00:35:22 Je peux raconter un truc, c'est...
00:35:24 Quand on lit ce qu'a écrit Théophras sur Renaudot,
00:35:28 vous voyez qui c'est ?
00:35:29 C'était le premier journal français, la Gazette.
00:35:33 Le mec, il était un agent de Richelieu,
00:35:35 il était un homme de Richelieu, mais il avait une fibre journalistique.
00:35:39 Et donc il explique, voilà, le journalisme, ça consiste à être naïf.
00:35:43 Il faut voir les choses comme elles sont,
00:35:44 il faut arrêter de nous donner des commentaires, etc.
00:35:48 Et ensuite, il dit, voilà les dangers qui me font apparu.
00:35:52 Un, la suggestion politique,
00:35:55 il était lié à l'IAE,
00:35:57 deux, les pressions publicitaires.
00:35:58 - Il avait un fil à la patte.
00:36:00 - Et le troisième truc, c'était les fake news.
00:36:03 C'est comme ça.
00:36:04 - Ça, ça ne s'appelait pas comme ça.
00:36:05 - Sauf les rumeurs.
00:36:06 Il faisait rumeurs.
00:36:08 Et donc, il disait, il y a des rumeurs partout dans Paris, c'est incroyable.
00:36:11 La vraie information est noyée dans cet océan de bilvesés
00:36:17 qu'on fait circuler dans le public.
00:36:20 Il faut se battre contre ça.
00:36:22 D'où mon raisonnement, c'est-à-dire que si c'était vrai il y a quatre siècles
00:36:26 et que ça n'a pas beaucoup changé aujourd'hui,
00:36:28 malgré tous les bouleversements technologiques qu'on a connus,
00:36:30 à mon avis, dans 50 ans, ce sera le même problème.
00:36:32 - Mais alors là, avec Théophraste Renaudou,
00:36:34 on est en plein dans le sujet de la défiance.
00:36:35 Vous l'avez tous abordé dans vos 10 différentes réponses.
00:36:39 Cette défiance du public, on voit que les thématiques quatre siècles plus tôt
00:36:44 sont les mêmes.
00:36:45 Ce qu'on nous reproche aujourd'hui en tant que médias,
00:36:47 c'est plus ou moins la même chose.
00:36:48 On a parlé avec Nicolas du caractère anxiogène de l'info.
00:36:52 Il y a ce côté être à la botte de, du pouvoir, de l'argent, etc.
00:36:57 Est-ce que Serge, dès le début, Libération Assure répondra à ça ?
00:37:03 Et il nous semble important de savoir y répondre pour durer.
00:37:07 Comment est-ce qu'on peut reconquérir le public ?
00:37:12 Comment est-ce qu'on peut répondre à toutes les critiques qu'on reçoit
00:37:15 et qu'on n'a pas fini de recevoir ?
00:37:17 - Moi, je pense qu'une des inventions de Libération les plus importantes,
00:37:25 c'est Check News.
00:37:26 - Donc le facteur...
00:37:28 - Vous avez fait, enfin Libération, contre son histoire récente,
00:37:34 a fait cette invention que je trouve...
00:37:37 Moi, je suis un fan de Check News.
00:37:39 - La vérification des faits.
00:37:40 - Oui, je suis un fan absolu de ça.
00:37:44 Et donc, voilà, qu'est-ce qu'on peut faire de mieux que ça ?
00:37:49 Je ne vois pas, mais c'était très important de créer ça.
00:37:55 Et sa permanence, c'est-à-dire le fait que soit tous les jours,
00:37:59 qu'il y ait, que ça s'alimente, etc.
00:38:02 Donc, il y a une instance de vérification.
00:38:05 Donc, c'est...
00:38:08 Alors, qu'est-ce qu'il faut faire ?
00:38:11 - Mais ensuite, ce qui est compliqué quand on regarde les États-Unis,
00:38:15 c'est que les faits deviennent des opinions comme les autres.
00:38:19 - Bien sûr.
00:38:20 - Et que, à partir du moment où il y a...
00:38:23 C'est ça, pour moi, le grand problème,
00:38:27 c'est qu'il n'y a plus consensus sur les faits.
00:38:31 - Alors, il n'y en a jamais eu, en fait.
00:38:33 - Alors, ça, c'est une question.
00:38:35 - Il n'y en a jamais eu.
00:38:36 Il y a toujours des gens qui disaient, "Non, c'est pas vrai, c'est autrement."
00:38:40 - Oui, mais alors, la question...
00:38:42 - Sur la vision de l'Union soviétique, par exemple,
00:38:44 des années 50 aux années 70,
00:38:47 tu avais la moitié de la presse qui...
00:38:48 - Alors, je vais le dire autrement.
00:38:50 - Ça ne existe pas.
00:38:51 - On dit aujourd'hui qu'il y a une polarisation extrême
00:38:57 des opinions, que le paysage est fragmenté.
00:39:01 Est-ce que c'est substantiellement différent
00:39:04 de l'époque où il y avait l'Ibée très puissant,
00:39:09 l'Humanité très puissant, le Figaro très puissant,
00:39:12 le Monde très puissant ?
00:39:14 Là, il y avait aussi une polarisation des opinions.
00:39:17 Mais est-ce que ces journaux qui étaient très puissants
00:39:20 parvenaient à canaliser...
00:39:23 - Alors, d'abord, quand l'Ibée... - Ou pas.
00:39:25 - Quand l'Ibée arrive, l'Humanité...
00:39:29 - Est déjà... - Déjà est valaissant.
00:39:31 - Oui.
00:39:32 - Donc, s'il n'y a pas de...
00:39:35 On a des polémiques, je me souviens, avec l'Aurore,
00:39:38 qui a disparu, lui aussi.
00:39:39 Donc, voilà, qui était le journal plutôt d'une droite...
00:39:44 Voilà, affirmé de droite.
00:39:48 Le Figaro étant plus complexe.
00:39:50 Mais l'Aurore était un journal affirmé de droite.
00:39:55 Voilà, plutôt ancienne, quoi, vieille droite.
00:40:00 Donc, vieil ganache, quoi, un peu... Bon.
00:40:03 Donc...
00:40:04 - C'est la question de la déstructuration de l'espace public, en fait.
00:40:09 - Mais ce que disait Laurent est vrai sur le...
00:40:14 Même les reportages, par exemple, sur l'URSS,
00:40:17 c'est des polémiques dans les années 30,
00:40:19 les années 20, les années 30.
00:40:22 Il y a des gens qui voient rien.
00:40:24 L'événement, il faut se rendre compte que l'événement, c'est Gide.
00:40:29 Gide fait un retour d'URSS, et il dit...
00:40:33 Voilà, il raconte des choses, voilà,
00:40:36 y compris ce que lui a raconté tel dirigeant soviétique, etc.,
00:40:40 sous le sceau du... Voilà, etc.
00:40:43 Mais il déchire un peu ça.
00:40:46 Mais avant, c'est quand même des bénis, oui, oui,
00:40:50 qui vont en Russie, quand même.
00:40:53 Et moi, je pense qu'il y a une chose qu'on peut ajouter,
00:40:57 enfin, au moins à titre d'hypothèse,
00:40:59 c'est que la défiance vient des classes populaires, pour l'essentiel.
00:41:03 La défiance vient des extrêmes.
00:41:05 Les gens d'extrême droite disent,
00:41:07 les journaux mainstream sont tous mondialisés,
00:41:12 cosmopolites, etc., comme on dit dans les années 30.
00:41:15 Ils mentent.
00:41:16 Et la France insoumise dit,
00:41:19 les journaux qui sont possédés par des milliardaires mentent.
00:41:22 Comme ils disent ça toute la journée, toute l'année,
00:41:25 ça finit par rentrer dans la tête des gens.
00:41:27 Mais pourquoi ça rentre dans la tête des gens ?
00:41:29 À tort, à mon avis, de me faire passer comme ça.
00:41:33 C'est parce que je pense que...
00:41:35 Alors là, nous, moi, j'ai compris, évidemment,
00:41:38 on a sous-estimé les effets de la mondialisation
00:41:41 sur les classes populaires.
00:41:43 On a été les avocats flamboyants de l'ouverture des frontières,
00:41:48 de l'ouverture à l'intérêt,
00:41:51 de ce qu'étaient nos convictions.
00:41:53 On n'a pas fait de manière cynique ou de manière inconsciente,
00:41:56 mais on était pour le mélange des cultures,
00:41:59 l'ouverture sur l'international,
00:42:02 pour l'Europe unie,
00:42:04 pour le traité constitutionnel de manière très militante, etc.
00:42:09 Or, les classes populaires, on le sait bien,
00:42:11 je suis allé regarder les chiffres, les statistiques,
00:42:13 ont été les victimes de la mondialisation.
00:42:16 Et donc, le fossé entre les élites,
00:42:20 entre guillemets, mondialisée,
00:42:23 il y a cet Anglais qui a fait un bouquin,
00:42:25 c'est les "anywhere".
00:42:27 Il y a les "somewhere" et les "anywhere".
00:42:30 Les "anywhere", c'est nous.
00:42:32 On a été la caution de gauche des "anywhere".
00:42:35 Et les "somewhere", c'est les gens, ils votent,
00:42:38 ils votent France Nationale, France Insoumise un peu,
00:42:41 ou ils votent pas.
00:42:44 Il y en a plus qui votent pas, d'ailleurs.
00:42:46 Et donc, il y a eu une coupure entre les journaux,
00:42:49 les journaux comme le nôtre,
00:42:51 qui est un journal, quand même, qui est pas un journal
00:42:53 fait pour les classes populaires, il faut quand même être honnête.
00:42:56 C'est plein de références,
00:42:58 c'est plein d'allusions culturelles,
00:43:00 c'est une vision de la culture qui est très exigeante, etc.
00:43:03 Donc, les ouvriers, les employés, ils ont assez peu d'igration,
00:43:06 il faut être honnête.
00:43:09 Peut-être les syndicalistes, de fond,
00:43:11 qui sont militants, mais...
00:43:13 et politisés, mais...
00:43:15 la population, on est plutôt...
00:43:19 on est à lactorat diplômés.
00:43:21 - Et ça, tu penses qu'on est passé à côté de ce...
00:43:23 - Je pense que...
00:43:25 Non pas qu'on ait eu tort de plaider pour l'ouverture,
00:43:28 au contraire, on avait mille fois raison,
00:43:30 mais on a sous-estimé les effets négatifs,
00:43:35 parfois même humiliants,
00:43:37 que ça pouvait avoir pour des gens moins diplômés
00:43:40 et plus pauvres, moins prospères.
00:43:43 - Et donc, ça nourrit la défiance...
00:43:45 - Donc, les gens se disent "Mais ces journaux
00:43:47 ne cessent de plaider
00:43:49 pour remettre en cause mon statut, à moi,
00:43:53 puisqu'ils veulent ouvrir les frontières
00:43:56 à l'immigration qui va me piquer mon boulot".
00:43:58 Enfin, tout ça, largement dans le fantasme.
00:44:01 Enfin, les gens pensent comme ça.
00:44:03 Dès qu'on veut mettre en prison les voleurs,
00:44:06 ils protestent au nom de la liberté.
00:44:08 Dès qu'on dit "Les usines sont en train de fermer
00:44:11 à cause de la concurrence chinoise",
00:44:14 eux, ils disent "C'est formidable, il faut faire le libre-échange".
00:44:17 - T'es d'accord avec ça, Nicolas ?
00:44:19 Oh, pardon, Serge, tu voulais dire quelque chose ?
00:44:22 - Bonne remarque.
00:44:24 - Je vois qu'un journal, ça coûte, là,
00:44:28 je regarde celui d'aujourd'hui, 3,50 €.
00:44:31 - Ça, c'est une vraie question.
00:44:33 - C'est une vraie question.
00:44:35 - 3,50 €, je précise, c'est celui du samedi.
00:44:38 - Et ça, vous me parliez de journal papier,
00:44:42 un abonnement, c'est 4 € par mois.
00:44:44 - On parlait de la question du modèle économique.
00:44:46 Les journaux ont fini par trouver un modèle économique
00:44:49 qui est celui de l'abonnement.
00:44:51 Bon, c'est bien, il y a un modèle économique.
00:44:55 Il y a un modèle économique.
00:44:57 Mais ça veut dire que le journalisme de qualité,
00:45:00 il faut pouvoir se le payer.
00:45:02 Il faut pouvoir se le payer.
00:45:04 Et ça coûte cher.
00:45:07 Ça coûte cher.
00:45:09 Et donc, il y a aussi, maintenant,
00:45:12 un clivage social entre ceux qui ont un journal
00:45:15 et ceux qui peuvent s'offrir de l'info de qualité.
00:45:18 Alors, si on veut s'offrir le pluralisme,
00:45:22 c'est-à-dire 4 journaux à lire tous les jours,
00:45:25 ça coûte extrêmement cher.
00:45:28 Et je trouve que la coupure, là...
00:45:31 Alors, il y a un versant idéologique,
00:45:34 ce que tu as dit, historique, idéologique, etc.
00:45:38 Mais ensuite, quand tu regardes
00:45:41 comment puis-je m'informer
00:45:44 aujourd'hui ?
00:45:47 Bon, je peux essayer de m'abonner à un journal.
00:45:50 Alors, les prix peuvent être, sur le numérique,
00:45:54 des prix bas.
00:45:56 Mais enfin, ça coûte cher, je le redis.
00:45:59 2 journaux, ça coûte encore plus cher.
00:46:02 - Et alors 4, je te dis. - Voilà.
00:46:05 Et pour finir, donc, il y a un monde
00:46:09 entre ceux qui ont accès à une information
00:46:12 gratuite, factuelle,
00:46:15 le minimum vital, disons,
00:46:18 qui peut être de très grande qualité, bien sûr.
00:46:21 Mais disons le minimum vital,
00:46:25 et le journalisme à très grande plus-value,
00:46:28 qui devient, pour le dire de manière caricaturale,
00:46:31 un produit de luxe, ou en tout cas, pour beaucoup,
00:46:34 un produit inaccessible, ou en tout cas,
00:46:37 un produit sur lequel tu es obligé
00:46:41 de faire des recherches, des recherches,
00:46:44 des recherches, des recherches,
00:46:47 des recherches, des recherches,
00:46:50 et puis, tu as le net, tu as le net.
00:46:53 Oui, mais les contenus les plus
00:46:57 denses en termes de journalisme et d'information
00:47:00 sont des contenus que tu dois payer.
00:47:03 Et je le comprends, parce que c'est des contenus
00:47:06 qui sont chers à produire.
00:47:10 Et ça, pour moi, il y a là
00:47:13 un problème civique qui est dramatique,
00:47:16 mais qui est un problème très compliqué, parce qu'il faut bien
00:47:19 que la presse ait un modèle économique pour pouvoir produire
00:47:22 du journalisme de qualité.
00:47:25 - Un modèle économique de base, c'est celui de Girardin.
00:47:29 Donc, au début du 19e siècle,
00:47:32 le numéro n'est pas cher,
00:47:35 il y a l'abonnement,
00:47:38 donc c'est moins cher, et puis il y a la publicité.
00:47:41 On met de la publicité.
00:47:45 Donc, c'est ça le modèle économique
00:47:48 qui est celui de la presse depuis deux siècles.
00:47:51 - Dov, comment tu...
00:47:54 - Nous n'avons pas les moyens de continuer ce modèle économique.
00:47:57 La publicité numérique
00:48:01 n'a absolument pas les revenus
00:48:04 qu'avaient les publicités sur papier.
00:48:07 Donc, nous allons être totalement dépendants
00:48:10 de nos lecteurs.
00:48:13 Revenant aux Haaretz, qui refusent
00:48:17 les subventions gouvernementales auxquelles ils auraient droit
00:48:20 comme journal imprimé, ils les refusent
00:48:23 pour rester indépendants vis-à-vis de tout gouvernement.
00:48:26 Libération accepte ces subventions.
00:48:29 C'est un état de choses que j'accepte
00:48:33 parce qu'il m'est dicté par notre réalité économique.
00:48:36 Les publicités numériques ne peuvent pas nous sauver
00:48:39 de cette situation.
00:48:42 Et donc, forcément, nous allons devenir de plus en plus dépendants
00:48:45 de lecteurs qui peuvent se permettre cet abonnement.
00:48:49 Or, les classes populaires continuent
00:48:52 à lire des journaux régionaux et des journaux locaux
00:48:55 en quantité,
00:48:58 parce qu'ils ont besoin d'informations
00:49:01 qui se trouvent autour d'eux, dans la ville d'à côté,
00:49:05 donc le lien entre ces classes populaires
00:49:08 et le journalisme existe.
00:49:11 Libération est la porte qui s'ouvre sur d'autres portes.
00:49:14 Nous influençons
00:49:17 les influenceurs d'autres mondes,
00:49:21 y compris ce monde rural, y compris les précaires.
00:49:24 Nous influençons les associations
00:49:27 qui sont tous les jours à l'écoute
00:49:30 des migrants, des pauvres,
00:49:34 des précaires de toutes sortes, y compris de santé, etc.
00:49:37 Donc, nous, notre job,
00:49:40 c'est de lutter
00:49:43 pour tous les précaires
00:49:46 et espérer que notre influence
00:49:49 arrive de par ces biais-là.
00:49:53 - Un petit mot sur la confiance.
00:49:56 Quand on regarde les chiffres, il y a un sondage annuel
00:49:59 qui est assez fiable, publié par la Croix,
00:50:02 qui dit que certes la moitié des gens ne font pas confiance
00:50:05 au journaux, mais donc ça veut dire que la moitié fait confiance.
00:50:09 - C'est augmenté, je crois.
00:50:12 - Et que ça a augmenté récemment.
00:50:15 Et deuxièmement, qui a le record de la défiance,
00:50:18 c'est Internet.
00:50:21 Mais il y a 20 points de défiance. C'est écrasant.
00:50:25 Et donc, ce qui est censé être un progrès,
00:50:28 ce qui est un progrès dans la diffusion de la culture,
00:50:31 etc., a quand même conduit à une dégradation terrible
00:50:34 de la confiance dans les médias.
00:50:37 Et donc, cette idée, je reviens à mon idée première,
00:50:41 cette idée de réguler Internet était juste.
00:50:44 Et tous ceux qui se sont mis en traverse ont fait une connerie.
00:50:47 Une connerie politique énorme.
00:50:50 Maintenant, les fake news, la mauvaise monnaie,
00:50:53 elles ont le temps de chasser la boune sur Internet.
00:50:57 Les fake news sont partout, et les vraies nouvelles,
00:51:00 sur le modèle économique.
00:51:03 Dove a certainement raison, il faut prendre l'argent
00:51:06 dans la poche du lecteur. C'est quand même le plus sain.
00:51:09 Mais ça va être dur. On le sait bien.
00:51:13 Donc, entre-temps, il va falloir trouver d'autres sources.
00:51:16 Vous ne pourrez pas échapper, vous êtes public.
00:51:19 Or, mon expérience, c'est qu'aucun gouvernement
00:51:22 n'a jamais rien demandé en échange.
00:51:25 - C'est un reproche qui nous est souvent fait.
00:51:29 - C'est une défiance, même si les gouvernements ne te demandent rien.
00:51:32 - Essayer de me faire savoir que ça serait bien
00:51:35 que ça fasse décéder les choses, etc.
00:51:38 Moi, je fais celui qui n'entendait rien.
00:51:41 Et on a continué comme avant, et les aides n'ont pas été diminuées.
00:51:45 Ils ne pouvaient pas utiliser ça comme moyen de chantage.
00:51:48 Donc, on a besoin de ça. Les journaux ont besoin de ça.
00:51:51 Deuxièmement, il faut essayer de diversifier les activités.
00:51:54 Et le troisième point, c'est ce qu'on a fait,
00:51:58 c'est que tu as besoin d'actionnaires qui acceptent de perdre leur argent
00:52:01 en échange de quelque chose.
00:52:04 Et pour que ça fonctionne,
00:52:07 il faut que la culture de la rédaction
00:52:10 soit farouchement indépendantiste.
00:52:13 Il y a des institutions internes au journal
00:52:17 qui obligent notamment l'actionnaire à soumettre la domination
00:52:20 du directeur de rédaction à un vote, par exemple.
00:52:23 Et il y a une charte, et il y a surtout un esprit
00:52:26 pour faire vivre ces institutions, et cette charte.
00:52:29 Et dans ces conditions-là,
00:52:33 il est possible de vivre avec un milliardaire.
00:52:36 La preuve, c'est qu'on l'a fait.
00:52:39 Et le monde le fait, on ne peut pas dire que Niel intervienne dans le contenu du monde.
00:52:42 - Oui, il y a une société des rédacteurs...
00:52:45 - Mais tu es obligé de passer par là.
00:52:49 Si tu dis "je ne veux pas d'être milliardaire, je ne veux pas d'être public",
00:52:52 tu vas faire un journal beaucoup plus petit.
00:52:55 - Je suis tout à fait d'accord,
00:52:58 mais je voudrais juste faire remarquer
00:53:01 que quand on parle de défiance publique envers les journaux,
00:53:05 comment c'est à expliquer qu'il y a des statuts à libération
00:53:08 qui sont uniques au monde, je pense ?
00:53:11 Où le directeur de publication,
00:53:14 automatiquement le directeur de rédaction et le co-gérant
00:53:17 ne peuvent rien faire sans lui, il est élu par la rédaction,
00:53:21 toute une série de marques qui seraient inimaginables ailleurs,
00:53:24 et qui effectivement protègent la rédaction contre toute interférence,
00:53:27 politique, commerciale, actionnaire, etc.
00:53:30 Mais quand on parle de défiance publique,
00:53:33 ce sont des détails extrêmement compliqués à comprendre.
00:53:37 Ce que les gens comprennent,
00:53:40 c'est que ce journal appartient à un milliardaire
00:53:43 et qu'il perd de l'argent.
00:53:46 Si le journal gagne de l'argent, je reviens à mon idée première,
00:53:49 donc c'est une entreprise, Média,
00:53:53 qui a pour mission d'écrire, de révéler des choses, etc.
00:53:56 Et il appartient à quelqu'un
00:53:59 qui voit 3 millions d'euros, je ne crois pas qu'il veut faire fortune là-dedans.
00:54:02 Mais ça rend le processus
00:54:05 plus compréhensible.
00:54:09 Contrairement à ce qu'on croit, ils ne peuvent pas utiliser le journal
00:54:12 pour faire un chantage sur je ne sais qui,
00:54:15 menacer le gouvernement ou un concurrent en disant
00:54:18 "puisque c'est comme ça, je vais mettre dans le journal que vous êtes un salaud".
00:54:22 C'est impossible.
00:54:25 Les directeurs successifs ne l'auraient pas toléré d'une part
00:54:28 et si jamais ils l'avaient toléré, ils se seraient fait lourder par la rédaction immédiatement.
00:54:31 Donc c'est impossible.
00:54:34 Pourquoi ils le font ? J'en ai vu 3-4.
00:54:37 Un, il y a dans un dîner, quand on leur parle
00:54:41 de banque d'affaires pour Rothschild ou de non-a-beton pour un autre,
00:54:44 ils ne brillent pas.
00:54:47 Par contre,
00:54:50 quand ils sont propriétaires même d'un petit journal,
00:54:53 on leur dit "Alain, Marianne, on est où ?" etc.
00:54:57 C'est-à-dire que leur business n'est rien de plus chiant,
00:55:00 ils gagnent du pognon avec la finance,
00:55:03 en prenant des caleçons, bref.
00:55:06 Mais avoir un journal, même petit, c'est chic.
00:55:09 Donc leur vanité en est flattée.
00:55:13 Pour des gens très riches, c'est important
00:55:16 de s'acheter un engant pour la vanité.
00:55:19 Ils sont prêts à mettre beaucoup d'argent là-dedans.
00:55:22 Parce que l'argent n'est pas cher, ils sont riches à milliards.
00:55:25 C'est un phénomène essentiel
00:55:29 pour expliquer pourquoi ils mettent de l'argent.
00:55:32 L'autre phénomène est plus vicieux,
00:55:35 mais il existe.
00:55:38 C'est une norme de dissuasion.
00:55:41 Quand Kondray a acheté Libération,
00:55:45 pourquoi il a acheté Libération ?
00:55:48 C'est une négociation pour acheter ses fers
00:55:51 et qu'on lui parlait mal.
00:55:54 Mondebois avait dit "Mais qu'est-ce que c'est que ce type-là
00:55:57 qui est franco-israélien, il nous a entendu, c'est louche."
00:56:01 Du jour où il a acheté Libération,
00:56:04 on lui a parlé différemment. Le même gouvernement.
00:56:07 Pourquoi ? Parce que c'est comme ça.
00:56:10 Il y a quand même le journal, il faut faire gaffe.
00:56:13 Les hommes politiques sont sensibles à ça,
00:56:17 ils ont entendu le milliardaire du propriétaire.
00:56:20 Ils ne se serrent jamais de son arme, mais il l'a.
00:56:23 Ceux d'en face se disent "Si jamais ils s'en serrent,
00:56:26 on les a emmerdés." Même si tu ne t'en sers jamais.
00:56:29 - Serge, quand tu as créé Libération,
00:56:33 la viabilité financière, tu la voyais comment ?
00:56:36 - 73, au démarrage, sont les lecteurs qui ont financé.
00:56:39 Il y avait des collectes,
00:56:42 des comités Libération qui collectaient
00:56:46 3 francs, 6 sous à chaque fois
00:56:49 pour financer un journal libre,
00:56:52 un quotidien libre tous les matins.
00:56:55 Il y a eu des cas où,
00:56:58 j'en connais au moins deux,
00:57:01 deux militants,
00:57:05 qui étaient plutôt militants,
00:57:08 qui ont fait des héritages et qui ont donné l'héritage à Libération.
00:57:11 Il y a des gens du monde culturel
00:57:14 qui ont donné,
00:57:17 surtout dans les moments où
00:57:21 il fallait payer le papier,
00:57:24 sinon le journal ne sortait pas,
00:57:27 et donc il fallait faire un chèque en gros
00:57:30 à la fin de l'après-midi pour que le journal sorte.
00:57:33 J'ai vécu ça.
00:57:37 Et puis après, ça a changé parce qu'à partir de 1981,
00:57:40 on a eu des actionnaires.
00:57:43 Différentes sortes d'actionnaires,
00:57:46 mais enfin il y avait des petits actionnaires,
00:57:49 des moyens actionnaires et puis des actionnaires...
00:57:53 C'est un peu le boulot.
00:57:56 - Dov, peut-être que tu peux expliquer la structure actuelle de Libération
00:57:59 qui a évolué par rapport à...
00:58:02 - Oui, c'est dans cet effort qui a toujours été celui de Libération
00:58:05 d'être indépendant de toute pression.
00:58:09 Libération appartient à la Fondation pour une Presse libre
00:58:12 donc la Fondation qui possède le journal
00:58:15 est le garant de son indépendance
00:58:18 via donc tous les statuts
00:58:21 qui confèrent à la rédaction un pouvoir absolu
00:58:25 sur les contenus du journal, la nomination du directeur, etc.
00:58:28 Les actionnaires passent par la Fondation.
00:58:31 Maintenant,
00:58:34 je suis désolé de revenir à cette maraude,
00:58:37 mais je préférais que Libération gagne de l'argent
00:58:41 même dans ce statut-là.
00:58:44 - C'est dans tous les cas de figure.
00:58:47 - Le regard du public même change
00:58:50 et donc on est dans cet effort-là
00:58:53 malgré les actionnaires et la Fondation.
00:58:57 Notre discours n'est pas du tout de dire
00:59:00 "Ah, on est super parce qu'on a cette Fondation
00:59:03 et donc l'argent que les actionnaires ont mis dedans,
00:59:06 on veut le dépenser et après ils en mettront plus."
00:59:10 Et donc on est forcément
00:59:13 dans un effort
00:59:16 qui veut dire élargir notre influence,
00:59:19 notre lectorat
00:59:22 et les publics que nous ciblons.
00:59:25 Et c'est grandement, grandement
00:59:29 facilité par Internet parce que
00:59:32 en Angleterre, si on revient au print, au journaux,
00:59:35 en 1973 et jusqu'en 1985,
00:59:38 un Anglais moyen lisait
00:59:41 3 journaux,2.
00:59:45 C'est-à-dire qu'il avait à la maison le Times,
00:59:48 qui est un journal respectable,
00:59:51 il achetait le Financial Times, qui est le journal du boulot
00:59:54 un peu économique dans le métro vers son boulot
00:59:57 et il revenait avec un tabloïd parce que c'est la fin de la journée
01:00:01 et donc on va lire le Mirror s'il est de gauche
01:00:04 ou le Sun s'il est de droite.
01:00:07 Et donc on a en numérique 5,2 abonnements
01:00:10 par foyer. Donc c'est énorme par rapport à la France
01:00:13 où on a encore
01:00:17 beaucoup de progression à faire.
01:00:20 Et c'est totalement jouable. C'est ça qui est un peu encourageant.
01:00:23 - On est à un journal en France, non ?
01:00:26 - On est vraiment sur un.
01:00:29 C'est mon journal. C'est une définition qui n'a rien à voir
01:00:33 avec la lecture ou l'information.
01:00:36 L'information, ça me définit. Si je lis le Figaro, ça me définit aussi.
01:00:39 Et si je lis Ouest France, ça va dire quelque chose sur moi.
01:00:42 Donc tout ça, c'est sociologiquement
01:00:45 la société sur le journal qui me définit
01:00:49 plus que politiquement. Presque comme
01:00:52 qui je suis. Ça va très loin.
01:00:55 - Alors Dov, toi tu célèbres Internet comme la révolution technologique
01:00:58 qui va nous permettre de trouver un modèle économique
01:01:01 florissant dans les années à venir. Serge et Laurent,
01:01:05 est-ce que vous avez vu l'arrivée de ce nouveau
01:01:08 canal de diffusion pour Libération à l'époque ?
01:01:11 - Je crois que Libération est le premier journal français
01:01:14 à avoir utilisé Internet.
01:01:17 - Oui, tout à fait.
01:01:21 - Donc le premier, on était à une semaine
01:01:24 l'écart avec le Parisien.
01:01:27 Paradoxalement, on était devant le Figaro,
01:01:30 devant le Monde, etc.
01:01:34 Mais on était,
01:01:37 je crois que c'est une semaine après le Parisien,
01:01:40 après nous, quoi. Mais on a été pionniers.
01:01:43 Voilà, alors
01:01:46 ça a été très difficile
01:01:49 parce que
01:01:53 il y a eu une résistance de l'équipe
01:01:56 à l'arrivée de l'Internet.
01:01:59 Voilà, donc je...
01:02:02 Il y avait une révolution à faire
01:02:05 qui a été, en tout cas de mon époque,
01:02:09 que nous n'avons pas réussi à faire.
01:02:12 Donc je...
01:02:15 L'investissement du numérique,
01:02:18 voilà, on a raté.
01:02:21 - C'est-à-dire qu'on a été pionniers et après on a prédit ça.
01:02:25 - Pionniers et après tout le monde est passé devant nous.
01:02:28 Alors il y a eu, parce que c'est une aventure
01:02:31 pour toute la presse, pas simplement française,
01:02:34 il fallait soit investir,
01:02:37 acheter par exemple
01:02:41 des sites de voyage,
01:02:44 des...
01:02:47 Ce qu'a fait le Figaro. Figaro a acheté
01:02:50 flottilles de sociétés immobilières,
01:02:53 de machins, d'agences,
01:02:57 etc. Je veux dire,
01:03:00 il a constitué un socle sur lequel
01:03:03 il a fait son développement.
01:03:06 Le monde c'est différent.
01:03:09 Nous, on...
01:03:13 Il y avait une résistance culturelle,
01:03:16 pas une résistance...
01:03:19 - Quand je suis arrivé, c'était plus tard, mais la résistance était moindre.
01:03:22 - Oui, la réalité s'imposait.
01:03:25 - Dure quand même.
01:03:29 - Oui, dur quand même.
01:03:32 - Mais on avait un problème stupide.
01:03:35 Un problème tragique, c'est qu'on sentait bien qu'il fallait investir.
01:03:38 - Pour investir, il fallait de l'argent.
01:03:41 - Oui, c'est ça. - On était un peu paralysés.
01:03:45 - Nicolas, toi-même, dans les années 2000, la même chose ?
01:03:48 - À partir du moment où la journée est organisée
01:03:51 par la production d'un objet en papier...
01:03:54 La journée est organisée par la production
01:03:58 d'un objet en papier.
01:04:01 C'est...
01:04:04 Pour caricaturer les choses,
01:04:07 tu es dans une logique de production d'un objet de stock
01:04:10 dans un monde de flux.
01:04:13 Les horloges du stock
01:04:17 ne sont pas les mêmes que les horloges du flux.
01:04:20 Comment, sans argent,
01:04:23 tu bascules une partie de l'équipe
01:04:26 pour faire du flux en permanence ?
01:04:29 Sur quel modèle économique ?
01:04:33 Parce qu'il n'y en a pas sur le flux.
01:04:36 Ça reste 80 % de l'entreprise.
01:04:39 Donc c'est des injonctions contradictoires
01:04:42 à un moment qui sont absolument ingérables,
01:04:45 sauf à reconfigurer en profondeur
01:04:49 l'organisation même de l'entreprise.
01:04:52 C'est ce que vous avez fait depuis.
01:04:55 Sinon, ce n'est pas possible.
01:04:58 C'est le reverse publishing.
01:05:01 C'est ce que je voulais faire.
01:05:05 Que le papier prêt soit mis en ligne
01:05:08 et que le lendemain,
01:05:11 il soit édité de manière plus haut de gamme,
01:05:14 illustré, de manière...
01:05:17 Comment dire ?
01:05:21 Que le prix du journal se voit sur le papier.
01:05:24 Que le journal se voit le lendemain
01:05:27 et qu'il y ait un objet quasiment différent
01:05:30 une fois qu'on l'achète.
01:05:33 Mais ça demande de l'argent,
01:05:37 ça demande une mutation culturelle
01:05:40 dans la manière de produire.
01:05:43 Ça peut vous sembler délirant, ce que je vais dire,
01:05:46 mais là, on a passé à la radio,
01:05:49 pour la première fois,
01:05:53 de la panique à bord.
01:05:56 On parle de 40 millions.
01:05:59 On est en train de se demander à la radio
01:06:02 si on vit pas ce que la presse écrite a vécu
01:06:05 au moment où Internet est arrivé.
01:06:09 Les auditeurs, quand je dis qu'on a passé
01:06:12 la barre des 40 millions,
01:06:15 ce n'est pas qu'ils passent de France Inter à Europe 1
01:06:18 ou de RTL à France Info.
01:06:22 - Comment est-ce qu'on va aller chercher ?
01:06:25 On disait que le début de Libération
01:06:28 c'était de raconter l'époque,
01:06:31 de parler de ce dont les autres journaux ne parlent pas.
01:06:34 Est-ce que vous avez une réflexion là-dessus ?
01:06:37 Comment est-ce qu'on va chercher, attirer,
01:06:41 être pertinent pour une nouvelle génération ?
01:06:44 - Il faut être inventif.
01:06:47 - Libération n'a toujours pas su le faire.
01:06:50 - Il faut essayer.
01:06:53 - À la radio, il faut essayer.
01:06:57 - Être inventif tous les jours.
01:07:00 - Nous, on essaye beaucoup de choses
01:07:03 et le coût de l'essai est quand même moins élevé.
01:07:06 - Il y a une action.
01:07:09 - Oui, et puis on voit très rapidement
01:07:13 si ça marche, si ça marche pas, si ça répond sur les réseaux,
01:07:16 ce qui peut être corrigé.
01:07:19 - On voit bien que les enquêtes,
01:07:22 c'est encore beaucoup ce qui plaît,
01:07:25 notamment aux jeunes générations.
01:07:29 - Pour les jeunes, quand dans des moments
01:07:32 où je me pose la question,
01:07:35 je vais lire des livres d'enquête
01:07:38 sur le succès de Harry Potter
01:07:41 et je lis les lettres des éditeurs qui ont refusé le bouquin,
01:07:45 qui sont, je crois, de Parlement de 1830.
01:07:48 - C'est comme quoi, c'est rassurant.
01:07:51 C'est rassurant, ils sont 830, pour être dire.
01:07:54 - Les jeunes ne lisent pas,
01:07:57 jamais quelqu'un de 15 ans ne lira
01:08:01 une saga moyenâgeuse de 600 pages,
01:08:04 c'est une phrase qui revient 800 fois.
01:08:07 Et de toute façon, les maisons d'édition
01:08:10 étaient dans l'optique, dans leurs lettres internes,
01:08:13 en particulier Penguin-Bethesda,
01:08:17 ils étaient dans l'optique que les jeunes
01:08:20 ne liront plus de livres papiers.
01:08:23 Et quand, 4 ans après, tu ne pouvais pas traverser Londres
01:08:26 sans voir des ados sortir de l'école
01:08:29 et sortir leur Harry Potter et s'asseoir sur un banc,
01:08:33 mais moi j'ai vu des jeunes de 13 à 14 ans
01:08:36 à Londres qui marchaient avec le bouquin.
01:08:39 Mais ils étaient des milliers.
01:08:42 Le jour de la sortie du bouquin,
01:08:46 peut-être que quand ils arriveront à la table du libraire,
01:08:49 il n'y aurait plus d'exemplaires et ils vont se faire massacrer.
01:08:52 - Il y avait la même chose chez Virgin,
01:08:55 quand Virgin existait encore,
01:08:58 tu avais la queue sur les Champs-Elysées
01:09:01 pour le 2e ou le 3e tome.
01:09:05 - Donc elle a réinventé quelque chose.
01:09:08 Elle a réinventé quelque chose qui a plu.
01:09:11 Et je suis d'accord que la créativité est la source de tout.
01:09:14 Mais ça demande une certaine souplesse.
01:09:17 - Comment, je crois que c'est toi qui a prononcé le mot de joie,
01:09:21 que j'aime beaucoup,
01:09:24 comment rester joyeux, inventif, positif,
01:09:27 tout en racontant à chaque seconde,
01:09:30 pas seulement tous les jours,
01:09:33 puisque l'Ibée est d'abord un site,
01:09:37 comment rester joyeux tout en racontant incontinu
01:09:40 des tragédies, des tremblements de terre, des attentats ?
01:09:43 - Je crois que ça n'existe pas, la version joyeuse du tremblement de terre.
01:09:46 Ce qui compte, c'est l'émotion.
01:09:49 Il faut l'intelligence, il faut aller à l'Elysée.
01:09:53 Le reportage, c'est l'émotion.
01:09:56 Il y a une chose qui m'a frappé
01:09:59 dans les dernières 3 semaines chez lui,
01:10:02 faire une enquête
01:10:05 qui démontre que tel ou tel puissant
01:10:09 se comporte très mal avec les femmes.
01:10:12 La fonction de base du journal, c'est formidable.
01:10:15 Mais là où l'Ibée gagne plus,
01:10:18 c'est l'affaire Bayou.
01:10:21 Vous partez sur une accusation
01:10:25 contre ce dénommé Bayou, que je ne connais pas,
01:10:28 et Julien Bayou, le chef de l'ENV,
01:10:31 et puis petit à petit ça se complexifie,
01:10:34 ça devient un peu paradoxal.
01:10:37 Il faut défendre des causes
01:10:41 et c'est passionné.
01:10:44 Mais de temps en temps, les causes se compliquent.
01:10:47 Quand vous avez fait une enquête sur un groupe de militantes
01:10:50 qui l'ont suivi à la semelle
01:10:53 pendant 3 ans pour essayer de débusquer
01:10:57 des turpitudes, là vous faites votre boulot encore mieux.
01:11:00 Vous parlez à tout le monde.
01:11:03 Vous ne parlez pas seulement à ceux qui sont convaincus
01:11:06 par les causes féministes ou néo-féministes.
01:11:10 Ceux-là au moins sont libres,
01:11:13 y compris à l'égard de leur propre conviction.
01:11:16 - C'est ce que tu disais avec "penser contre soi-même".
01:11:19 - Oui, mais là ce n'est pas penser, c'est enquêter.
01:11:22 - Enquêter contre soi-même.
01:11:25 - On peut faire des analyses, des élitos pour dire qu'on pense contre soi-même.
01:11:29 Mais là c'est bien de trouver un fait qui dérange
01:11:32 une sorte de doxa dont l'Ibée est par ailleurs un des protagonistes.
01:11:35 Mais là on gagne en crédibilité.
01:11:38 Et là la confiance se rétablit plus.
01:11:41 Puisque c'est un journal honnête.
01:11:45 On en tire l'idée que c'est un journal honnête,
01:11:48 qui est certes engagé, mais quand même le jour où il tombe sur quelque chose
01:11:51 qui pourrait le déranger, il le met quand même.
01:11:54 Et donc ce sont des gens fiables.
01:11:57 Donc la confiance revient, d'abord ça fait parler, ça fait de l'audience,
01:12:01 peut-être des abonnés même, parce qu'il y a des gens qui vont dire
01:12:04 "tiens, je vais m'abonner, c'est intéressant".
01:12:07 Ça peut être paradoxal.
01:12:08 Je lisais un article sur une jeune journaliste américaine,
01:12:13 dont j'ai oublié le nom, qui disait qu'aujourd'hui
01:12:17 on peut plus se contenter des questions classiques
01:12:20 du journalisme "qui, quoi, pourquoi, comment"
01:12:25 et dire "j'ai fait mon boulot, fuck you".
01:12:31 Et qu'il fallait commencer à rédiger d'autres questions,
01:12:38 ou à penser d'autres questions.
01:12:41 Et elle disait "de quoi avez-vous besoin, par exemple,
01:12:46 comment pouvons-nous vous aider ?"
01:12:49 Et elle essayait de penser une nouvelle liste, en plus des...
01:12:54 On ne peut pas raconter un tremblement de terre de manière joyeuse,
01:12:59 mais à côté de la liste...
01:13:01 - On peut essayer, mais...
01:13:03 - On peut, à côté de la liste classique
01:13:06 des questions fondatrices du journalisme,
01:13:09 essayer d'en mettre d'autres qui sont tout aussi nobles,
01:13:15 et qui peuvent ouvrir sur d'autres fonctions du journalisme,
01:13:22 qui peuvent, du coup, quand on voit les éléments
01:13:27 d'angoisse face au flux d'informations dans les enquêtes,
01:13:34 c'est "je lis ça et je ne sais pas quoi faire".
01:13:39 Voilà. "Je reçois la nouvelle et elle m'écrase".
01:13:44 - Oui, je me sens impuissant.
01:13:45 - Voilà, c'est ça, je me sens impuissant, donc...
01:13:49 Voilà, je ne sais pas quoi faire.
01:13:54 Donc, je ferme les écoutilles.
01:13:58 Est-ce que dans la rédaction de l'article ou de l'enquête,
01:14:06 le fait d'avoir d'autres questions n'ouvre pas des champs journalistiques ?
01:14:12 Je parle bien de champs journalistiques,
01:14:14 ce n'est pas 364 jours par an,
01:14:21 où on fait un journalisme fondé sur les questions classiques du journalisme,
01:14:26 et puis ensuite on fait un journal marrant et rigolo une fois par an.
01:14:32 Ce n'est pas ce que je dis, mais essayer de rouvrir les questions
01:14:36 et d'en trouver d'autres formes,
01:14:43 d'autres questions légitimes pour le journalisme.
01:14:46 Moi, je pense que c'est ça ce qui est important,
01:14:49 d'ailleurs, parce qu'il y a des points limites.
01:14:53 La question du journalisme militant, où est-ce que ça passe ?
01:14:58 Voilà, il y a des sujets du journalisme d'empowerment de son lecteur ou de son auditeur.
01:15:06 Voilà, un journalisme qui se dit "de quoi avez-vous besoin"
01:15:14 quand on se pose cette question-là ?
01:15:17 C'est une révolution, parce que comment puis-je y répondre en journaliste ?
01:15:21 Je commence à penser à partir du public,
01:15:25 mais j'y pense au public comme journaliste.
01:15:28 Je pense penser à partir du public n'est pas une question obscène,
01:15:35 ça peut être une question très noble,
01:15:38 ça inverse le rapport de verticalité.
01:15:42 Enfin, je pense que rouvrir la liste des questions nobles du journalisme,
01:15:49 pour moi, est une piste.
01:15:50 C'est intéressant, c'est une piste qui peut être intéressante.
01:15:53 Mais ensuite, il faut se mettre autour d'une table
01:15:56 pour voir quelles questions on peut se poser.
01:15:58 Mais bon, c'est ce que tu disais tout à l'heure,
01:16:01 c'est là aussi que ça peut être créatif.
01:16:04 Oui, tout à fait.
01:16:05 Je suis tout à fait pour.
01:16:07 On a publié il n'y a pas si longtemps un grand article de Rachid Larech,
01:16:13 notre journaliste, sur "des familles qui dorment à la rue".
01:16:17 Et il décrit très bien que dans ses entretiens,
01:16:22 la femme avec son bébé a toujours l'air d'attendre quelque chose.
01:16:30 Elle raconte son histoire et elle a presque envie que Rachid,
01:16:33 qui est là pour Libération, pour raconter une histoire au lecteur de Libération,
01:16:37 mais elle a presque l'impression que peut-être il peut sortir
01:16:40 un appartement de sa poche gauche, un sandwich de sa poche droite.
01:16:45 Donc forcément, il est déjà dans la liste de tout ce qu'elle aurait besoin,
01:16:49 cette femme, mais il y a tous les autres.
01:16:51 Et là, on entre dans le champ que Libération fait depuis toujours,
01:16:56 mais fait encore plus maintenant, la responsabilité des autorités,
01:17:00 les millions qui partent en fumée parce qu'en fin de compte,
01:17:04 on ne construit pas des appartements comme il faut,
01:17:07 on préfère donner de l'argent à des hôtels où ils vont passer la nuit,
01:17:10 peut-être, si jamais on répond, etc.
01:17:13 Plein de questions structurelles où Libération peut mettre un coup de projecteur.
01:17:16 Voilà, ils ont besoin de vrais appartements.
01:17:18 C'est un projet présidentiel et gouvernemental qui a été lancé
01:17:23 et qui n'avance pas assez vite. Et voilà, j'ai été voir pourquoi.
01:17:27 Je pense que ça fait partie de ces questions du journalisme
01:17:30 qu'il faut absolument revigorer.
01:17:33 Maintenant, je ne pense pas qu'on est sur un champ de
01:17:37 "il y a des nouvelles plombantes, tremblements de terre,
01:17:40 donc nous allons forcément mettre tout de suite à côté un truc marrant".
01:17:45 C'est la vie. La vie, c'est des événements médias mondiaux qui apparaissent
01:17:53 et en même temps, moi, ce soir, je dois aller là-bas,
01:17:57 donc les travaux sur la ligne 13 de la ligne du métro m'intéressent aussi.
01:18:01 C'est être près des gens.
01:18:03 Le premier rapport d'enquête sur Libération,
01:18:05 d'après les premières biographies de l'histoire mouvementée de Libé,
01:18:12 cite beaucoup un rapport dont la conclusion était
01:18:15 "remettre le lecteur au centre de notre intérêt".
01:18:19 C'était le titre.
01:18:20 Et j'ai trouvé ça formidable parce que c'est ce que je me dis tous les jours.
01:18:24 Donc, on a encore pas mal de chemin à faire
01:18:26 et je sens que Laurent et Nicolas ont eu cette question aussi.
01:18:30 Comment on remet le lecteur au centre de notre intérêt ?
01:18:34 On va peut-être donner le mot de la fin à Adolphe
01:18:36 puisque c'est toi qui es actuellement à la direction
01:18:38 et qui as la lourde tâche de te projeter le plus primativement sur les années à venir.
01:18:43 Qu'est-ce qu'on peut souhaiter à ce journal pour les 50 années à venir ?
01:18:47 Je pense très franchement que Libération, la marque de toute façon,
01:18:54 vu la mythologie extraordinaire, la mythique qui est liée à cette marque,
01:19:02 va continuer de vivre.
01:19:03 Ce qu'il faut, c'est que Libération continue de vivre comme ce qu'il est.
01:19:07 Un journal engagé, révélateur, qui n'a pas peur des puissants
01:19:14 et qui a une énorme influence intellectuelle, culturelle, politique, sociale, économique.
01:19:23 Pour cela, ce qu'on peut lui souhaiter, c'est de réussir cette transition
01:19:31 vers un monde où ces lecteurs seraient beaucoup plus nombreux,
01:19:36 peut-être plus jeunes, mais beaucoup plus nombreux.
01:19:40 Pour reprendre une formule d'Isaiah Berlin,
01:19:45 c'est un journal qui a peut-être trop d'histoire et pas assez de géographie.
01:19:49 Donc, c'est ce qui nous manque un peu.
01:19:52 Je crois que si on réussit, par des efforts continus de la rédaction,
01:19:59 à faire ce passage et à avoir la courbe que nous avons déjà,
01:20:06 à l'avoir se multiplier durant ces 50 ans, on aura réussi.
01:20:11 Merci à tous. C'était passionnant.
01:20:17 Alors, maintenant, pour enlever le harnage.
01:20:20 C'est du génie.
01:20:31 Merci.
01:20:33 Merci.
01:20:36 Sous-titrage ST' 501
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