Bertrand Perier, avocat et écrivain: "Le tic de langage est très mimétique, il signe l'appartenance à un groupe social"

  • l’année dernière
Pour certains ces mots et expressions sont à proscrire tellement ils empoisonnent notre magnifique langue française… mais pour d’autres la langue de Molière est évolutive et ne doit pas subir les injonctions des censeurs ! Alors, du coup, vous êtes sur quelle ligne vous ?  
Transcript
00:00 - Justement, on va y venir. Bertrand, c'est quoi pour vous le pire des tics de langage ?
00:04 - Moi, je pense que c'est "en mode" parce qu'on a l'impression d'être une machine à laver.
00:08 On est en mode essorage. Mais ça dit bien notre rapport à la technologie.
00:11 Même dans la langue, on est en mode avion ou en mode essorage.
00:15 - Est-ce que justement le "en mode" n'est pas venu du mode avion des téléphones ?
00:18 - Oui, bien sûr, mais il y a une porosité de la langue au mouvement sociogénéraux.
00:22 - Je le lis dans les articles maintenant, moi. En mode, je le vois.
00:25 - Le tic de langage, il naît forcément de quelque chose.
00:28 Quand on entend dans le reportage tous ces jeunes qui disent qu'ils sont choqués
00:32 quand ils voient quelque chose de beau.
00:34 - Oui, c'est très mimétique, en réalité, le tic de langage.
00:36 Et le reportage le dit bien. Ça signe aussi une appartenance à un groupe social.
00:40 Ça nous rassure d'employer les mêmes mots que les autres.
00:43 Pas de soucis, par exemple, d'être intervenu dans le monde de l'entreprise.
00:47 C'est affreux. - En général, ça veut dire qu'il y en a en plus.
00:50 - En plus, évidemment. Mais quand Chirac disait "naturellement",
00:53 ça voulait dire que ce n'était pas du tout naturel.
00:55 Les politiques ont les leurs, l'entreprise a les siens, les jeunes ont les leurs.
00:59 C'est aussi un sentiment d'appartenance.
01:01 Et puis, c'est une petite paresse. C'est un moment qu'on s'offre
01:04 pour ne pas laisser le silence prendre le pouvoir dans la parole.
01:07 C'est ce qu'on appelle la fonction fatigue du langage.
01:09 Le langage n'a pas toujours pour fonction de communiquer.
01:12 Parfois, il a simplement pour fonction d'occuper l'espace sonore.
01:15 On ne veut pas de blanc, donc on met un "e", un "du coup", un "tu vois ce que je veux dire".
01:19 - Mais tu as raison, frère. - Absolument. Wesh, gros !
01:23 - Ça vient, comment ça naît un tic de langage ?
01:27 - Ça naît d'une observation sociale.
01:29 - Frère, frère, nos ados disent "frère".
01:32 Non, je ne suis pas frère, je suis ton père, en fait.
01:34 - Oui, mais il y a encore une fois le sentiment d'une communauté.
01:38 On dit "vas-y", on dit "je dis ça, je dis rien".
01:42 Tout ça, c'est une façon de se rassurer et, encore une fois,
01:46 de ne pas laisser le silence prendre le pouvoir.
01:48 - Et ça a toujours existé ? Il y a de nouveaux tics de langage à chaque génération ?
01:51 Ou il y en a plus en ce moment ?
01:53 - Non, ça a toujours existé, simplement, c'est très générationnel.
01:56 Aujourd'hui, le kuakubé a évidemment peuplé les cours de récréation.
02:00 Donc, encore une fois, c'est un sentiment d'appartenance sociale, professionnelle, générationnelle.
02:05 - Ce qui est marrant aussi, c'est que moi, j'observe que parfois,
02:07 des personnes plus âgées vont reprendre, je dis "no", je me considère comme jeune,
02:10 nos tics de langage. Par exemple, mes parents, maintenant, ils ont tendance à dire "genre".
02:14 Donc, il y a quelque part aussi les générations qui se nourrissent entre elles.
02:17 - Oui, bien sûr, après, il y a une sorte d'imitation de jeunisme
02:20 et peut-être que vos parents, pour faire jeune, pardon, je les salue tendrement,
02:24 mais peut-être qu'ils utilisent un mot "jeune" pour appartenir à une génération qui n'est pas la leur.
02:29 Mais vous avez, par exemple, le "du coup". Le "du coup", il est fascinant parce que ça a un sens, "du coup".
02:34 - Lequel ? Peut-être qu'il faut rappeler le sens de "du coup".
02:37 - "Du coup", ça a un sens causal. Je suis sorti, il pleuvait, du coup, j'ai pris un rhume.
02:41 Mais là où ça devient absurde, c'est "du coup, tu vas bien", "du coup, t'as passé un bon week-end".
02:46 Mais c'est aussi le signe de dire qu'il est difficile de commencer une phrase.
02:50 Si je dis "bonjour", "du coup" me permet une entrée en matière un peu plus facile.
02:55 Bref, ça va.
02:57 - C'est carré, ça. C'est carré dans l'axe. Il y a "c'est carré" et "c'est carré dans l'axe" dans les cours des adolescents.
03:03 - J'ignorais celui-là.
03:05 - "C'est propre" aussi. "C'est propre", c'est la variante de "c'est carré".
03:07 - J'en profite pour vous donner les nouveaux mots du Larousse 2024
03:09 qui sont révélés par nos amis du Figaro ce matin.
03:11 150 mots nouveaux, 40 personnalités, "boboiser", "éco-anxiété", "flex office".
03:17 Je vais vous tester sur un mot. "Se ramiter", vous savez ce que ça veut dire ?
03:20 - Oui, ça veut dire "être de nouveau amis".
03:22 - On n'avait jamais entendu ce verbe, "se ramiter".
03:26 - Parce qu'on ne le sache jamais, donc on ne l'utilise pas.
03:28 - Voilà. Je vais juste dire un mot là-dessus parce que je vois sur Twitter les gens qui disent
03:32 "Ah là là, c'est terrible, il y a un flex office, un webinaire, le français est mort, etc."
03:36 Je veux juste dire une chose sur cette question du dictionnaire.
03:38 Le dictionnaire ne prescrit pas, il décrit.
03:41 Il décrit la langue telle qu'elle est, telle qu'elle est utilisée.
03:43 Il n'approuve rien. Et même dans les anglicismes qu'il donne cette année,
03:47 il donne toujours une alternative possible entre l'anglais et le français, en déconseillant l'anglais.
03:53 Donc ce n'est pas parce qu'on met "yell" dans un dictionnaire qu'on approuve l'emploi de ce mot.
03:57 On l'observe et c'est tout.

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