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00:00 *Générique*
00:07 Pour faire suite aux déclarations d'Emmanuel Macron le 17 avril, la première ministre
00:11 Elisabeth Borne s'est exprimée mercredi dernier pour présenter le plan du gouvernement
00:15 sur le volet travail pour les 100 prochains jours.
00:19 L'objectif est clair, en ce 1er mai, apaiser, renouer le dialogue avec les syndicats qui
00:23 appellent aujourd'hui à manifester pour protester contre la réforme des retraites
00:27 promulguée mi-avril.
00:29 Dans un contexte de colère sociale, de bouleversement socio-économique important dans les milieux
00:34 professionnels depuis quelques années, ces projets de réforme suffiront-ils à réconcilier
00:39 les Français dans leur rapport au travail ?
00:42 Bonjour Pierre-Michel Menguer.
00:43 Bonjour.
00:44 Vous êtes sociologue et titulaire de la chaire Sociologie du travail créateur au Collège
00:49 de France.
00:50 On vous doit notamment le travail créateur aux éditions du Seuil.
00:54 C'est tout naturellement que je souhaitais débuter cette semaine avec vous.
00:57 Une semaine que l'on va consacrer à la réforme, la réforme de la France, puisque vous êtes
01:03 spécialiste du travail.
01:05 J'imagine que cela ne vous surprend pas que le travail, la retraite, l'envahit.
01:10 Enfin, vous nous direz d'ailleurs ce que vous en pensez et susciter un tel clivage dans
01:17 notre pays.
01:18 Quelques commentaires sur la situation particulière que notre pays entretient avec le travail
01:25 et avec les retraites.
01:26 D'abord, il y a une dimension cyclique de ces débats.
01:30 J'ai fait mon premier cours au Collège de France sur le thème de la valeur du travail.
01:34 Et à ce moment-là, je brassais déjà quantité d'éléments sur nous avons une demande de
01:38 sens du travail et on discutait des réformes de la retraite qui viennent tous les cinq
01:46 ou dix ans à peu près sur l'agenda.
01:47 Donc, il ne faut pas méconnaître cette dimension cyclique.
01:51 Il faut avoir la mémoire un peu longue.
01:52 Ça ne veut pas dire que l'histoire se répète chaque fois.
01:55 En fait, non, parce que toutes les coordonnées du problème se déplacent.
01:59 Par exemple, cette fois-ci, la démographie nous donne ces signaux.
02:03 On vit plus longtemps, tant mieux.
02:05 Il faut donc équilibrer des régimes qui sont dynamiques et pas statiques.
02:09 Et deuxièmement, il y a eu le choc de la Covid qui a modifié certainement le rapport
02:14 au travail à travers le télétravail.
02:16 Et enfin, il y a une autre dimension qui est peut-être plus sous-jacente et qui n'est
02:22 pas très comprise, c'est que le modèle français, c'est un modèle de compression
02:26 salariale.
02:27 On élève les revenus minimaux plus vite que l'inflation et on écrète les revenus
02:34 des plus qualifiés, sauf au-delà d'un certain seuil de responsabilité, comme chez les grands
02:39 patrons.
02:40 Mais les plus qualifiés ont vu leurs revenus plutôt, et c'est actuellement le cas avec
02:44 l'inflation, ont vu leurs revenus décroître un peu.
02:48 Et donc, c'est un modèle qui a permis, si on le désirait, la compression des inégalités.
02:53 Mais ça veut dire aussi que le diplôme, qui est quand même une des grandes réussites
02:57 des sociétés contemporaines, former de plus en plus de gens et élever le niveau de diplôme
03:02 paye de moins en moins.
03:03 Et ça, c'est un vrai problème.
03:04 Donc, quand vous additionnez tout ça, une possibilité d'aménager son travail autrement
03:10 à travers le télétravail, une demande de sens qui existe de toute façon parce que
03:16 - on peut en reparler - il faut pouvoir donner à son acte de travail évidemment autre chose
03:24 qu'une dimension purement instrumentale.
03:25 Et enfin, le problème du salaire, qui est toujours le problème numéro un.
03:30 On peut parler du sens à l'infini, mais le salaire, c'est la variable de base.
03:34 Et si le travail ne paye pas, eh bien, la messe est dite, les gens ne seront pas contents.
03:40 Alors, comment est-ce qu'on peut résoudre le problème ?
03:43 Ceux qui ont la possibilité de faire jouer ce qu'on peut appeler le pouvoir de marché,
03:48 c'est-à-dire qui ont une valeur sur le marché, qui sont diplômés, etc., peuvent décider
03:52 de quitter.
03:53 C'est le quitting ou le quiet quitting.
03:55 C'est une forme plus douce, c'est-à-dire j'en fais moins là où je suis, mais si
03:59 j'ai la possibilité d'aller ailleurs, je ferai monter mon salaire.
04:02 Ou alors on proteste, mais la protestation est plutôt ancrée dans le monde des moins
04:10 qualifiés parce que leur espérance de carrière est beaucoup plus faible, évidemment.
04:14 Mais alors, justement, cette réforme des retraites et le clivage qu'elle a suscité
04:18 en France, Pierre-Michel Menger, témoigne-t-elle d'un clivage, d'une difficulté particulière
04:26 que les Français entretiennent avec leurs conditions de travail ou leur travail ?
04:30 Est-ce que ça veut dire finalement que le travail est particulièrement difficile en
04:34 France ?
04:35 Il y a une ontologie européenne du travail et une ontologie française.
04:39 L'ontologie européenne, c'est toujours la même chose.
04:44 Il y a trois dimensions.
04:46 Le travail, c'est un effort, mais c'est fait instrumentellement pour être rémunéré.
04:51 Deuxièmement, il y a un certain type de travail partout qui est un travail où l'individu
04:58 a le sentiment de pouvoir se réaliser, d'apprendre sur lui-même, de mettre en œuvre des compétences,
05:03 d'enrichir des compétences, ce qui est une dimension qui est soulignée depuis Aristote.
05:08 L'individu ne peut pas avoir le sentiment de se développer s'il n'agit pas de manière
05:12 productive et en agissant, il apprend, y compris sur lui-même.
05:17 Et la troisième dimension, ce sont tous les droits sociaux qui ont été attachés au
05:21 travail à travers le welfare state qui est très typiquement européen.
05:25 Ensuite, on peut le décliner au niveau français.
05:28 La France a une particularité.
05:31 C'est vrai qu'on travaille moins qu'ailleurs en Europe en quantité.
05:35 C'est tout à fait démontré et documenté.
05:38 Les statistiques de l'OCDE sont très claires.
05:40 Et d'autre part, on a une division plus profonde entre les insiders et les outsiders.
05:48 Les insiders sont titulaires de contrats à durée indéterminée, ont des conditions
05:52 de travail qu'ils peuvent négocier plus ou moins facilement.
05:55 Et les outsiders sont les CDD, les précaires.
05:59 S'y est ajoutée une autre dimension qui est intéressante aussi, c'est les indépendants.
06:06 Les indépendants dans le monde du travail ont une position tout à fait particulière
06:09 parce qu'ils ont une caractéristique qui est très désirée par les travailleurs,
06:15 qui est l'autonomie et l'autogouvernement de soi, si on veut.
06:18 Évidemment, la contrepartie, c'est le risque.
06:20 Mais l'effort est beaucoup plus élevé et les indépendants français sont parmi ceux
06:25 qui travaillent le plus en Europe.
06:27 Donc les salariés, ce n'est pas tout à fait le cas en Europe, mais en revanche, les
06:32 indépendants, c'est le cas.
06:33 Et donc, tout ça pour dire, ne généralisons jamais le travail, les Français.
06:41 Vous pouvez décliner toutes sortes de différences profondes et très signifiantes.
06:46 Le travail peut avoir du sens pour l'un et pas pour l'autre.
06:49 Et voilà.
06:50 Et donc, voilà le point de départ, je veux dire.
06:55 Alors ensuite, est ce que l'ontologie française peut résister durablement en Europe?
06:59 C'est un problème sérieux parce que nous appartenons à un monde européen.
07:03 Nous avons la même monnaie.
07:05 Nous avons une solidarité.
07:07 Et donc, une des raisons, j'imagine, de la réforme, c'était aussi d'envoyer des
07:12 signaux à l'Europe.
07:13 Tout ça est bien connu.
07:15 Alors, il y a la question du salaire que vous avez évoqué, Pierre-Michel Méguin.
07:18 Il y a la question du temps de travail.
07:20 On entend beaucoup parler de la semaine de quatre jours.
07:23 En ce moment, qu'est ce que vous en pensez?
07:25 Ce sont des négociations qui peuvent être menées dans les entreprises.
07:29 Il y a eu des expériences.
07:30 Certaines semblent avoir été bien tolérées et acceptées ou peuvent être éventuellement
07:37 développées.
07:38 D'autres non.
07:39 Donc, je ne sais pas.
07:40 C'est un monde qui expérimente.
07:42 Je suis toujours favorable à des situations d'expérimentation.
07:45 La généralisation est probablement une situation beaucoup plus difficile parce que les conditions
07:52 de travail, les environnements de travail sont tellement différents.
07:55 Les métiers sont tellement différents.
07:57 Les architectures aujourd'hui, entre le travail in situ, le travail ailleurs, télétravail,
08:04 soit dans des locaux différents, soit chez soi, etc.
08:07 Tout ça fait partie d'un certain nombre de coordonnées, de la mesure et de l'amélioration
08:13 possible des conditions de travail qui font que la quantité n'est plus une seule dimension
08:17 des choses.
08:18 C'est toujours le même problème.
08:19 L'arbitrage entre quantité et qualité.
08:21 Il se trouve qu'au moment du passage aux 35 heures, on a vu que le travail peu qualifié
08:28 baissait en tendance historique et le travail très qualifié remontait.
08:32 Les cadres sont ceux qui ont été exemptés des fameuses 35 heures.
08:38 Ils ont un contrat qui leur permet de travailler plus de 40 heures.
08:41 Et comme disait Galbraith, ceux qui sont le plus heureux dans leur travail sont aussi
08:47 ceux qui gagnent le plus d'argent.
08:49 Donc, vous voyez, les corrélations sont complexes.
08:51 Mais le fait d'imaginer une semaine de quatre jours quand on est sociologue du travail,
08:57 comme vous l'êtes bien Michel Menger, ça veut dire que sur la longue durée, je ne
09:00 sais pas si on prend par exemple Marx comme point de repère, et bien la place du travail
09:07 dans nos vies en termes de temps aurait tendance à diminuer.
09:12 La semaine de quatre jours, ça signifie presque qu'on aurait un mi-temps entre les jours
09:17 pour travailler, les jours qui pourraient être consacrés au temps libre ou au loisir.
09:23 Est-ce que cela signe une modification radicale de notre rapport au travail ?
09:28 Le nommé Marx que vous avez cité tout à l'heure disait que dans une bonne société
09:35 et telle qu'il la souhaitait, les robots feraient le travail.
09:38 Et donc, nous, nous serions libres de déployer nos compétences ou nos préférences dans
09:44 toutes sortes d'activités, mais les robots feraient le travail.
09:48 Alors la question évidemment c'est qui fabrique les robots et qui surveille les robots et
09:52 qui améliore les robots ? Il y a toujours une classe d'ingénieurs et de scientifiques.
09:56 C'est exactement ce qu'on voit d'ailleurs aujourd'hui.
09:59 Le travail le mieux rémunéré aujourd'hui, c'est le travail qui comporte une haute dose
10:03 de formation à ce qu'on appelle la numératie, c'est-à-dire toutes les compétences qui
10:07 incorporent des mathématiques, de la science, de l'informatique.
10:11 Savez-vous qu'en Inde, on produit un million et demi d'ingénieurs en informatique chaque
10:14 année ? Voilà, et vous verrez, les pays émergents sont des pays submergents à cet
10:19 égard-là.
10:20 Donc, on sait que l'évolution du travail ira vers l'intégration progressive de toutes
10:28 les intelligences non humaines, artificielles, qui vont d'abord augmenter le travailleur
10:34 et ensuite peut-être se substituer à lui dans un certain nombre de tâches.
10:38 Le feuilleton est interminable et il est parti à toute vitesse avec Chajipiti et on le verra.
10:46 C'est Daniel Kahneman qui disait "moi, je n'ai aucune raison de penser que l'intelligence
10:51 artificielle ne va pas être aussi puissante que l'intelligence humaine.
10:54 C'est une question de temps".
10:56 Et voilà.
10:57 Alors, on peut imaginer un autre scénario.
10:58 C'est est-ce que les robots auront du jugement ?
11:00 Mais alors, Marx imaginait que ça allait nous permettre d'échapper au crétinisme
11:04 du métier.
11:05 Nous, on peut redouter d'être remplacé, c'est le grand remplacement avec cette fois-ci
11:10 le risque d'une partie de la population au chômage.
11:14 Pierre-Michel Menger.
11:15 Oui, moi, mon sentiment profond depuis que je fais ce métier, c'est qu'il y a deux
11:22 ontologies.
11:23 Il y a une ontologie qui dit "le changement, c'est la donnée et l'inertie est une énigme"
11:29 et l'autre ontologie dit "c'est l'inertie ou la reproduction du même qui est donnée
11:33 et c'est le changement qui est une énigme".
11:35 Je pense que c'est la première ontologie que je préfère et que je crois la plus juste,
11:39 c'est-à-dire qu'il est certain qu'on ne peut pas extrapoler à partir du présent
11:43 vers le futur de manière linéaire.
11:45 Donc, évidemment, on va passer par des séquences et des séquences d'ajustement, d'adaptation,
11:50 de transformation plus ou moins rapide, parfois d'innovation profonde et tous les métiers
11:55 ne sont pas exposés de la même manière.
11:56 On n'a pas encore de robots super agiles comme tout ce qu'on voit dans les métiers
12:00 de service, y compris très peu qualifiés, mais qui sont des travailleurs de première
12:05 ligne et on n'a pas vu les robots faire le boulot.
12:07 Donc, on verra beaucoup de choses, énormément de choses.
12:10 Évidemment, on verra aussi des métiers très qualifiés progressivement s'appuyer sur
12:16 la collaboration avec des robots et peut-être certains penser que les robots feront mieux
12:22 le travail parce qu'eux, ils sont infatigables, ils ne prennent jamais leur retraite et c'est
12:25 du 24/24.
12:26 Il y a la question de la qualification, il y a la question de la routine parce que les
12:31 robots ont déjà transformé, ont déjà remplacé un certain nombre de tâches routinières.
12:36 Mais alors, au début, on évoquait la routine comme étant quelque chose de détestable.
12:42 Et puis, lorsque ces tâches sont supprimées, puisque faites par des robots, on se dit que
12:49 c'est finalement une partie de la population qui se retrouve là aussi en recherche d'emploi
12:55 ou en difficulté parce qu'elle ne peut plus exercer ces tâches-là.
12:59 Pierre-Michel Menger.
13:00 Oui, vous avez raison.
13:01 La grande différence entre les métiers qui se relient à la question du sens, c'est
13:07 que les métiers routiniers sont des métiers qui ne vous apprennent presque rien puisque
13:11 tout est prévisible.
13:12 Les métiers non routiniers sont des métiers où vous avez le sentiment d'apprendre,
13:17 de vous développer.
13:18 Mais la variabilité des situations, c'est aussi un risque.
13:22 Il faut accepter d'échouer, d'apprendre, de tâtonner, de recommencer, etc.
13:26 Les robots sont excellents déjà pour les tâches routinières.
13:34 Ils peuvent d'ailleurs augmenter considérablement l'efficacité des travailleurs même dans
13:39 ces tâches routinières.
13:40 On le voit dans les entrepôts, les charges lourdes, etc.
13:43 La question va être maintenant, est-ce que les robots, l'intelligence artificielle
13:48 et ses progrès, nous n'en sommes qu'à la toute petite enfance
13:51 de cette technologie-là, vont pouvoir prendre en charge des tâches plus complexes,
13:57 non seulement en accumulant de l'information qu'ils traitent plus rapidement que nous,
14:01 dont ils font des synthèses plus rapidement que nous, mais en inventant des procédures
14:06 et en pratiquant le jugement qui est une qualité éminemment humaine.
14:10 Le jugement s'applique notamment avec toute sa puissance dans les situations incertaines,
14:15 ambiguës, ambivalentes où plusieurs scénarios sont possibles, etc.
14:18 On peut l'imaginer.
14:19 On fait travailler les robots contre eux.
14:21 Je ne vous parle même pas de la joie qu'ont les jeunes ingénieurs, mathématiciens et
14:28 scientifiques à DeepMind de s'amuser avec les robots pour en faire une société quasi-humain.
14:34 Et progressivement, de les faire se déplacer vers un monde non routinier, d'interaction.
14:41 Il y a également dans l'ère, dans un certain nombre de représentations du monde social,
14:48 dans le macronisme, l'idée selon laquelle le travail est la meilleure manière pour
14:54 l'individu de devenir autonome, d'avoir le dessus sur son destin, alors même que
15:01 le travail est aussi perçu comme étant aliénant.
15:04 C'est peut-être pour cela qu'il y a un tel hiatus sur la question des retraites.
15:09 Qu'est-ce que ça signifie, l'idée que le travail serait une voie d'émancipation,
15:13 tandis que pour d'autres personnes, il est perçu comme étant essentiellement aliénant ?
15:18 On revient à ma distinction de tout à l'heure.
15:21 C'est-à-dire, le travail dit aliénant, c'est le travail qui est plutôt un travail
15:25 routinier, les coordonnées sont plutôt négatives.
15:28 C'est un travail purement instrumental, gagner sa vie, et moyennant un effort qui
15:33 ne vous permet pas d'exprimer grand-chose de ce que vous êtes.
15:36 Ça, c'est le premier point.
15:38 Le deuxième, qui a toujours été souligné, encore une fois, depuis Aristote, en passant
15:43 par Hegel, par Marx, par Hannah Arendt, jusqu'à aujourd'hui, Galbraith et d'autres, c'est
15:50 l'idée que le travail est la manière pour nous d'agir et d'agir sur le monde, de
15:56 résoudre les problèmes qui se posent à nous.
15:59 On ne peut pas le négliger.
16:01 Simplement, ce travail-là, il est arrimé à l'acquisition de compétences et au souci
16:07 de se former sans cesse.
16:08 Ça, c'est un autre défi considérable.
16:11 On ne peut plus imaginer aujourd'hui une société où vous acquérez des compétences
16:14 et après, c'est fini.
16:15 Mais Pierre-Michel Menger, parmi les personnes qui ont manifesté, qui manifesteront peut-être
16:20 aujourd'hui, il y avait par exemple beaucoup d'enseignants.
16:22 A priori, l'enseignement n'est pas une tâche routinière.
16:26 Alors, on peut évoquer le salaire des enseignants, qui lui peut largement être perçu comme
16:32 étant insuffisant.
16:33 Mais en tout cas, ça n'est pas un métier qui est justement condamné à la répétition
16:39 des mêmes gestes et des mêmes propos.
16:41 Et pourtant, il y a cette sensation que les enseignants, par exemple, ne sont pas satisfaits
16:47 de la manière dont ils travaillent.
16:49 Oui, je peux en parler.
16:51 Je travaille sur ces questions de l'enseignement, notamment à propos des mathématiques, qui
16:55 est un sujet qui fait beaucoup parler aujourd'hui en France parce que les performances scolaires
17:00 sont très médiocres et que par ailleurs, l'école mathématique française est glorieuse.
17:05 Mais pour combien de temps ? L'enseignement est un métier qui est devenu très difficile.
17:09 Il est soumis à une série de normes, d'injonctions de plus en plus nombreuses.
17:15 Et le sens du métier est effectivement en tension très forte.
17:19 Si vous ajoutez que le salaire n'est pas extraordinaire et que la gestion des carrières
17:26 est assez administrative, voilà, ça donne un certain nombre de raisons de comprendre
17:32 que ce monde de l'enseignement est dans une situation difficile et en tension.
17:37 C'est un monde en colère.
17:38 C'est un monde qui peut-être est en colère, en tout cas qui demande une amélioration
17:43 de ses conditions, certainement de rémunération de travail.
17:46 Les concours de recrutement de l'enseignement, j'ai examiné ça dans mon cours cette année
17:49 qui était consacré à la méritocratie et au phénomène des concours.
17:52 Les concours d'enseignants, de recrutement des enseignants sont parmi ceux dont l'attractivité
17:57 dégringole le plus vite.
17:58 Donc ça, c'est ennuyeux.
18:00 De l'autre côté se développent les dukteks, les technologies qui vont précisément augmenter
18:06 une partie de la prestation des enseignants.
18:09 Donc on peut encore une fois raisonner en termes dynamiques en disant il se passera
18:12 autre chose.
18:13 Les enseignants eux-mêmes, mais il faut comprendre enfin que l'enseignement c'est une activité
18:18 à trois.
18:19 C'est l'élève, c'est l'enseignant et c'est la famille.
18:23 Et les familles sont responsables d'une part considérable de la productivité de l'enseignement
18:29 auprès des élèves et de la productivité de l'activité des enseignants eux-mêmes.
18:33 Et ça, c'est un point qui est de mieux en compris et qui est bon.
18:38 Voilà, il y a maintenant une industrie du coaching qui devrait se démocratiser.
18:42 Les parents.
18:43 Un de mes collègues fait du coaching ou intervient sur le coaching parental à l'égard de la
18:49 formation en mathématiques.
18:50 Et c'est une très bonne idée.
18:51 Pierre-Michel Menguer, je rappelle que vous êtes professeur au Collège de France.
18:56 Vous avez notamment publié le travail créateur aux éditions du Seuil.
18:59 On se retrouve dans quelques instants pour évoquer une autre forme de travail, le travail
19:04 artiste, le travail créateur, comme le dit le titre de votre ouvrage.
19:09 Et on va continuer d'évoquer les différentes relations que l'on peut avoir à son travail.
19:16 Il est 8h sur France Culture.
19:17 Et pour en parler, nous sommes en compagnie de Pierre-Michel Menguer.
19:23 Vous êtes sociologue, professeur au Collège de France.
19:26 On vous doit notamment le travail créateur aux éditions du Seuil.
19:29 Alors, on vient de parler de la casserole, non pas le travail de la casserole, le travail
19:34 de cuisinier Pierre-Michel Menguer, mais la casserole comme instrument destiné à faire
19:39 entendre la colère et notamment la colère dans le sillage de la réforme des retraites.
19:46 Votre point de vue sur ce que vient de dire mon camarade Stéphane Robert ?
19:50 D'abord, on est bien à France Culture parce qu'on a eu une généalogie de la casserole
19:56 qui est assez brillante.
19:57 Et donc, les auditeurs sauront tout sur la culture de la protestation par la casserole.
20:01 Mon idée, c'est que comme il y aura une réforme qui viendra assez rapidement dans
20:07 quelques années, il faut maintenant s'atteler à une nouvelle réforme.
20:12 Les Suédois ont mis 10 ans à faire une nouvelle réforme des retraites.
20:16 Eh bien, je pense que la prochaine, il faut commencer maintenant.
20:20 Et mon autre observation, elle est un peu différente.
20:23 C'est qu'il tambourine aujourd'hui autre chose en Europe.
20:28 C'est la tragédie ukrainienne.
20:31 Et je pense qu'à mon sens, le métier ou la fonction du président de la République
20:37 a basculé.
20:38 Il y a un sens du tragique qui est entré dans la conscience d'un président comme le président
20:44 Macron en 2022.
20:47 Et que ça a beaucoup modifié les coordonnées de notre perception de ce que peut être la
20:54 fonction présidentielle.
20:55 D'un côté, en France, elle est exposée évidemment à la protestation pour les raisons
21:00 que vous avez évoquées.
21:01 Et de l'autre, je pense que nous devons avoir en permanence un écho de ce qui est une des
21:08 tragédies de l'histoire actuellement.
21:10 Et elle est non seulement ukrainienne, mais elle tient à la géopolitique mondiale qui
21:15 se modifie profondément.
21:17 Un ami m'a parlé, qui assistait à la discussion entre Emmanuel Macron et Xi Jinping, de loin,
21:24 sans entendre, et m'a dit quelle était l'intensité extraordinaire des échanges tendus entre
21:31 un président de la Chine et un président français sur des dimensions qui font l'histoire
21:37 maintenant, mais de manière peut-être moins visible et moins bruyante, mais probablement
21:42 avec des effets beaucoup plus puissants et à plus long terme.
21:45 Et je pense que ce sens du tragique, il ne faut pas l'oublier.
21:48 Nous avons évoqué ensemble la question du travail, la question des retraites.
21:53 Pierre-Michel Menger, vous avez beaucoup étudié le travail créateur, le travail artiste,
21:59 qui constitue pratiquement l'envers du travail ordinaire.
22:03 Et j'ai envie de dire, parce que, à la différence du travail ordinaire, le travail
22:09 artiste lui fait envie, pourquoi l'artiste, comme travailleur, est perçu comme une forme
22:15 d'idéal ?
22:16 C'est un idéal qui remonte, encore une fois, il y a une généalogie de cette conception-là,
22:24 parce que c'est un travail qui a la particularité d'être d'abord largement autonome.
22:31 Un individu qui serait subordonné dans l'exercice d'une fonction de création ne serait pas
22:37 artiste lui-même, puisqu'on lui imposerait un certain nombre de coordonnées pour faire
22:41 son travail.
22:42 Ça ne marche pas comme ça.
22:43 Donc, il y a un sentiment d'indépendance, d'autonomie qui est revendiqué, qui est
22:47 fonctionnel.
22:48 Et d'autre part, c'est une activité qui doit essentiellement franchir des obstacles,
22:55 tâtonner.
22:56 Il y a une magnifique citation de notre cher camarade Karl Marx, auquel d'ailleurs le
22:59 Collège de France consacrera un colloque au mois de juin.
23:03 Marx et le Collège de France, je vous le signale.
23:07 Marx disait, le travail, par exemple, d'un compositeur de musique, c'est une affaire
23:11 extrêmement sérieuse et il faut y déployer beaucoup d'efforts.
23:16 Mais ces efforts sont paradoxaux, parce que ce n'est pas le travail posté, le travail
23:20 subordonné, le travail salarié classique où on vous donne un certain nombre de consignes
23:28 pour réaliser ce que vous avez à faire.
23:29 C'est à vous de l'inventer.
23:31 Évidemment, il y a une dimension d'autonomie, mais il y a aussi une dimension de prise de
23:35 risque parce que, tout simplement, beaucoup sont attirés vers ces métiers où le sentiment
23:43 de pouvoir exprimer sa personnalité est très puissant.
23:46 Il est extrêmement gratifiant.
23:48 Et en même temps, il y a des risques.
23:51 Il y a deux types de risques.
23:53 D'abord, c'est de ne pas y arriver, de tâtonner.
23:56 Le cours du travail est extraordinairement sinueux.
23:59 Vous passez par des moments d'exaltation, d'enthousiasme, et puis ensuite par des moments
24:04 de dépression, parce qu'il faut contrôler les choses, qu'elles n'avancent pas aussi
24:09 vite qu'on le voudrait.
24:10 C'est très, très bien documenté par les artistes eux-mêmes, qui depuis des dizaines
24:15 et des centaines d'années ont le souci d'analyser eux-mêmes ce qui leur échappe d'une certaine
24:20 manière.
24:21 Ils aimeraient pouvoir trouver le moyen de travailler plus aisément, mais ça ne marche
24:25 pas comme ça.
24:26 Et donc, dans le cours que j'ai donné sur ce sujet-là, la question de comment achever
24:30 une œuvre, d'ailleurs, je crois qu'il passe en ce moment très tôt le matin sur France
24:34 Culture, et j'en suis très heureux.
24:36 C'est un beau symbole de la collaboration entre le Collège de France et France Culture.
24:41 Eh bien, je décris tous ces phénomènes-là.
24:43 Le phénomène à la fois du sentiment de liberté, d'émancipation par rapport à un cadre standard
24:51 d'activité, l'absence de routine, mais qui doit être conquise en permanence, et en même
24:57 temps le risque d'échouer et deuxièmement le risque de ne pas atteindre un public.
25:03 C'est un risque énorme.
25:05 C'est ça qui est étonnant, Pierre-Michel Menger, parce qu'on voit que c'est un métier,
25:09 le métier d'artiste, où la dispersion des carrières est particulièrement importante.
25:15 Absolument, oui.
25:17 Les revenus et les chances de carrière durable et gratifiantes des artistes sont extraordinairement
25:25 inégaux.
25:26 C'est tout à fait spectaculaire.
25:29 Les données sont toujours les mêmes.
25:31 20% des artistes cumulent à peu près 80% des revenus.
25:37 Et c'est à peu près la même chose quand on fait l'équation en temps de travail.
25:40 20% des artistes, quand ils travaillent au projet et qu'on peut comptabiliser le temps
25:45 de travail des artistes, cumulent 80% du temps de travail disponible.
25:50 Autrement dit, beaucoup se sentent appelés vers des métiers extrêmement attirants et
25:56 gratifiants et peu vont vraiment réussir au sens monétaire du terme.
26:02 Beaucoup essaieront de se stabiliser dans ces métiers-là et pour y arriver, ils doivent
26:07 déployer des stratégies qui sont typiquement celles, par exemple, de la multiactivité.
26:13 C'est-à-dire, une activité dite de vocation et une activité complémentaire qui, au départ,
26:19 peut être d'ailleurs beaucoup plus rémunératrice que l'activité de vocation, mais dont on
26:23 voudrait se débarrasser progressivement.
26:25 Par exemple, être enseignant ou être journaliste ou dans ces métiers artistiques, là où
26:31 il y a un enseignement de ces arts-là, en arts plastiques, en musique, en littérature
26:38 d'une certaine manière, en tout cas aux États-Unis.
26:40 Ce sont des métiers qui servent de protection, en quelque sorte.
26:44 Et il y a beaucoup d'autres mécanismes, les aides publiques, etc.
26:48 Ça veut dire que ces artistes n'échappent pas finalement à la servitude, puisque dans
26:53 les représentations du mauvais travail, Pierre-Michel Menger, il y a la routine.
26:57 C'est quelque chose que les artistes sont censés ne pas connaître, mais il y a aussi
27:02 la suggestion et même si c'est une autre forme de suggestion, beaucoup d'artistes
27:07 se plaignent par exemple des rouages administratifs, des personnes auprès de qui ils doivent demander
27:14 des subventions.
27:15 Bref, c'est une autre forme d'hétéronomie, de manière d'être dépendant d'une loi
27:22 que vous ne maîtrisez pas.
27:23 Oui, c'est tout à fait exact.
27:26 Il y a, comme je le dis, c'est une culture de risque, mais on l'apprend.
27:31 Et le propre d'un artiste professionnel, c'est de savoir aménager son activité
27:37 pour gérer le risque de manière continue.
27:40 Il doit effectivement constituer des dossiers pour des projets, mais il doit aussi pouvoir
27:47 dégager du temps entièrement libre.
27:49 Il doit pouvoir s'associer à d'autres artistes.
27:51 La mutualisation d'un certain nombre de risques dans des collectifs peut être une
27:55 solution, en tout cas temporaire.
27:57 On a beaucoup d'exemples d'artistes qui partagent des ressources entre eux et qui
28:02 forment des collectifs.
28:04 Ça marche un certain temps.
28:05 Si un artiste, d'un coup, dans ce collectif commence à percer, il va y avoir un écart
28:11 de réussite qui va commencer à déstabiliser le modèle.
28:13 Mais on a beaucoup de solutions possibles.
28:17 Et une des manières de vivre la vie d'artiste, c'est de les essayer, d'expérimenter
28:21 tout le temps.
28:22 Ce qui fait aussi qu'on voit beaucoup d'artistes agglomérés dans des grands centres urbains,
28:27 parce que ces ressources sont plus importantes, parce que, par exemple, ils vont se déplacer
28:31 dans des quartiers dont le loyer et les coûts de la vie sont moins élevés et donc permettre
28:38 à ces groupes d'artistes de s'y installer.
28:42 Et puis, progressivement, ça va contribuer à la gentrification de ces quartiers et donc
28:47 ils vont en être écartés parce que les loyers ont monté, etc.
28:51 Mais il y a tout un ensemble de stratégies qui fonctionnent.
28:55 Et puis maintenant, il y a toutes les technologies qui, évidemment, favorisent plus ou moins
29:00 la production d'une réputation et son rendement.
29:06 Dans les caractéristiques du métier d'artiste, il y a effectivement le fait, et ça aussi
29:11 c'est un paradoxe, on a la sensation que c'est un métier solitaire, alors qu'en
29:14 réalité, c'est un métier d'échange.
29:15 Oui, c'est ce que je disais à propos des effets d'agglomération.
29:21 Vous ne pouvez pas vivre une vie d'artiste et de créateur et même, je l'appliquerais
29:27 volontiers, les raisonnements au monde des sciences, même s'il y a beaucoup d'autres,
29:31 beaucoup de différences, parce que les sciences, ce sont les jugements des pairs.
29:35 Les artistes s'adressent à des publics profonds, mais aussi à des professionnels.
29:39 Mais ils vivent d'échanges, littéralement.
29:42 Un romancier qui ne vit pas d'échanges, d'abord d'échanges avec son environnement,
29:48 avec toutes sortes d'expériences biographiques, n'a rien à communiquer dans un travail
29:53 de romancier.
29:54 C'est vrai pour tous les métiers artistiques.
29:56 On a une maximisation de l'interaction.
30:01 C'est une des manières dont les individus apprennent sans arrêt.
30:04 Apprendre, c'est prendre le point de vue d'autrui, confronter ses situations à
30:08 celles de l'autre, expérimenter, tester des solutions, faire lire.
30:13 Quand vous regardez une exposition au Sénat qui montre une collection d'artistes, les
30:21 artistes collectionnent les œuvres de leurs pairs, de leurs camarades et collègues.
30:28 On a comme ça de multiples preuves que le travail se nourrit de cette interaction.
30:34 Évidemment, c'est une interaction qui est complexe, parce qu'elle est à la fois
30:39 de coopération, de coproduction à certains égards et aussi de compétition.
30:45 Ce que l'on appelle d'un mot un peu valise la coopétition est une ressource d'une
30:52 certaine manière assez puissante pour y arriver.
30:56 Les choses se modifient au fil du cycle de vie des artistes.
31:01 Vous démarrez votre vie d'artiste en ayant le sentiment que le monde vous appartient.
31:08 Gustave Courbet disait "si je n'arrive pas à Paris avec l'idée que je vais révolutionner
31:13 la peinture, ce n'est même pas la peine de commencer".
31:15 Autrement dit, la surestimation de soi ou la grande confiance en soi est une sorte de
31:20 propriété fonctionnelle de la gestion de l'incertitude.
31:23 Et puis après, vous passez par les étapes successives de la carrière.
31:28 Vous voyez des jeunes essayer de vous bousculer aussi, qui peuvent déstabiliser votre position.
31:34 Et puis vous devez avancer et ceux qui arrivent à stabiliser des réputations vont traverser
31:39 ce processus-là.
31:40 Il y a un magnifique livre de Didier Anzieux, le psychanalyste, qui s'appelle "Le corps
31:47 de l'œuvre" et qui décrit tout ça extrêmement bien.
31:51 On va entendre un artiste évoquer son métier, le peintre Léon Schwartzabris.
31:57 "Je suis en train de finir cette peinture, ou plutôt battler cette peinture, cette peinture
32:05 activement faite pour la circonstance.
32:08 Comme tout travail de circonstance dans l'art, c'est esthétiquement guère valable.
32:15 Je ne crois pas que ça vaut quelque chose au point de vue couleur.
32:19 Comme je suis peintre figurative, forcément, il faut néanmoins que le sujet dont je veux
32:28 exprimer soit non seulement interprété, mais représenté aussi.
32:33 Et alors, en ce cas, je ne crois pas que je vais montrer cette peinture.
32:39 Il ne me reste pas grand-chose, naturellement, pour terminer.
32:42 Je vais la prendre un autre jour."
32:44 Un commentaire Pierre-Michel Menger sur ce que vient de dire le peintre Léon Schwartzabris.
33:01 "On va lui laisser la propriété de sa parole et je vais donner un contrepoint, si vous
33:07 me le permettez, en citant un extrait du discours de réception du prix Nobel de littérature
33:12 par Patrick Modiano en 2014, qui donnera d'une certaine manière un éclairage par le verbe
33:19 de ce que ce peintre peut dire sur son art.
33:22 Curieuse activité solitaire que celle d'écrire, vous passez par des moments de découragement
33:26 quand vous rédigez les premières pages d'un roman.
33:29 Vous avez chaque jour l'impression de faire fausse route et alors la tentation est grande
33:33 de revenir en arrière et de vous engager dans un autre chemin.
33:36 Il ne faut pas succomber à ces tentations, mais suivre la même route.
33:40 C'est un peu comme d'être au volant d'une voiture la nuit en hiver et rouler sur le
33:45 verglas sans aucune visibilité.
33:46 Vous n'avez pas le choix, vous ne pouvez pas faire marche arrière, vous devez continuer
33:50 d'avancer en vous disant que la route finira bien par être plus stable et que le brouillard
33:55 se dissipera."
33:56 Voilà, et c'est exactement comme ça qu'on peut penser une partie de l'activité.
34:02 Roland Barthes avait fait un livre extraordinaire qui s'appelle "La préparation du roman"
34:07 où il décrit de manière quasi phénoménologique cette situation où il faut sans arrêt tâtonner,
34:13 avancer, recommencer, repartir.
34:15 Et quand on a fini un ouvrage, il faut repartir vers un autre ouvrage.
34:19 Et donc il y a un sentiment à la fois d'abandon du projet et de repart à l'assaut, à la
34:27 conquête.
34:28 Ce que vous décrivez, c'est plutôt un travail à l'assisif.
34:31 Je ne suis pas sûr que ce travail ait beaucoup de sens.
34:34 Le fait de recommencer, pourquoi recommencer ? Pourquoi faut-il se lancer dans ces entreprises
34:40 qui semblent extrêmement désagréables d'après ce que vous dites, Pierre-Michel Menger ?
34:44 Mais là, l'équation n'est pas la pénibilité versus le plaisir.
34:49 C'est l'alternance d'état qui est fonctionnelle.
34:52 Vous devez passer par des moments où vous vous inventez.
34:55 Inventer, ce n'est pas une propriété naturelle.
34:58 Ce n'est pas le ver à soi.
34:59 Pour citer encore une fois des comparaisons illustres, Milton n'a pas écrit "Le parapluie
35:04 comme un ver à soi tisse son ver à soi".
35:06 Il est passé par tous les états que j'ai décrits.
35:09 On peut même citer d'excellentes analyses qui montrent comment Picasso a dû contrarier
35:15 sa facilité extrême à peindre au début de sa carrière.
35:18 Il était un virtuose extraordinaire.
35:21 Il était capable de reproduire dans un style extrêmement classique des œuvres et d'inventer
35:26 des figures dans un style classique.
35:28 Et la première chose qu'il a dû apprendre, c'était à désapprendre sa facilité.
35:32 Et c'est comme ça qu'il est devenu Picasso.
35:34 Autrement dit, il y a une manière de se relancer sans arrêt dans l'épreuve qui fait partie
35:40 du métier.
35:41 Parce que c'est la condition de l'invention.
35:43 L'invention, c'est produire quelque chose de nouveau.
35:47 C'est par définition ne pas pouvoir extrapoler le passé.
35:49 Bien sûr, vous ne vivez pas tous les jours avec l'idée que vous allez révolutionner
35:53 tout le temps tout.
35:54 Vous devez constituer des sécurités.
35:56 On a l'impression qu'il y a chez beaucoup d'artistes une propension à refaire sans
36:02 cesse la même chose.
36:03 C'est peut-être ce qu'on appelle le style parfois.
36:05 C'est peut-être aussi ce qu'on appelle une certaine forme de facilité et de propension
36:13 à reproduire les mêmes gestes.
36:15 Pierre-Michel Menger.
36:16 C'est pour ça que vous allez graduer la valeur et la réputation des artistes en fonction
36:20 du coefficient d'inventivité qu'ils ont.
36:23 Évidemment, il y a trois positions possibles.
36:26 Il y a ceux qui essaient de se renouveler sans arrêt au risque d'échouer et de voir
36:32 des œuvres qui seront interminables.
36:34 Pessoa a laissé des milliers de pages d'œuvres qu'il n'a jamais publiées.
36:38 C'était une exigence à l'égard de lui-même.
36:41 Autrement dit, il y avait une sorte de perfection de l'imperfection radicale.
36:44 Il y a l'autre solution qui est d'écrire à la chaîne, d'écrire des romans que
36:48 bientôt les robots et l'intelligence artificielle pourront écrire plus vite que ceux qui les
36:53 font.
36:54 Il y a une littérature commerciale habituelle qui satisfait un certain public.
36:58 Et il y a une troisième position qui est de trouver le moyen d'équilibrer les défis
37:04 en se lançant dans des œuvres difficiles et d'exploiter par ailleurs des choses qui
37:08 ont pu fonctionner.
37:09 Et ça, c'est une bonne manière de faire.
37:12 Autrement dit, c'est ce qu'on peut appeler une variété de projets qui vous permettent
37:16 d'avoir le sentiment d'avancer, de vous renouveler tout en n'étant pas exposé sans
37:21 arrêt à l'épreuve la plus difficile.
37:22 Et ça, c'est très commun.
37:23 Et on peut l'étudier.
37:25 C'est très bien documenté.
37:27 Je l'ai montré pour le cas de Rodin.
37:29 Il y a toutes sortes de stratégies possibles pour le faire.
37:32 Quand j'ai terminé un cours au collège sur la citation de toutes sortes de romanciers,
37:39 y compris qui écrivent de la littérature pour la jeunesse, mais d'autres qui ne sont
37:42 pas connus du tout, au lieu de parler simplement de Joyce ou de Flaubert ou de Proust, j'ai
37:48 voulu donner la parole à ceux-là aussi, qui sont un peu plus invisibles.
37:51 Eh bien, c'était exactement les mêmes termes.
37:54 On doit se renouveler.
37:56 On ne peut pas se renouveler sans arrêt, etc.
37:58 Et en même temps, on n'est jamais sûr d'atteindre le but et de vivre correctement de tout ça.
38:03 Donc, c'est une équation assez complexe.
38:06 Et c'est ce qui explique aussi qu'on peut avoir recours à des substances, à toutes
38:12 sortes de choses pour traverser l'épreuve, qui sont très banales et qui sont très connues.
38:18 Mais échanger avec les collègues pour savoir qu'on n'est pas le seul à vivre de cette
38:24 manière-là est aussi une manière essentielle de se normaliser dans la normalité d'une
38:28 certaine manière.
38:29 Ce contexte que je voudrais vous soumettre, Pierre-Michel Menger, Christophe Boltanski,
38:34 c'était en 1996 pour l'émission télévisée Le Cercle de Minuit.
38:39 Il évoquait l'instinct artistique, puis son travail sur, je cite, ce qu'est une
38:45 œuvre d'art.
38:46 C'est toujours instinctif le travail artistique.
38:48 Vous savez, on passe devant une caserne et on voit une fenêtre allumée et on écrit
38:54 un livre de 300 pages sur la vie militaire.
38:56 Et c'est toujours comme ça.
38:59 C'est-à-dire qu'un tout petit point de départ et puis après ça c'est autre chose.
39:03 Et en même temps, un artiste raconte toujours plus ou moins la même histoire.
39:06 Moi, je crois beaucoup qu'un peintre de mon genre, c'est quelqu'un qui a eu une
39:13 sorte de choc premier ou d'histoire première, qui est dans mon cas arrivé dans l'enfance
39:20 et qui peut arriver plus tard.
39:21 Et après ça, toute sa vie, on ne cesse de re-raconter la même chose.
39:24 Mais il n'y a pas de réel changement.
39:26 Moi, je suis frappé par exemple que j'ai fait un petit livre en 68, 69 et qu'en fait
39:34 dans ce petit livre que j'ai fait en 69, il y a tout mon travail.
39:36 Je n'ai rien inventé depuis.
39:37 Je pense toujours que par exemple, il y a une chose que j'ai fait à Paris-Hawkeye
39:42 de la Gare et également à New York dans une église qui était de vendre des vêtements
39:47 usagés pour un prix très, très bas.
39:49 Donc, je faisais livrer une tonne de vieux vêtements qui étaient disposés en tas et
39:53 tout le monde pouvait les acheter.
39:56 Donc, il y avait un travail disons sur l'idée de qu'est-ce qu'une œuvre d'art.
40:00 C'est-à-dire que pour ceux qui savaient qu'ils étaient un artiste, ces dispositions
40:04 de tas de vêtements étaient comme une installation artistique.
40:06 Et pour la plupart des gens qui venaient, c'est seulement un endroit où on pouvait
40:09 acheter des vêtements.
40:10 Donc ça, ça m'intéressait.
40:11 Un mot sur ce que vient de dire Christophe Boltanski, Pierre-Michel Menger.
40:15 Il y a une sorte de génétique de la personnalité de l'artiste.
40:20 On doit s'inventer, mais on ne peut pas se renouveler à tour de bras tout le temps.
40:24 Et en même temps, on doit durer et se développer.
40:27 Et donc, c'est une dialectique des forces.
40:29 L'idée qu'il y a une cohérence profonde est certainement une idée essentielle.
40:35 Chacun cherche une sorte de fil directeur dans une situation qui peut être parfois
40:40 labyrinthique à inventer, créer, chercher.
40:43 Pour les scientifiques, c'est ça aussi.
40:45 Donc, il faut un sentiment de mise en cohérence pour que ça ne se dissipe pas dans toutes
40:51 les directions.
40:52 Et en même temps, il faut le coefficient de renouvellement.
40:56 Donc, on a cette histoire et ça se voit aussi dans l'effet d'Aubaine.
41:02 Christian Boltanski parle d'un détail qui, tout d'un coup, suscite quelque chose.
41:06 Il y a un côté prédateur de l'artiste et l'ouverture à ce qu'on appelle aussi la
41:11 serendipity, c'est-à-dire la surprise.
41:13 Il faut incorporer ces choses-là, mais on ne les incorpore pas n'importe comment.
41:18 C'est parce qu'on a l'idée de quelque chose, d'un cadre dans lequel ça pourrait s'incorporer,
41:24 même de manière inconsciente.
41:25 C'est ce que un psychanalyste comme Anton Erentzweig appelle l'ordre caché de l'art,
41:29 un scanning inconscient où vous pouvez balayer toutes sortes d'informations et repérer
41:35 celles qui vont faire sens et qui auront un certain relief et que vous allez incorporer.
41:41 Parce que vous voyez toutes sortes de choses et que vous ne pouvez pas faire votre miel
41:44 de toutes sortes de choses.
41:45 Donc, il faut sélectionner et sélectionner, puis travailler et essayer et ensuite faire
41:51 travailler l'inconscient là-dessus.
41:53 Et c'est une description qui vaut exactement de la même manière pour une partie de l'activité
41:58 d'invention scientifique.
41:59 NICOLAS : Merci beaucoup Pierre-Michel Menguer de nous avoir accompagnés ce matin.
42:04 Je rappelle que vous êtes professeur au Collège de France et on peut par exemple dire de vous
42:09 le travail créateur aux éditions du Seuil.
42:12 Dans quelques secondes, le point sur l'actualité.