Robert Badinter, ancien ministre de la Justice, a répondu aux questions d’Aurélie Casse ce vendredi sur BFMTV. Il s’est exprimé notamment sur la guerre en Ukraine et sur la réforme des retraites.
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00:00 Bonsoir Robert Badinter.
00:02 Merci beaucoup de nous accueillir dans votre bureau.
00:04 Vous publiez Vladimir Poutine, l'accusation, avec Bruno Cotte et Alain Pelé aux éditions Fayard.
00:10 Vous avez rédigé l'acte d'accusation contre Vladimir Poutine.
00:14 Encore faut-il qu'il soit jugé un jour. Est-ce que vous y croyez ?
00:18 Parce que lui, il se voit au pouvoir pour toujours.
00:20 Si vous aviez dit, je ne parle pas d'Hitler, à Göring, numéro 2 du régime, Maréchal, comme chacun le sait, le Maréchal Göring, en 1942 jusqu'en 1943,
00:38 qu'un jour viendrait où il répondrait de ses crimes devant une juridiction pénale internationale à Nuremberg,
00:48 il aurait récané.
00:50 C'est ainsi. Il faut d'abord que le dictateur tombe.
01:00 Ce n'est pas de son vivant et au pouvoir qu'il peut être jugé.
01:06 Mais il est bon, il est nécessaire, je dirais, avant même le jugement, que 1) on sache quelle juridiction,
01:20 2) qu'on rassemble les preuves.
01:24 On l'a vu pour l'Axiou Gosselavie, la difficulté qu'on a eue à rassembler les preuves contre Milosevic.
01:34 Et là, c'est tout à fait le cas. Il faut réunir les preuves.
01:41 Et 3) avec deux excellents juristes et amis, j'ai jugé qu'il était indispensable que l'on mesure ce qu'étaient les charges actuelles,
01:56 les plus graves qui soient, qui pèsent sur Poutine et pas seulement sur Poutine, sur ses complices.
02:04 Et notamment, je pense au chef d'état-major russe et au grand diplomate russe.
02:12 Il y a aussi plein de criminels de guerre qui n'ont jamais été jugés.
02:15 On pense par exemple aux crimes qui ont eu lieu pendant la guerre du Vietnam.
02:19 Les Américains n'ont pas été jugés pour ça.
02:22 Moi, je me concentre sur ce que nous ne mesurons pas assez,
02:30 le responsable d'une guerre qui se poursuit à l'heure actuelle et depuis un an en Ukraine, en Europe, au cœur de l'Europe.
02:42 Je n'ai pas, moi, à cet instant, à me pencher sur l'Afghanistan, sur l'Irak. Il y aurait beaucoup à dire.
02:52 Je dis simplement que les Européens ne mesurent pas.
02:58 Nous aussi, que c'est la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale qu'il y a un conflit en Europe à deux heures et quart de Paris par avion.
03:17 Quand je vois nos compatriotes se mobiliser, comme je le comprends, à propos de la retraite, je me dis mais on voit qu'ils n'ont pas vécu la guerre.
03:36 Ça fait un an que la guerre existe en Europe, un an que Poutine a lancé l'armée russe à l'assaut de l'Ukraine.
03:46 Les Ukrainiens ont résisté. Eh bien, mais je trouve prodigieux de penser qu'on ne mesure pas chez nous.
04:02 Qu'il suffit qu'un drone, un hélicoptère touché s'abatte sur une centrale atomique et la région, on l'est truffée, vous le savez.
04:13 Et les conséquences seraient bien pires que Tchernobyl.
04:18 Les frontières, je le rappelle, n'arrêtent pas les nuages atomiques.
04:22 On pense, à juste titre, peut-être, à la retraite.
04:29 J'entendais une jeune fille de 24 ans penser à sa retraite.
04:34 Non, pas à 64, à 62. Écoutez, elle avait 20 ans et elle pensait à sa retraite.
04:44 Non, la guerre est là. Et la guerre est là au sein de l'Europe.
04:50 Et elle dure depuis un an. Et elle a été lancée sous des prétextes absurdes. Absurdes.
04:57 – Est-ce qu'il pourrait y avoir une escalade ? Vous craignez une escalade nucléaire ?
05:04 – Aucun dictateur n'accepte jamais de perdre la face. Aucun.
05:09 Ils se croient visionnaires et ils préfèrent que leur peuple plonge dans la guerre
05:22 plutôt que de renoncer à leur vision de leur rôle historique.
05:27 C'est cette maigremanie, cette escalade que je redoute dans le cas de Poutine.
05:38 Mais l'ouvrage que nous avons publié avec deux éminents collègues,
05:47 eh bien, il tente à montrer, à préciser que d'ores et déjà, Poutine est justiciable
05:57 des tribunaux, une cour pénale internationale, qu'elle soit à La Haye ou qu'elle soit ailleurs.
06:06 Mais je préfère La Haye. Et ce que nous avons voulu montrer,
06:13 ce que ce livre montre précisément, c'est que ces crimes qui sont justiciables
06:22 de juridiction pénale internationale, comme à Nuremberg,
06:27 Poutine les a déjà commis avec des complices. L'hôte état-major russe,
06:33 son ministre des Affaires étrangères, qui jouent un rôle très important dans cette entreprise.
06:39 Mais ce sont des crimes. Et que ce soit le crime d'agression,
06:49 l'agression, il avait dit, justifiée par le génocide en cours des Russes dans Donbass.
06:59 Provocation. Après tout, Hitler aussi avait dit que c'était les Polonais
07:04 qui avaient attaqué la Wehrmacht en septembre 1939. Non, nous savons ce qu'il en est.
07:10 Mais là, après ce premier attaque, il est évident que il ne va pas arrêter la guerre
07:26 sauf s'il sauve la face. Et je regarde la situation internationale.
07:39 Pour les Américains, situation idéale. Ils saignent l'armée russe
07:52 à voix des Ukrainiens, les courageux combattants urukrainiens.
08:00 Ils tiennent en échec Poutine. Ils affaiblissent Poutine.
08:06 Ils n'ont pas besoin pour ça d'envoyer leurs armées. Il suffit d'envoyer les armes.
08:10 Et les nations européennes aussi. Donc nous sommes, à l'heure actuelle,
08:18 dans une confrontation qui peut encore durer et qui comporte tous les risques
08:28 que j'évoquais tout à l'heure, y compris l'utilisation des armes tactiques.
08:35 Pas tactique. Je dis tactique pour ne pas dire la bombe. Non.
08:39 Je dis les armes tactiques nucléaires. C'est dans l'arsenal de Poutine.
08:48 Mais surtout, j'évoquais les risques de cette guerre.
08:58 Le drone qui s'abat, l'hélicoptère touché qui s'écrase sur une centrale atomique.
09:05 Et tu sais qu'il y en a dans ma région. Nous vivons, qu'est-ce que je veux dire,
09:13 sur un volcan. J'ai connu, adolescent, le grand conflit qui a ravagé l'Europe
09:24 et causé plus de 12 millions de morts. Je l'ai connu. Je l'ai vu.
09:32 Je sais ce qu'est la guerre. Et croyez-moi, tous les efforts de toutes les nations
09:45 devraient être précisément d'organiser cette sortie de ce conflit absurde
09:59 et déclenché par un homme qui est le responsable de ces crimes et de ces souffrances.
10:07 Car il y a le crime des auteurs, mais il y a aussi les souffrances des victimes.
10:14 Elles sont ici considérables. Donc, c'est à la fois un éclaircissement, ce livre,
10:24 et un avertissement. Éclaircir, c'est dire fixer les responsabilités de ceux
10:33 qui ont déclenché ce conflit et à faveur duquel interviennent les maus habituels
10:41 qui suivent toujours l'échellement d'un conflit, l'agression. Ensuite, vous avez
10:51 inévitablement les crimes de guerre, vous avez les crimes contre l'humanité,
10:56 et évoquer, mais pas certains, le génocide. Les trois premiers suffisent.
11:04 C'est à ça que sert cet ouvrage. C'est l'acte d'accusation contre Poutine.
11:12 Quant à savoir qui le jugera, quand il sera jugé, s'il sera jugé, l'avenir nous répondra.
11:20 – Vous dites que ce livre, c'est un éclaircissement et un avertissement.
11:23 J'ai entendu tout à l'heure votre agacement vis-à-vis de la jeune génération
11:27 qui s'inquiète déjà de sa retraite, alors que vous dites qu'elle devrait d'abord
11:32 s'intéresser à ce conflit qui est à nos portes. Comment vous regardez cette époque ?
11:37 Ce moment qu'on est en train de vivre ?
11:41 – C'est un agacement, mais c'est aussi en souriant que j'écoute ça.
11:46 D'abord parce que moi je ne suis pas un homme de retraite.
11:52 Je suis naturellement voué au travail. Mais ce n'est pas ça du tout.
12:01 C'est que la conjoncture politique dans les démocraties évolue.
12:06 Que telle majorité qui établit une loi différend l'âge de la retraite,
12:15 une majorité différente pourra raccourcir le temps de travail.
12:21 Donc c'est voué à l'évolution même du scrutin libre et démocratique dans les démocraties.
12:31 Selon telle ou telle majorité, vous aurez tel ou tel désir,
12:36 ou au contraire volonté négative à l'égard de la retraite.
12:41 – Vous dites qu'il est possible d'abroger cette loi ?
12:43 – On a connu des périodes dans lesquelles on a allongé le temps de travail
12:47 et des périodes dans lesquelles on les a substantiellement réduits.
12:52 – Mais la crise démocratique en elle-même, vous la voyez ?
12:54 Vous pensez qu'on traverse une crise démocratique en ce moment ?
12:57 – Non, je pense qu'au regard des problèmes que nous vivons en Europe
13:13 et puis de ce qui est la source potentielle d'un grave conflit,
13:23 c'est-à-dire Formose, non.
13:29 Les prochaines élections se joueront probablement aussi sur la retraite,
13:40 62 ans, d'autres diront 60 ans, d'autres diront c'est impossible, 65.
13:47 Bon, comme il s'y est dans une grande démocratie, le pays choisira.
13:53 – Avec une montée des extrêmes, peut-être ?
13:55 – Vous comprenez, ce n'est pas inscrit dans la Constitution.
14:01 Il n'y a pas besoin d'une révision constitutionnelle
14:04 pour fixer l'âge de la retraite ou la durée des vacances.
14:10 Non.
14:11 – Dans la crise qu'on est en train de vivre maintenant,
14:14 le Conseil constitutionnel a été beaucoup critiqué pour la décision.
14:18 – Il est toujours critiqué par ceux qui sont demandeurs à l'annulation.
14:24 Vous savez, c'est avec sang-froid que les membres du Conseil accueillent ces critiques.
14:34 Mais c'est comme ça.
14:37 – Et comme le droit est sujet à interprétation…
14:39 – Vous savez, dans la vie judiciaire, il est rare que celui qui a perdu son procès
14:46 ne bautise pas ses juges.
14:49 La Cour constitutionnelle, le Conseil constitutionnel en France,
14:53 n'échappe pas à cette loi commune.
14:56 – Comme vous parlez aux jeunes en leur disant,
14:58 et qu'ils ne comprennent peut-être pas les enjeux du moment,
15:00 vous, vous avez vécu la guerre.
15:02 C'est peut-être ce qui vous permet d'avoir un regard plus acéré
15:05 sur ce qu'on est en train de vivre maintenant.
15:07 – Je vois derrière vous ces deux cuillères.
15:10 Elles racontent une histoire forte pour vous.
15:12 – Alors, les deux cuillères, l'une a été ramassée,
15:22 je l'ai ramassée à Auschwitz en 1956, très longtemps.
15:34 C'était à ce moment-là, un lieu désert,
15:37 et j'avais visité ça avec le conservateur d'Auschwitz,
15:43 et j'ai heurté cette cuillère, et il m'a dit,
15:49 "bon, prenez-la, je te dis bon".
15:53 "Mais ici", et il a eu ce mot terrible, terrible, "nous en avons tant".
16:02 L'autre, c'est en France.
16:05 Le conservateur de Riefsalt, ne croyez pas que j'ai un culte particulier
16:10 pour les camps de concentration et les centres pétanciers,
16:15 mais ils font partie de ma vie.
16:18 Et le conservateur de Riefsalt a servi à détenir un certain nombre de populations
16:28 pendant la Seconde Guerre mondiale et même après.
16:35 Il m'a envoyé cette cuillère et m'a écrit cette extraordinaire remarque.
16:51 Il me dit, "la cuillère, monsieur Ballinter, la cuillère,
16:59 c'est le dernier refuge de la dignité humaine".
17:05 Parce que communément, dans les camps de concentration
17:13 et dans les prisons collectives, et notamment dans les dictatures,
17:20 on sert ce qu'on appelle la soupe dans une marmite ou dans un très grand bassin.
17:35 Il y a un peu de filaments de bidoche qu'on appelle la viande,
17:43 des légumes à moitié pourris et une soupe trop épaisse.
17:49 Mais il faut manger.
17:53 Or, les couteaux sont exclus.
17:57 Avec la fourchette, vous ne pouvez pas prendre cette soupe épaisse.
18:07 Il reste la cuillère.
18:11 Ou sinon, vos mains, et vous vous agenouillez vers le bassin en lapant comme un animal.
18:21 Il me dit, "la cuillère, c'est le dernier refuge de la dignité humaine".
18:31 Et depuis lors, j'ai toujours regardé les cuillères différemment.
18:37 C'est grâce à elles que la dignité humaine peut être sauvegardée,
18:44 même dans un camp de concentration.
18:47 – Merci Robert Benenteur d'avoir été notre invité ce soir.
18:54 – Je vous en prie.