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Le physicien Etienne Klein publie "Courts circuits" (Gallimard), un éloge des "passerelles intellectuelles" entre les différentes disciplines, physique et philosophie, mathématique et littérature.

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Transcription
00:00 Bonjour Etienne Klein, bonjour à tous, merci d'être avec nous ce matin sur France Inter.
00:05 Vous êtes physicien au CEA, le commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives.
00:10 Vous êtes également philosophe des sciences et vous ne détestez pas la radio puisque
00:15 vous êtes aussi le producteur de l'émission "Le Pourquoi du Comment".
00:17 C'est sur France Culture, quatre minutes tous les jours pour répondre à une question
00:21 scientifique.
00:22 Je recommande vivement, nous aurons un peu plus de quatre minutes ensemble ce matin
00:26 pour parler de ce livre "Court-Circuit" publié il y a quelques jours aux éditions
00:31 Gallimard.
00:32 C'est un essai qui ne surprendra pas ceux qui vous suivent depuis plusieurs années,
00:36 qui connaissent votre goût pour des sujets apparemment sans lien entre eux.
00:41 Parce que ce livre c'est un plaidoyer pour casser les murs qui séparent encore les disciplines
00:45 physique et philosophie notamment, qui séparent culture scientifique et culture populaire,
00:51 intelligence de l'esprit d'un côté, intelligence de la main de l'autre.
00:54 On va parler de tout cela, parler aussi de la place des sciences dans notre pays, de
00:58 la formation des jeunes.
00:59 Le président de la République a annoncé hier une réforme de l'enseignement professionnel.
01:03 Je suis sûr que ça vous passionne.
01:04 Et puis l'intelligence artificielle, Pierre Aski en a dit un mot à l'instant, et sa
01:08 place grandissante dans nos vies sur tous ces sujets.
01:10 J'attends pour vous les questions des auditeurs et des auditrices de France Inter, 01 45 24
01:16 7000 et via l'application France Inter.
01:19 Etienne Klein, vous l'écrivez au début de votre livre, cette bataille contre les barrières
01:23 entre les disciplines, elle n'est pas nouvelle.
01:25 D'autres avant vous ont éprouvé le besoin de les faire tomber.
01:28 Il y a un vibrant hommage au philosophe Michel Serres qui a disparu en 2019.
01:32 D'où vient le besoin de plaider à nouveau pour ce que vous appelez les courts circuits ?
01:37 Alors, ce n'est pas un livre sur l'interdisciplinarité.
01:39 Il s'agit simplement de promouvoir une sorte de souci de cohérence.
01:45 Vous parliez des liens entre la physique et la philosophie, par exemple, qui sont assez
01:48 ténus dans l'enseignement.
01:49 Mais prenez une question comme le temps qui m'a intéressé avec d'autres pendant plusieurs
01:53 années.
01:54 Les philosophes parlent du temps, les physiciens parlent du temps.
01:58 Ce constat invite à poser une première question qui est quand les physiciens parlent du temps,
02:03 est-ce qu'ils parlent de la même chose que les philosophes ?
02:05 Si la réponse à cette question est non, pourquoi c'est le même mot ?
02:08 En en prenant le même mot dans les deux cas, on crée de la confusion.
02:11 Si au contraire, on considère qu'ils parlent de la même chose, une deuxième question
02:15 advient qui est est-ce que les physiciens et les philosophes disent la même chose ou
02:20 les mêmes choses de cette même chose qui est le temps ?
02:21 Et la réponse là est évidemment non.
02:24 Et donc à qui doit-on faire confiance ?
02:26 Est-ce que le discours philosophique doit tenir compte des découvertes positives faites
02:31 par les physiciens ?
02:32 Pensez aux dernières découvertes, par exemple, les ondes gravitationnelles en 2016, ou bien
02:37 le boson de Higgs, une particule qui avait été prédite 48 ans à l'avance, qui a
02:41 été détectée pour la première fois en 2012.
02:42 Ces deux découvertes disent des choses sur le temps.
02:45 Est-ce qu'on doit intégrer ces choses dans nos façons de penser le temps ?
02:49 Voilà la question qui m'intéresse.
02:50 Sur cette question du temps, vous faites un rapprochement assez inattendu, je dois le
02:55 dire, entre le grand scientifique Albert Einstein et le très grand groupe de rock que sont
03:00 les Rolling Stones.
03:01 Oui, alors ça c'est un court-circuit qui n'est pas le plus génial qu'on puisse imaginer.
03:05 Il se trouve que j'ai une passion pour Albert Einstein et également pour les Stones.
03:09 Alors quand on cherche à faire un court-circuit entre les deux, quand on cherche, on trouve
03:13 si on aime.
03:14 Et par exemple, Einstein en allemand, ça veut dire une pierre.
03:17 Stones en anglais, ça veut dire les pierres.
03:19 Donc on passe du singulier au pluriel.
03:20 Mais plus sérieusement…
03:21 Ça va au-delà ce que vous…
03:22 Oui, oui, ça va au-delà parce qu'il y a l'histoire de la langue.
03:25 Einstein qui tire la langue le jour de ses 72 ans.
03:27 Les Stones qui choisissent comme logo une langue un peu plus arrondie d'ailleurs que
03:31 celle d'Einstein.
03:32 Mais surtout…
03:33 Les Stones qui nous parlent du temps aussi.
03:35 Disons que Einstein a changé la façon de penser le temps et notamment son rapport à
03:40 l'espace.
03:41 Les Stones ont changé la façon d'être jeune et la façon d'être vieux.
03:44 Je les ai vus cet été et je pense que la médecine ne fera pas de progrès tant qu'on
03:50 n'aura pas autopsié Mick Jagger.
03:52 Il a 80 ans et il court comme un lapin, il chante pendant deux heures et demie.
03:57 Mais surtout, ils se sont rencontrés…
03:59 Ça veut dire que quand on regarde la carrière des Stones, on a une réflexion sur le temps
04:04 qui est différente parce que leur rapport au temps quand ils sont jeunes et quand ils
04:07 sont vieux a radicalement été bouleversé.
04:11 Et si je les rapproche d'Einstein, c'est parce qu'en fait ils se sont rencontrés
04:15 à distance dans le temps si j'ose dire.
04:17 Einstein, quand il a quitté l'Europe en 1933 à cause d'Hitler évidemment.
04:21 Hitler et Einstein appartenaient à deux galaxies antipodiques.
04:25 C'est clair et net.
04:27 Mais Einstein a tenu à faire un discours à Londres le 3 octobre 1933 dans le Royal
04:33 Albert Hall dans lequel il fait l'éloge de la liberté et il explique qu'il va falloir
04:37 se battre pour la liberté.
04:39 Et c'est le moment où il cesse d'être pacifiste.
04:42 Et il se trouve que les Stones, 30 ans plus tard, le 17 septembre 1963, ont donné un
04:48 de leurs premiers concerts dans cette même salle.
04:50 Et ça veut dire qu'ils ont traversé la rémanence du halo symbolique d'Einstein
04:57 quand ils ont joué dans cette salle.
04:58 - Alors vous vous interrogez sur la relation entre les disciplines.
05:02 Vous citez notamment le philosophe Jean-Pierre Dupuis qui est aussi ingénieur et qui pointait
05:06 l'an dernier, juin 2022, vous le citez donc c'est après la crise du Covid, l'incroyable
05:11 inculture de nombreux intellectuels français en matière scientifique et technique a commencé
05:16 par leur rapport aux mathématiques.
05:18 Est-ce que vous faites le même constat ? Est-ce que c'est aussi peut-être un problème français ?
05:23 - Ça je ne sais pas dire.
05:24 Moi je ne serais pas aussi sévère que Jean-Pierre Dupuis mais il est vrai que quand on est un
05:29 intellectuel et qu'on parle du Covid par exemple, il faut savoir ce qu'est une exponentielle.
05:33 Si on ne le sait pas, voilà. Il me semble que pendant cette période, on a eu une occasion
05:39 historique de faire de la pédagogie scientifique et on ne l'a pas saisi comme on aurait dû
05:42 le faire.
05:43 On a beaucoup parlé de... Par exemple quand on parlait des tests ou des vaccins, on disait
05:47 ils sont efficaces à 95% et on n'a jamais expliqué ce que voulait dire ce 95%.
05:53 Et je pense qu'on a raté l'occasion d'expliquer les différentes méthodologies de la science.
05:58 Des sciences, parce que toutes n'ont pas la même.
05:59 Les sociologues ne travaillent pas comme les biologistes qui ne travaillent pas comme les
06:02 physiciens théoriciens. Mais on avait l'occasion d'expliquer s'agissant des traitements, ce
06:06 qui est un essai en double aveugle, ce qui est un essai randomisé, pourquoi il ne faut
06:10 pas confondre corrélation et causalité, etc.
06:12 Et on ne l'a pas suffisamment fait pour laisser plutôt place à des controverses qui étaient
06:16 parfois factices et prématurées.
06:18 Parce qu'on a donné la parole aux mauvaises personnes, il fallait uniquement interroger
06:21 des épidémiologistes et pas d'autres personnes ?
06:23 Non, je pense qu'il fallait interroger des gens qui, en réponse aux questions, disaient
06:27 "nous". Nous savons que... et nous nous demandons si... qui engagent un collectif.
06:33 La science, ce n'est pas un travail individuel.
06:34 Ce qu'on demande à un scientifique, ce n'est pas de ne jamais se tromper, ce n'est pas d'être
06:38 objectif parce que personne ne l'est.
06:40 Ce n'est pas de ne pas subir d'influence, puisque tout le monde subit des influences.
06:43 Ce qu'on demande à un scientifique, c'est d'être honnête dans un sens très particulier.
06:48 Être honnête, ça veut dire faire des travaux, obtenir des résultats, et avant de les mettre
06:54 sur Twitter, de les présenter à d'autres personnes qui font des travaux analogues et
06:59 s'intéressent à des sujets voisins.
07:00 Pour recueillir leurs critiques.
07:02 Etienne Klein, où est la résistance malgré les appels, malgré les travaux, notamment
07:08 ceux de Michel Serres ? Pourquoi ces chapelles demeurent ? Je cite Michel Serres qui dit,
07:14 c'est dans le livre, "on construit un campus", c'est un exemple, "on construit un campus
07:17 au nord de Paris, Condorcet, exclusivement consacré aux sciences humaines.
07:20 Le campus de Paris-Saclay au sud est principalement consacré aux sciences dures, quelques dizaines
07:25 de kilomètres les séparent.
07:26 Donc d'un côté les cultivés ignorants et de l'autre les savants incultes.
07:29 La tradition philosophique c'était exactement l'inverse".
07:32 Pourquoi ça continue ?
07:34 Peut-être qu'on a peur d'être colonisés par l'autre.
07:36 Et on veut rester avec ceux qui parlent le même langage que soi.
07:39 Mais moi je ne défendrais pas une conception scolaire de la démocratie.
07:42 Je pense qu'un citoyen qui ne s'intéresse pas aux sciences, qui en a gardé un mauvais
07:48 souvenir à l'école, qui la méprise, n'est pas un moins bon citoyen que quelqu'un qui
07:53 s'intéresse aux sciences.
07:54 Simplement, il y a des cas où ça pose un problème.
07:57 Par exemple, il y a des grandes questions qu'on va devoir débattre ensemble puisque
08:02 la technologie va changer nos façons de vivre, de travailler, ça a été discuté tout à
08:05 l'heure.
08:06 Par exemple, il y a la question de quelle est la part de nos décisions que nous sommes
08:10 prêts à déléguer à des machines.
08:11 C'est une question actuelle.
08:13 C'est la question de l'intelligence artificielle.
08:14 On ne va pas pouvoir la traiter en opinionnant, en disant "je suis pour, je suis contre".
08:18 Il va falloir travailler, travailler ces sujets.
08:20 Et donc il faut qu'une partie d'entre nous s'intéresse de très près à ce qu'il y
08:24 a derrière les technologies pour mieux nous expliquer comment nous devrions nous en servir
08:28 de façon la plus pertinente possible.
08:31 Moi je fais de la vulgarisation depuis très longtemps et j'attendais notamment du numérique
08:36 au début qui nous aide à faire de la vulgarisation, à expliquer la science.
08:40 Et d'ailleurs les philosophes des Lumières, quand ils ont écrit l'encyclopédie, je pense
08:44 à d'Alembert et d'Hydrault, ont illustré cette encyclopédie en y mettant des dessins,
08:49 des schémas, des illustrations qui expliquaient aux lecteurs comment fonctionnent les objets
08:54 techniques de l'époque.
08:55 Les outils agricoles, l'imprimerie, métier à tisser, le télescope, comment on fait du
09:01 verre, etc.
09:02 Et leur pari c'était que la technologie était vectrice de pédagogie scientifique.
09:06 Plus il y aurait d'objets présents dans la vie quotidienne des gens et plus le peuple,
09:10 comme il le disait, connaîtrait les principes scientifiques qui ont rendu ces objets possibles.
09:15 Et là-dessus ils se sont trompés.
09:16 - Parce que l'époque n'est plus du tout la même.
09:19 - Plus un objet est complexe, pensez à votre smartphone, plus il est facile de l'utiliser.
09:25 - Mais plus il est difficile d'expliquer comment il fonctionne.
09:27 - Mais personne ne sait comment marche un iPhone.
09:29 - Tout le monde sait comment fonctionne un vélo.
09:30 - Voilà, mais l'iPhone non, et ça ne nous gêne pas pour l'utiliser.
09:33 Et donc on a ce paradoxe qui est que la technologie, en s'immisçant dans nos vies, nous éloigne
09:38 de la science qui l'a rendue possible.
09:39 On n'a plus besoin de connaître la science pour faire fonctionner nos appareils.
09:42 - Vous dites qu'une partie d'entre nous va devoir s'emparer des réflexions sur l'intelligence
09:49 artificielle.
09:50 Pourquoi ? Pour expliquer aux autres ? Ça veut dire que l'ensemble des citoyens ne
09:54 peut pas le faire ?
09:55 - Si, si, bien sûr.
09:56 - Parce que ça, ça pose un vrai problème démocratique.
09:58 - Il y a un problème de compétence quand on débarque.
10:00 On ne peut pas simplement opinionner.
10:01 Il faut connaître la réalité objective et matérielle de ce à propos de quoi on discute.
10:05 Sinon, on devient ce que je ne sais plus qui appelait une société des affects.
10:10 On juge des situations à partir du halo symbolique auquel on associe les différentes technologies.
10:16 Et ça ne suffit pas.
10:17 - Et de ce point de vue-là, la situation se dégrade ? Vous diriez ça, Etienne Klein ?
10:21 - Moi, j'observe que c'est sur les grands sujets.
10:23 Il y avait un débat national sur les nanosciences il y a dix ans.
10:26 Il y en a eu un plus récemment, en 2019, sur les déchets nucléaires.
10:28 Ça ressemble un peu à des fiascos.
10:31 C'est-à-dire que le grand public ne vient pas et il y a beaucoup de bagarres sans beaucoup
10:36 d'argumentation.
10:37 Et le débat ne se produit pas vraiment.
10:40 - Mais parce que le niveau de connaissance baisse ou parce qu'il faut être de plus
10:43 en plus intelligent pour comprendre comment fonctionne la technologie ?
10:47 Vous avez pris l'exemple des smartphones.
10:49 - Alors en effet, c'est difficile de discuter parce que techniquement, c'est quasiment impossible.
10:54 - C'est dur.
10:55 - Mais simplement, il faut quand même s'y coller.
10:56 Sinon, les choses vont se passer sans que l'avenir ait la moindre connaturalité avec
11:02 nos désirs.
11:03 C'est la technologie qui va imposer ses normes dans nos façons de vivre.
11:06 L'intelligence artificielle, pour revenir à elle, est incapable de distinguer le vrai
11:10 du faux et s'imposant en effet des problèmes de démocratie au-delà des problèmes de
11:16 métiers dont on a parlé tout à l'heure.
11:18 - Vous partagez dans ce livre votre expérience de la vulgarisation scientifique.
11:21 J'ai parlé de ce podcast sur France Culture, mais beaucoup de vos livres et de vos travaux
11:25 y sont consacrés.
11:26 Je voulais vous expliquer être arrivé un peu dans une impasse de ce point de vue-là
11:31 et c'est le Covid qui vous a fait en prendre conscience.
11:34 - Avant, mon ambition était d'ordre intellectuel.
11:36 Moi, je suis passionné par les idées de la physique et je pense que ces idées méritent
11:40 de circuler sans obstacle au sein de la société.
11:44 Et c'est ça qui m'a toujours motivé.
11:47 Et il faut que ceux qui n'ont pas eu la chance dans leur étude d'apprendre la physique
11:51 puissent être mis en contact avec elle, quitte ensuite à ce qu'ils s'en désintéressent.
11:54 Donc l'ambition était intellectuelle et elle était républicaine parce que la connaissance
11:58 est une affaire publique.
11:59 - Elle est liée à ce que vous venez de dire.
12:02 - Mais le Covid m'a montré qu'en fait, les succès de la vulgarisation qui m'ont toujours
12:06 paru évident, en fait, quand on les nomme ainsi, sont victimes d'un biais terrible.
12:11 C'est que la vulgarisation ne fonctionne qu'auprès de ceux auprès de qui elle fonctionne.
12:15 C'est un truisme.
12:16 - On prêche auprès de convaincus.
12:17 - Voilà.
12:18 Et les gens qui lisent les livres, qui viennent nous voir dans les conférences, on rencontre
12:21 souvent des étudiants qui nous disent "j'ai décidé de faire des sciences quand j'ai
12:24 lu, adolescent, un livre d'Hubert Reeves par exemple".
12:26 Donc on a l'impression que ça marche.
12:27 Mais il y a toute une partie de la population qui n'a jamais été mise en contact avec
12:32 un raisonnement scientifique.
12:33 Et donc pour moi, la vulgarisation devient un projet non plus seulement intellectuel
12:37 mais politique.
12:38 - Et donc vous en êtes où de cette réflexion-là ? Vous dites "il faut poursuivre, il faut
12:42 faire différemment".
12:43 - Moi je pense qu'il faut organiser ce que j'appelle les états généraux de la diffusion
12:47 de la culture scientifique et technique.
12:49 On regarde ce qui marche, ce qui ne marche pas, on fait une sorte de bilan et on tient
12:52 compte des leçons que nous avons eues grâce ou à cause de la pandémie de Covid.
12:59 - Cécile nous a appelé parmi les nombreux appels en ce moment au 01 45 24 7000, il
13:04 y a celui de Cécile qui nous appelle de Lyon.
13:07 Bonjour Cécile !
13:08 - Bonjour !
13:09 - Nous vous écoutons, Etienne Klein vous écoute.
13:10 - Oui, je voulais vous dire que moi je me reconnais beaucoup dans ce que vous dites parce
13:15 que j'ai 28 ans, j'ai fait des études plutôt littéraires.
13:17 Je travaille dans le milieu de la culture et j'ai récemment voulu m'intéresser aux
13:22 sciences puisque en regardant la série "La guerre des mondes" très honnêtement, ça
13:27 m'a intriguée.
13:28 Je me suis dit "en fait, je n'y connais rien".
13:29 Et je voulais savoir si Etienne Klein avait des conseils parce que quand on n'y connaît
13:33 rien, qu'on a été effectivement dégoûté de ça pendant les études, c'est assez vertigineux.
13:38 Est-ce que vous avez des conseils sur des contenus peut-être, des podcasts, des choses
13:45 à écouter, à regarder, pour commencer à s'intéresser aux sciences ?
13:49 - Merci à vous Cécile pour cette question.
13:51 - Écoutez, d'abord une remarque.
13:53 Moi je pense qu'il n'y a qu'en France qu'on fait croire aux élèves qu'il y a des cerveaux
13:56 littéraires et des cerveaux scientifiques, qu'il y aurait différentes sortes de cerveaux.
13:59 Ça c'est vraiment une blague.
14:00 Et on vous dit "si vous avez un cerveau scientifique, vous devez faire des études scientifiques,
14:05 si vous avez un cerveau littéraire, plutôt des études littéraires".
14:08 Et à mon avis, on trompe les gens.
14:11 Et j'observe d'ailleurs, quand on fait de la vulgarisation, on rencontre toutes sortes
14:14 de publics et beaucoup de gens ont gardé de leurs années d'études un trauma qui leur
14:19 fait croire que leur cerveau n'est pas apte à entendre parler de sciences, qu'ils ne
14:22 sont pas légitimes à entendre quelqu'un parler de sciences.
14:25 Et moi le conseil que je pourrais vous donner c'est de lire des livres, plutôt que des
14:28 podcasts d'abord, de lire des livres.
14:30 La linéarité du livre permet de comprendre un raisonnement.
14:33 Et je commencerais par des livres d'histoire des sciences, qui permettent de comprendre
14:37 comment on a su ce qu'on sait.
14:39 Je donne l'exemple dans le livre de la chute des corps.
14:42 Comment est-ce qu'on a compris comment les corps tombent entre Aristote, Galilée et
14:47 Einstein ? Et en fait, c'est un phénomène en apparence assez simple, mais qui pose des
14:52 questions absolument passionnantes.
14:54 Et donc, c'est par ça que je vous conseille de commencer.
14:57 - Cécile a posé la question de l'apprentissage.
15:00 Il y a toute une partie au début du livre qui est consacrée à votre frère, votre grand-frère.
15:04 Pascal, à mon sens, les plus belles pages de ce livre, il est décédé le 31 décembre
15:09 2021.
15:10 Vous dites que c'est sa disparition qui vous a poussé à écrire court-circuit.
15:14 Votre frère que vous qualifiez d'authentique génie, qui aimait une chose par-dessus tout,
15:19 réparer les machines.
15:21 Je vous cite ces pages 26.
15:22 Parvenir à les réparer, ces machines, c'est comme les apprivoiser.
15:26 On découvre alors que pris au pied de la lettre, le « je pense, donc je suis cartésien »
15:30 ressemble à une posture paresseuse et qu'il faudrait plutôt dire « je répare mon vélo,
15:35 je retape une maison, je soude, je tournevis, donc je pense, j'agis et je suis » tout
15:41 cela en même temps.
15:43 Oui, mon frère Pascal, il avait un an de plus que moi et il aurait des leçons à donner
15:47 à tous les rouletabis du cogito dont je fais partie.
15:49 En fait, c'était mon antiparticule.
15:51 C'est d'ailleurs qu'il était très très habile de ses mains.
15:54 Il pouvait comprendre le fonctionnement de moteurs, mais éthérétif à l'abstraction,
15:58 il tombait dans les pommes dès qu'il voyait une équation.
16:01 Et le système scolaire de l'époque, on a appris, c'est les années où on enseignait
16:05 les maths dites « modernes » qui s'interdisaient tout rapport avec ce qui est concret dans
16:10 le monde, ça ne le va pas plus du tout.
16:13 Donc il a été en échec scolaire et ça l'a évidemment traumatisé parce qu'il
16:17 a subi un certain nombre d'humiliations, alors même qu'il était génial dans ce
16:22 sens-là.
16:23 Mais vous dites, bon, il avait une allergie aux équations et vous venez de nous dire qu'il
16:27 n'y a pas des cerveaux différents.
16:29 Comment on explique ça ?
16:30 Non, il y a plusieurs sortes d'intelligence.
16:32 Il y a tout un spectre d'intelligence.
16:35 A, B, C.
16:36 Mais c'est une sorte de réflexe de l'esprit humain.
16:38 Dès qu'on dit que deux choses sont absolument différentes, on ne peut pas s'empêcher
16:43 de tenter de les hiérarchiser.
16:45 On dit que A n'est pas du tout la même chose que B et la question qui vient c'est
16:49 est-ce que A est plus grand que B ou meilleur que B ou est-ce que c'est l'inverse ?
16:52 Et ça aboutit à une hiérarchie dans le spectre de l'intelligence qui a des effets
16:57 sur la façon dont on oriente les cerveaux.
17:00 Par exemple, si vous êtes soi-disant intelligent, on va vous conseiller de devenir intellectuel
17:04 ou scientifique et si vous ne l'êtes pas, on va vous demander d'aller vers une voie
17:08 professionnelle qui est censée être dégradée par rapport aux voies plus générales et
17:14 plus royales, disons.
17:17 Donc dans la foulée du passage que je viens de citer, je répare mon vélo, je retape
17:21 une maison, etc.
17:22 Il y a des gens qui apprennent par corps et non pas par cœur.
17:24 Alors si on a des enfants, il faut les faire bricoler, il faut les faire jardiner, il
17:28 faut leur faire monter, démonter ?
17:30 Justement, il n'y a pas de recette générale.
17:33 Il y a des talents divers et il faut tenter d'adapter les méthodes pédagogiques à ces
17:37 différentes façons d'être intelligent en évitant de trop les comparer les unes aux
17:41 autres.
17:42 Jules nous appelle de Béthune.
17:44 Bonjour à vous.
17:45 Bonjour, bonjour M.
17:46 Klein.
17:47 Bonjour.
17:48 J'ai une question pour vous.
17:49 En fait, dans mon travail, dans ma vie de tous les jours, je sensibilise les gens aux
17:54 changements climatiques et je travaille dans les énergies renouvelables et je rencontre
17:57 le même problème quand il s'agit d'installer une éolienne et de rencontrer les gens.
18:02 En fait, la donnée scientifique est toujours tordue et généralement par des personnes
18:06 qui sont mal intentionnées, qui savent très bien qu'ils la tordent.
18:08 Et je voudrais savoir quelle est pour vous la solution pour que les gens soient de plus
18:13 en plus immunisés contre ça, alors que des fois le dialogue est très difficile et les
18:17 gens n'ont pas forcément l'envie d'apprendre et de maîtriser cette donnée scientifique.
18:26 Quelle est pour vous la solution à ce genre de problème ?
18:29 Merci à vous Jules.
18:31 Merci Jules.
18:32 Très beau prénom Jules, c'est celui de mon deuxième fils.
18:34 Mais plus sérieusement, je pense que la pédagogie scientifique, elle est d'abord victime d'une
18:41 crise de la patience.
18:42 Pour montrer comment une connaissance est devenue une connaissance dans l'histoire des
18:46 médias, il faut du temps.
18:47 Il faut du temps pour argumenter et pour montrer comment cette connaissance est imposée et
18:51 s'est démarquée des croyances qui pouvaient lui faire de la concurrence.
18:56 Et donc, le problème, c'est que notre cerveau n'aime pas être contredit.
19:00 Et donc, si ce que vous dites contredit ce que pensent les gens auxquels vous vous adressez,
19:05 il faut trouver des arguments pour contester vos propos.
19:08 Et donc, c'est là justement qu'on a besoin de l'aide des sciences humaines et sociales,
19:14 qui nous expliquerait comment un discours scientifique est déformé dans la réception
19:19 qui lui est faite et comment on pourrait adopter une bonne façon de dire pour que la déformation
19:24 soit la plus faible possible.
19:25 Et c'est pour ça qu'à mon avis, il y a vraiment un débat national à organiser sur
19:30 la question pour que dans l'avenir, les fake news, qui sont quand même très nombreuses,
19:37 soient moins facilement acceptées par ceux qui sont mis en contact avec elles.
19:40 - La recette, c'est peut-être de penser contre ce que vous dites.
19:45 On a du mal à accepter des idées contradictoires.
19:47 Souvent, on adhère à une fake news parce que déjà, on est un peu d'accord avec ce
19:50 qu'elle dit.
19:51 - Oui, dans les mêmes canaux de communication circulent des connaissances, des croyances,
19:54 des avis, des commentaires, beaucoup de commentaires, des fake news.
19:57 Notre cerveau est absolument incapable de gérer tout ça.
19:59 Et donc, il va déclarer vrai les idées qu'il aime.
20:01 Et comme le disait Gaston Bachelard, grand philosophe des sciences, faire de la science,
20:05 c'est penser contre son cerveau.
20:06 C'est-à-dire que la science, dans sa version moderne, elle s'est construite contre le
20:12 sens commun.
20:13 Tous les énoncés scientifiques, par exemple, de la physique que vous avez appris à l'école,
20:17 les lois physiques élémentaires, contredisent le bon sens.
20:20 - On parle des réseaux sociaux.
20:23 Etienne Klein, j'ai dit tout à l'heure dans la présentation que vous étiez facétieux,
20:27 vous avez montré la crédulité aussi des utilisateurs des réseaux sociaux.
20:31 C'était l'année dernière, dans ce qu'on a appelé le chorizo gate.
20:35 Vous avez partagé sur Twitter une rondelle de chorizo en affirmant qu'il s'agissait
20:38 d'une image de télescope de l'étoile Proxima du Centaure.
20:41 Le tweet a été partagé au premier degré des milliers de fois.
20:44 Il a fait le tour du monde.
20:45 Vous avez mis le frein à main assez rapidement en expliquant que c'était bien une rondelle,
20:50 une tranche de cette fameuse spécialité espagnole.
20:53 Ça vous a effaré ?
20:54 - Je n'ai rien compris à ce qu'il s'est dit.
20:56 J'ai été complètement dépassé.
20:57 Parce que le chorizo, il est utilisé depuis très longtemps comme canular en astrophysique.
21:01 Quand vous voulez faire un canular en astrophysique, il n'y a pas beaucoup de choix.
21:05 Il faut un truc qui soit rond et qui soit orange et rouge.
21:08 Donc le saucisson lyonnais ne convient pas.
21:10 Il faut prendre le chorizo.
21:11 Ça a été utilisé depuis très longtemps.
21:13 - Tous les astrophysiciens le savent.
21:14 - Et donc je pensais que c'était déjà un signal qui indiquait qu'il s'agissait d'un canular.
21:18 Ensuite, Proxima du Centaure, elle a quatre années-lumière de nous.
21:22 - Donc on ne peut pas avoir d'image d'elle.
21:23 - Imaginez qu'on puisse avoir des détails de sa surface avec un télescope.
21:26 Il faut quand même avoir une certaine foi dans la science.
21:30 Et quand j'ai vu que ça a explosé, trois quarts d'heure après, j'ai précisé que selon la cosmologie contemporaine,
21:36 il n'existe pas d'objet relevant de la charcuterie ibérique dans l'univers ailleurs que sur Terre.
21:41 Et donc pour moi, c'était l'aveu qui s'agissait d'un canular.
21:45 Mais en fait, non, pas du tout.
21:47 Ça a continué d'exploser et ça interroge sur notre façon de lire les images.
21:53 On m'a accusé d'avoir porté atteinte au crédit de la science comme si un canular était une fake news.
21:58 - Oui, des scientifiques vous ont attaqué.
22:00 - Un canular, c'est une fake news éphémère.
22:05 On finit par avouer qu'il s'agit d'un canular.
22:07 Et ensuite, chacun peut s'interroger sur les biais cognitifs
22:10 qui lui ont fait croire qu'il s'agissait d'une véritable étoile.
22:15 - Dominique nous appelle du département de la Drôme pour parler montagne.
22:20 Bonjour Dominique.
22:21 - Bonjour Jérôme, bonjour Étienne Klein.
22:25 L'été dernier, vous étiez dans les Alpes et vous avez confié votre terreur devant le fracas permanent
22:31 des rochers qui se détachaient des parois et s'écrasaient au sol.
22:35 Allez-vous y retourner cet été ?
22:37 Allez-vous vous engager en politique pour sauver nos montagnes et le climat ?
22:42 - Merci à vous Dominique pour cette question.
22:45 Je précise pour ceux qui ne le savent pas que vous êtes fait rude alpinisme Étienne Klein
22:50 et que vous aimez bien faire le tour du Mont Blanc, entre autres.
22:52 En l'occurrence cet été j'ai fait la grande traversée des Grandes Jorasses avec un ami François Damiano
22:58 et on a eu très très peur pendant trois jours, chute de pierres, orages très violents
23:02 et j'ai jamais eu aussi peur de ma vie.
23:04 J'ai même cru que je ne reviendrai pas vivant de cette aventure mais la peur qui me reste, c'est pas celle-là.
23:10 C'est d'avoir constaté alors qu'on était en train de bivouacquer sur la pointe Jung des Grandes Jorasses
23:16 en voyant l'aiguille verte, que le couloir Wimper, un couloir de glace, avait disparu.
23:22 Et donc la vitesse avec laquelle le paysage dans ces régions change, c'est une peur qui me reste.
23:28 Et donc en effet, je ne comprends pas comment il se fait qu'alors que les climatologues nous disent la même chose depuis 40 ans,
23:35 nous ayons pu développer toutes sortes de stratagèmes intellectuels pour ne pas croire ce que nous savons.
23:41 Ne croyons pas ce que nous savons.
23:43 - Il y a une réponse rationnelle logique à cette question ?
23:45 - Non, c'est simplement quand une vérité scientifique nous dérange, on est capable...
23:48 - On la met de côté ?
23:49 - Non, et puis surtout, on dit que la science est le doute, etc. On confond la science et la recherche.
23:54 La science, c'est un corpus de connaissances qui sont les bonnes réponses à des questions bien posées.
23:59 Vous pouvez les critiquer ou ne pas y croire à condition d'avoir des arguments scientifiques pour le faire.
24:03 Mais vous m'accorderez qu'il y a des questions qui sont tranchées.
24:06 La Terre est ronde plutôt que plate, l'atome existe, l'univers est en expansion, les espèces vivantes évoluent.
24:11 C'est réglé, ça.
24:13 Mais c'est ce corpus de connaissances qui pose des questions dont nous savons que nous n'en avons pas les réponses.
24:18 Nous savons que nous ne savons pas.
24:20 Et c'est ce doute-là qui est le moteur de la recherche.
24:22 - On a parlé d'alpinisme, il y a aussi dans ce livre une éloge de l'effort physique qui permet la réflexion
24:28 et qui vous a sans doute permis d'écrire ce livre.
24:31 "Court-circuit", cette édition Gallimard.
24:34 Merci beaucoup, merci à vous, Étienne Klein, d'être venu nous en parler ce matin.
24:38 Merci aux auditeurs et aux auditrices qui vous ont interrogé. Bonne journée.

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